Anthony Masure

chercheur en design

Au crépuscule des outils

Contexte

Intervention à la journée d’étude « Post–convivialité — Espaces en commun et enjeux du design », Paris, CondéDesignLab.

Résumé

À rebours des « outils conviviaux » défendus par Illich et de la volonté adjacente de retrouver du « contrôle » et de mettre les objets à notre « service », nous proposons de soutenir la notion d’« appareil » pour inviter à penser positivement une telle situation. Autrement dit : il s’agit moins de reprendre la main que « d’appareiller » des situations techniques – moins de penser des « outils conviviaux » que de pluraliser le monde des choses.

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Dans un essai éponyme publié en 1973, Ivan Illich oppose le concept de « convivialité » à la productivité industrielle qui, de toute évidence, avilit l’humain en le soumettant au rendement des machines. Il s’agit selon lui de revenir à un état antérieur de la technique, où celle-ci était maîtrisée et limitée dans son champ d’action : « J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »

Les positions de Ivan Illich ont rétrospectivement connu un succès critique, notamment dans les champs de l’art ou du design où ils font écho à un désir d’émancipation des logiques capitalistes et des dynamiques de standardisation. Toutefois, derrière leur apparente évidence, de tels propos amènent un certain nombre de commentaires. Tout d’abord, Illich ne définit pas explicitement la notion d’industrie, la rabattant de façon schématique sur le productivisme. Ensuite, plaidant pour la mise en place de seuils, d’échelles et de limites quantitatives à l’action humaine, il ne donne toutefois pas d’indications explicites permettant de savoir qui fixe ces critères (et pour qui). Enfin, et surtout, la notion d’outil, définie par Illich comme « instrument » ou « moyen », pose un problème fondamental pour les champs artistiques dans la mesure où le rapport à ces objets techniques est tout sauf instrumental : c’est bien le « fait de faire » qui constitue le propre de l’art, et non pas l’idée éculée de « moyens » séparables de l’œuvre elle-même.

Près de 50 ans après la publication de l’ouvrage de Illich, la situation technique a nettement changé. La prolifération des médias numériques (qui s’inscrivent dans ce que Walter Benjamin appelait l’époque de la « reproduction technique »), en instituant la capacité d’être tout le temps à la fois « ici et là-bas », affecte profondément les modes de sociabilité et de sensibilité. La prise de pouvoir d’acteurs privés dans le champ du numérique (les GAFAM et leurs avatars asiatiques) pose alors un problème fondamental pour la diversité des points de vue et pour l’établissement d’une culture partagée. On peut ainsi se demander ce que le concept de convivialité, en creux, peut nous apprendre du « milieu numérique » contemporain.

Pour examiner ces enjeux, nous proposons de passer en revue plusieurs cas d’étude (dont certains recourant au deep learning, aux protocoles blockchain, etc.) pour montrer que les technologies numériques n’ont pas vocation à être à « sens unique », mais qu’elles peuvent œuvrer à diversifier et à pluraliser les situations d’existence. À rebours des « outils conviviaux » défendus par Illich et de la volonté adjacente de retrouver du « contrôle » et de mettre les objets à notre « service », nous proposons de soutenir la notion d’« appareil ». Celle-ci présente l’intérêt de déjouer l’idée d’une intentionnalité qui ne souffrirait d’aucun écart, et invite à penser positivement une telle situation. Autrement dit : il s’agit moins de reprendre la main que « d’appareiller » des situations techniques – moins de penser des « outils conviviaux » que de pluraliser le monde des choses.