Au crépuscule des outils

@AnthonyMasure (prof. associé, responsable de la recherche, HEAD – Genève, HES-SO)

« Post–convivialité — Espaces en commun et enjeux du design »
Journée d’étude du CondéDesignLab, Paris, 23 septembre 2022

1 –
La recherche à la
HEAD – Genève

HEAD – Genève, nouveau campus, 2017–2022
800 étudiant·e·x·s, 200 enseignant·e·x·s (arts visuels, cinéma, archi. d’intérieur, communication visuelle, mode)

Institut de Recherche en Art & Design (Irad), HEAD – Genève

La recherche à la HEAD – Genève (HES-SO)
  • « Recherche-création » : avec les moyens de l’art et du design
  • Approches multiples : historique, critique, pratique, technique, prospective, etc.
  • Perspective professionnalisante : anticiper l’avenir des métiers de la HES-SO

« TheKnitGeekResearch »
Dir. Valentine Ebner (HEAD – Genève), 2018-2021, financement du fonds stratégique de la HES-SO

Image : TheKnitGeekResearch, Making Fashion Sense 2020, HeK Basel. © Franz Wamhof

« Chamouny RPG. Un jeu de rôle pour expérimenter l’adaptation à la crise environnementale »
Dir. Nicolas Nova (HEAD – Genève), 2021-2022, financement du fonds stratégique de la HES-SO

Image : état de la Mer de glace à Chamonix en janvier 2020, un glacier qui devrait avoir disparu en 2099

« Post–convivialité — Espaces en commun et enjeux du design » : motivations
  • Examiner les concepts de « convivialité » et d’« outil » dans le champ du design
  • Construire une critique de la notion d’outil en contexte numérique
  • Montrer que le rapport à la technique peut être plus riche que celui du contrôle

2 –
Analyse des concepts de « convialité » et d’« outil » chez Ivan Illich

2.1 –
Contexte historique (1973)

Xerox Alto, mars 1973

Rapport Meadows, « Les limites à la croissance (dans un monde fini) », 1972
Premier choc pétrolier : octobre 1973

2.2 –
Critique de la production industrielle

Critique de la production industrielle

Critique de la (sur)production industrielle par Ivan Illich et difficulté à penser des « modes de production post-industriels ».

→ Un débat qui traverse l’histoire du design : John Ruskin (1854), William Morris (1891), László Moholy-Nagy (1947), Siegfried Giedion (1947), Jean Baudrillard (1970), Victor Papanek (1970), Germano Celant (1972), Vilém Flusser (1991), etc.

« La raison d’être de l’industrie n’est pas de créer des biens mais des profits réservés aux privilégiés qui vivent du travail des autres. […] J’affirme que le peuple tout entier ne sera jamais heureux sous un tel régime, qui fait de la vie un lamentable ersatz. […] La société de l’ersatz continuera à vous utiliser comme des machines, à vous alimenter comme des machines, à vous surveiller comme des machines, à vous faire trimer comme des machines – et vous jettera au rebut, comme des machines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir en état de marche. Vous devez donc riposter en exigeant d’être considérés comme des citoyens. »

William Morris, « les arts mineurs » [1877], Contre l’art d’élite, Paris, Hermann, 1985

Siegfried Giedion, La mécanisation au pouvoir [1948], Paris, Centre Pompidou, 1980

Victor Papanek, Design pour un monde réel. Écologie humaine et changement social [1971],
éd. établie par Alison J. Clarke et Emanuele Quinz, trad. de l’anglais (États-Unis) par Robert Louit
et Nelly Josset, Dijon, Presses du réel, 2021

2.3 –
Limiter la technique

Mettre une limite à la technique

« Lorsqu’une activité outillée dépasse un seuil défini par l’échelle ad hoc, elle se retourne d'abord contre sa fin, puis menace de destruction le corps social tout entier. Il nous faut déterminer avec précision ces échelles et les seuils qui permettent de circonscrire le champ de la survie humaine. […] On déterminera les seuils de nocivité des outils, lorsqu’ils se retournent contre leur fin ou qu'ils menacent l’homme ; on limitera le pouvoir de l’outil. On inventera les formes et les rythmes d’un mode de production postindustriel et d’un nouveau monde social. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 11 & 12

2.4 –
De la convialité à l’outil

Concept de « convialité »

« J’appelle société conviviale une société où l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes. Conviviale est la société où l’homme contrôle l’outil. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 13

Définition de la notion d’« outil »

« Il est bien clair que j’emploie le terme d’outil au sens le plus large possible d’instrument ou de moyen, soit qu’il soit né de l’activité fabricatrice, organisatrice ou rationalisante de l’homme, soit que, tel le silex préhistorique, il soit simplement approprié par la main pour réaliser une tâche spécifique, c’est-à-dire mis au service d'une intentionnalité. Un balai, un crayon à bille, un tournevis, une seringue, une brique, un moteur sont des outils au même titre qu’une automobile ou un téléviseur. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 43

Définition de la notion d’« outil »

« Tout objet pris comme moyen d’une fin devient outil. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 44

Notion d’« outil juste »

« L’outil juste répond à trois exigences : il est générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle, Il ne suscite ni esclaves ni maîtres, il élargit le rayon d'action personnel ; L’homme a besoin d’un outil avec lequel travailler, non d'un outillage qui travaille à sa place. Il a besoin d’une technologie qui tire le meilleur parti de l’énergie et de l’imagination personnelles, non d’une technologie qui l’asservisse et le programme. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 27

2.4 –
Ouvrir la créativité

Ouvrir la créativité

« Il est devenu difficile d’imaginer une société simplement outillée, où l’homme pourrait parvenir à ses fins en utilisant une énergie placée sous contrôle personnel. Nos rêves sont standardisés, notre imagination industrialisée, notre fantaisie programmée. Nous ne sommes capables de concevoir que des systèmes hyper-outillés d'habitudes sociales, adaptés à la logique de la production de masse. Nous avons quasiment perdu le pouvoir de rêver un monde où la parole soit prise et partagée, où personne ne puisse limiter la créativité d’autrui, où chacun puisse changer la vie. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 34

Analyse des concepts de « convivialité » et d’« outil » chez Ivan Ilich
  • Critique acérée du système industriel et des institutions
  • Fine intrication des deux concepts (« Tools for conviviality »)
  • Définition de l’outil comme moyen en vue d’une fin
  • L’outil convivial a sa fin négociable et ouverte au plus grand nombre
  • Utopie communiste et émancipatoire
  • Succès critique dans le champ du design, notamment dans les logiciels libres

2.5 –
Questions

Où est l’art chez Illich ?

« le mot travail en français, trabajo en espagnol, désignait une épreuve douloureuse. Il faut attendre le XVIe siècle pour que « travail >> puisse être employé en lieu et place d’ouvrage ou de labeur. À l’œuvre (poièsis) de l’homme artiste et libre, au labeur (ponèros) de l’homme contraint par autrui ou par la nature, s’ajoute alors le travail au rythme de la machine. »

— Ivan Illich, La convivialité, p. 57

Paradoxes et interrogations
  • Tout objet technique manipulé par un humain est-il un outil ?
  • Le rapport à la technique est-il seulement de l’ordre du contrôle ?
    Si oui, comment l’art et le design sont-ils possibles ?
  • La notion de convivialité tient-elle en contexte numérique ?

3 –
Outil, dispositif, appareil

Une nostalgie de l’outil ?
  • Rappel visuel (métaphores) des outils analogiques en contexte numérique : le pinceau, la brosse, la corbeille, etc.
  • Il y a-t-il une cohérence conceptuelle qui traverse les époques, depuis le silex jusqu’aux machines numériques ?
  • La notion de convivialité tient-elle en contexte numérique ?

3.1 –
Persistance des outils analogiques en contexte numérique

Douglas Engelbart (dir.), Xerox Star, 1981

Douglas Engelbart (dir.), Xerox Star, 1981

Douglas Engelbart (dir.), Xerox Star, 1981

Susan Kare, icônes pour Apple, 1982

Alan Cooper, « The Myth of Metaphor », 1995

3.2 –
Les appareils d’enregistrement

Les appareils d’enregistrement

Les ordinateurs s’inscrivent dans le prolongement des appareils d’enregistrement du XIXe que sont la photographie et le cinéma. Ces derniers ont profondément changé le rapport à l’art et à la technique (cf. Walter Benjamin, Pierre-Damien Huyghe).

On ne peut pas faire comme s’il ne s’était rien passé !

L’appareil photographique comme black box

Daniel Irrgang, « Vilém Flussers Black Box », 2020

3.3 –
Penser les objets techniques au-delà de la notion d’outil :
des dispositifs aux appareils

Anthony Masure, « Des dispositifs aux appareils », #SoftPhD, 2014

Dispositifs et appareils

Le concept de « dispositif » (Michel Foucault et Giorgio Agamben) renvoie à l’idée d’objets techniques très directifs qui imposent des directions et des modes d’emploi de façon autoritaire. Par exemple un téléphone portable peut être un dispositif, de même qu’une caméra de surveillance, un drone, etc.

Le concept d’« appareil » (Pierre-Damien Huyghe) renvoie à l’idée d’un objet technique qu’on peut régler, paramétrer, mais que nous ne pouvons, malgré tout, jamais contrôler totalement. Quand vous prenez une photographie, il y a toujours un temps où l’appareil travaille sans vous. C’est ce jeu entre contrôle et abandon de contrôle qui définit l’appareil et le diffère vraiment de l’outil.

Outils, dispositifs, appareils
  • Si Ivan Illich pense parfaitement le registre du dispositif (orienté vers une fin, avilissant, etc.), il n’y a pas chez lui de concept proche de celui d’appareil – qui permet d’envisager positivement l’absence de contrôle.
  • L’informatique ne peut pas se réduire à une visée cybernétique verticale et uniforme. C’est d’ailleurs mal comprendre l’histoire de ce champ (pensée plus nuancée chez Vilém Flusser par ex.).
  • Comment l’art et le design sont-ils possibles si tout objet technique est uniquement un moyen en vue d’une fin ? Nécessité à nuancer cette visée instrumentale.
  • (Un même objet peut être un outil ou un appareil, ce n’est pas une division binaire mais un spectre de rapports à la technique.)

4 –
Perspectives contemporaines

Perspectives contemporaines : le numérique comme fait global
  • 67% de la population mondiale a un smartphone
  • 455 000 apps téléchargées par minute en 2021
  • 7h par jour sur le Web
  • 24% des internautes de 16 à 64 ans dans le monde (sauf Chine) sont sur WhatsApp
  • 60% de la population mondiale utilise un média social en 2022
  • Facebook comprend près de 3 milliards de personnes
  • Près de 3 milliard de joueur·euses (vidéo) en 2021 (4,5 milliards en 2030)
  • 15% des interactions avec les services clients sont gérées par l’IA
  • 90% des pro. de la création utilisent Adobe Photoshop

4.1 –
Outils ou programmes ?

Anthony Masure, De l’influence des interfaces, 2019

Outils et programmes

Difficulté conceptuelle à penser les programmes numériques comme des outils. Ces derniers sont « scriptés » (ils possédent une dimension cachée, celle du code) et sont donc d’une autre nature qu’un marteau (comme prolongement de la main humaine), par exemple (au sens de Illich, ils sont toutefois des outils).

4.2 –
Les « intelligences artificielles » du deep learning

Les technologies du deep learning
  • De la mécanisation à l’automatisation
  • Des programmes qui ne sont pas écrits par des humains mais par des machines
  • Inintelligibilité structurelle et risques démocratiques
  • Mais aussi l’occasion de repenser les pratiques de design et ce qui fonde l’humain

Thinking Machines, workshop à la HEAD – Genève, Master Media Design, 2020
Mélanger plusieurs époques des « intelligences artificielles »

« Design et machine learning : l’automatisation au pouvoir ? »
Projet de recherche HEAD – Genève / HES-SO (nov. 2021 – nov. 2022)
  • Saisir les usages (projets, opportunités, etc.) et problèmes (blocages, manques, etc.) actuels des technologies de machine learning pour les designers graphiques.
  • Sur la base de ces analyses, engager une démarche de « recherche-action » tournée vers la mise en place de nouvelles situations d’usages du machine learning adaptées aux studios de design graphique indépendants.
Équipe

Anthony Masure (requérant)
Professeur associé
Responsable Ra&D
HEAD – Genève, HES-SO

Alexia Mathieu
Maître d’enseignement
Responsable du MA Media Design
HEAD – Genève, HES-SO

Douglas Edric Stanley
Chargé de cours
MA Media Design
HEAD – Genève, HES-SO

Résultats du projet
  • 20 entretiens avec des studio de design graphique européens qui travaillent avec le deep learning.
  • Site Web / Web OS qui rejoue le programme Smalltalk (1976) et qui active des scripts entre différentes fenêtres de l’écran. Usage de chatbots pour augmenter et perturber les textes. Mise en ligne en octobre 2023.
  • Essai-manifeste (100 000 signes) open access et bilingue : Design sous artifice. La création au risque du machine learning (mars 2023)

Douglas Edric Stanley, « Opportunités de coopération pour les formations en IA », 9 juin 2022

Les « intelligences artificielles » du deep learning
  • Moyens et fins tendent à se confondre
    (chaque problème est formulé et résolu depuis la technologie)
  • Absence de contrôle
    (étudier ces programmes comme des organismes vivants)
  • Recherche d’effets de suprise
    (ce qui fait sens est ce qui échappe au calcul)
  • Hybridation entre humains et machines
    (qui est l’auteur ?)

4.3 –
Les protocoles blockchain

The Noun DAO, septembre 2021
Nouveau NFT généré chaque jour, qui donne un droit à un vote sur l’allocation des fonds récoltés

Botto, « a decentralized artist », octobre 2021
Votes + Machine learning + NFT distribués sur SuperRare

Les protocoles blockchain
  • Hybridation entre humains et machines
    (qui est l’auteur ?)
  • Nouvelles formes de gouvernance
    (mais risque de vote censitaire)
  • Nouveaux modèles économiques pour la création
    (promesse d’une meilleure redistribution)

Anthony Masure, Guillaume Helleu, Océane Juvin, Cryptokit,
projet de recherche à la HEAD – Genève (HES-SO), janvier – novembre 2022

4.4 –
Misc. : créer contre le contrôle

Samuel Bianchini, Discontrol Party

Au crépuscule des outils

Conclusion

La convivialité – Un texte percutant, mais…
  • Difficulté à penser l’art et le design depuis les concepts de Illich :
    notions de forme et d’esthétique notamment
  • Dialectique maître / esclave à dépasser
  • Penser positivement l’absence de contrôle
  • Déjouer l’idée d’une intentionnalité qui ne souffrirait d’aucun écart
  • Penser les environnements numériques de façon positive,
    nécessité de redéfinir ces concepts
Au crépuscule des outils

Il s’agit moins de reprendre la main que « d’appareiller » des situations techniques – moins de penser des « outils conviviaux » que de pluraliser le monde des choses.

@AnthonyMasure
www.anthonymasure.com

Présentation réalisée avec Reveal.js, MIT License
Licence (textes) : CC BY-SA

Polices de caractères
Sklolar Sans (David Březina × Rosetta Type, 2014)
IBM Plex Mono (Mike Abbink × Bold Monday, 2018)

Septembre 2022