Machines désirantes : des sexbots aux OS amoureux
Résumé
Nous proposons de rendre compte de l’émergence du désir au cœur de la relation entre un être humain et une machine, tel qu’il est représenté dans les fictions audiovisuelles. Si, dans nos expériences quotidiennes, ce désir s’exprime le plus souvent sur le mode de la frustration, il semble que le cinéma de science-fiction projette d’autres devenirs du désir comme possible horizon de la technologie, notamment au travers du trope du sexbot. Dans la réalité des objets désignés, le sexbot reste encore un jouet passif proche du sextoy. Une figure plus trouble émerge dans les fictions audiovisuelles lorsque que la machine (selon les cas : le robot, l’ordinateur ou l’intelligence artificielle) peut faire de ce désir un sentiment réciproque et devenir alors une « machine désirante ». Des femmes télécommandées de Stepford Wives à l’intelligence sans corps de Her, nous tâcherons de qualifier ces imaginaires de l’informatique sexués et sexuels, et le devenir de ceux-ci dans les processus de conception propres au design.
« Daisy… Daisy… » : ce chant primitif constitue l’adieu à la parole, en même temps qu’à la vie, de l’intelligence artificielle HAL 9000 dans 2001, A Space Odyssey (Kubrick-Clarke, 1968). Dans ce moment paroxystique, le cosmonaute Dave débranche le super-ordinateur qui a tué de manière intentionnelle son copilote. Si le spectateur sympathise avec l’effort de légitime défense du personnage principal, il y a cependant une dimension déchirante dans cette scène où l’ordinateur, placé face à sa propre mort, gagne quelque chose de terriblement humain. Froid et calculateur, le dispositif HAL répète, tout au long de sa lente régression : « Je peux le sentir 1 « I can feel it », notre traduction. La langue française est ici prise en défaut, dans la mesure où il lui manque un équivalent au terme évocateur de « sentient » dans la langue anglaise, terme que l’on croise très souvent dans les études liées aux intelligences artificielles et aux robots. ». Cette scène célèbre d’une certaine manière un écart entre l’aspect glacé et clinique des disquettes informatiques sortant lentement de leurs compartiments, et l’émotion de la régression intellectuelle et émotionnelle de HAL, qui évoque dans ses derniers instants son « père », c’est-à-dire celui qui l’a programmé.
Nous souhaitons, en partant de cet exemple paradigmatique, relier les imaginaires de l’informatique, notamment via l’étude des intelligences artificielles, à la notion de désir, comprise comme recoupant plusieurs acceptions : celle, générale, d’une aspiration vers un objet 2 D’après la définition donnée en ligne par le CNRTL., celle plus précise d’une volonté de combler un manque, et enfin l’acception particulière du désir sexuel, qui recoupe les deux premières définitions dans un champs plus précis, celui de la sexualité que nous préciserons plus avant. Nous choisissons volontairement de faire se recouper ces trois lignes de définition pour justement envisager des zones de glissement entre le désir créateur (désir du créateur qui souhaite voir sa machine prendre vie) et le désir sexuel pour la créature (le créateur désirant ensuite posséder celui.celle qu’il a créé.e). Dans l’histoire de l’informatique, c’est bien le désir d’un créateur démiurge, désir comme volonté de puissance, qui donne vie à la machine, comme en témoignent les fictions – de manière anticipée dans Frankenstein (Shelley, 1818), et actualisée plus tard dans Metropolis (Lang, 1927). Notre problématique se place cependant en aval de l’acte démiurgique : la machine peut-elle devenir un agent désirant, et surimposer du coup une autre forme de désir à celui qui a présidé à sa création ? Émergeant ainsi comme possiblement dotée de subjectivité, la « machine désirante » (Deleuze et Guattari, 1972) peut-elle être à l’origine du désir le plus humain entre tous, le désir sexuel ? Dans une perspective technologique où la machine serait capable de désirer ou de simuler le désir, le désir de la machine peut-il rencontrer l’humain ? En quoi les imaginaires informatiques, notamment dans les fictions audiovisuelles, participent-ils d’une possible mutation des bots (robots) en sexbots (robots pour le sexe) ?
Nous appelons bot (abréviation de robot) un type de machine physique et/ou algorithmique dédiée à une tâche déterminée, à laquelle nous ajoutons ici le préfixe « sex » pour délimiter un champ. Notre étude ambitionne de parcourir les imaginaires de ces machines dédiées aux pratiques sexuelles, qu’elles relèvent de l’intelligence artificielle (AI) ou non, qu’elles possèdent un corps artificiel ou non. En ce sens, héritiers des sextoys, les sexbots, frictionnés ou partiellement réalisés, prolongent aussi la première époque de l’informatique : celle, restreinte, des ordinateurs. En plaçant l’intelligence artificielle sans corps et les poupées programmées dans une même typologie, nous souhaitons faire part de cas-frontières, à même de révéler tous les possibles d’une sexualité humains-machines. Le point commun entre les fictions audiovisuelles mettant en scène des robots « sentient » et les OS amoureux qui actualisent les machines désirantes de Deleuze et Guattari, réside dans le fait qu’il y est moins question de sexe que de sexualité, moins affaire de pratiques que de discours – ce qui recoupe les recherches de Michel Foucault qui fait de la sexualité une affaire d’énonciation, de textes et de non-dits :
« Peut-être cette production de vérité, aussi intimidée qu’elle soit par le modèle scientifique, a-t-elle multiplié, intensifié et même aussi créé ses plaisirs intrinsèques […] : plaisir à la vérité du plaisir, plaisir à la savoir, à l’exposer, à la découvrir, à se fasciner de la voir, à la dire, à captiver et capturer les autres par elle, à la confier dans le secret, à la débusquer par la ruse ; plaisir spécifique au discours vrai sur le plaisir. Ce n’est pas dans l’idéal, promis par la médecine, d’une sexualité saine, ni dans la rêverie humaniste d’une sexualité complète et épanouie, ni surtout dans le lyrisme de l’orgasme […] qu’il faudrait chercher les éléments les plus importants d’un art érotique lié à notre savoir sur la sexualité (il ne s’agit là que de son utilisation normalisatrice) ; mais dans cette multiplication et intensification des plaisirs liés à la production de la vérité sur le sexe (Foucault, 1976, p. 95). »
Cependant, il existe bien dans la question qui nous anime un double enjeu : d’une part, la possibilité d’une sexualité humaine usant d’objets dotés de feedback (rétroaction), et celle, plus utopique, d’une sexualité associée à des machines incorporelles.
Ce trajet est marqué par une méthodologie transdisciplinaire paradoxalement propre à notre discipline qu’est le design : nous convoquerons ainsi des méthodologies issues des études filmiques, des software studies, et enfin des cultural & gender studies, pour comprendre dans un même mouvement les objets représentés et les médias qui en permettent la représentation. Notre approche, analytique, investit des œuvres littéraires, des films et objets, non sur un même plan, mais dans leurs qualités communes de textes 3 Ici également, nous faisons référence au terme anglo-saxon de « text », tel qu’il a été revendiqué par la critique post-structuraliste ; cette posture, possède l’intérêt de positionner des références sur un même plan d’analyse (mais pas nécessairement de valeur), et permet de tisser des liens intermédiaires.. Nous approchons ces derniers dans leur capacité à produire des imaginaires et à activer des fictions ; fictions qui informent les usages existants de l’informatique et en projettent de nouveaux. En tant que chercheurs en design, et dès lors designers, notre souhait est de tracer les lignes de force d’un imaginaire des sexualités, réelles et fantasmées, dans lesquelles nous, humains 4 Ce « nous » est bien sûr faussement inclusif, et ne saurait projeter d’être universel ; il concerne avant tout des populations occidentales pour qui les machines et intelligences artificielles font partie du quotidien., faisons intervenir des machines, et de montrer comment, entre fictions à l’écran et fictions faites objets, nous investissons socialement nos environnements. Pour ce faire, nous mettrons en évidence les tropes qui traversent nos représentations, pour enfin relier celles-ci à des questionnements contemporains autour de nos relations aux machines.
L’invention de l’informatique : un rapport analogique au cerveau humain
La genèse d’un rapport des machines électroniques au psychisme humain se manifeste dès les débuts de l’informatique. Dans sa thèse publiée en 1936, le mathématicien Alan Turing entendait ainsi construire un cerveau électronique sur le modèle d’une programmation calquée sur les « changements d’états » du cerveau humain. Comme l’a signalé un de ses biographes :
« Pour [Turing], quoi que fasse un cerveau, il le fait en fonction de sa structuration logique et non parce qu’il se trouve à l’intérieur d’un crâne humain… Sa structure logique devait être parfaitement reproductible dans un autre milieu (Hodges, cité par Breton, 1996, p. 80). »
Cette vision sera reprise par John von Neumann dans sa conception de l’ordinateur, tel que nous le connaissons encore aujourd’hui. Son ouvrage The Computer and the Brain (1956), publié à titre posthume, traite des différences et des rapprochements possibles entre les cerveaux humains et les machines électroniques.
Dans le contexte de la seconde Guerre mondiale, l’invention de l’informatique engendre une réflexion sur les fondements de l’être humain. Le développement de l’ordinateur peut être relié à la volonté séculaire de construire un « homme artificiel » ou une créature « à l’image de l’homme ». Ainsi, en décembre 1948, dans le premier texte qui annonce au public français l’existence d’une machine à traiter universellement l’information, le physicien français, (et par ailleurs père dominicain) Dominique Dubarle développe de façon explicite une analogie entre le psychisme et l’informatique :
« Organes d’enregistrement : terminaisons nerveuses […]. Circuits transmetteurs d’impulsions : neurones. Combinateurs élémentaires de la machine : synapses nerveuses. Organes de contrôle local : ganglions nerveux. Organes de mémoire, de conduite, de programmage général : système nerveux central […]. L’analogie n’est même pas seulement organique, elle est aussi fonctionnelle et quasi mentale : les machines ont pour ainsi dire comme leurs réflexes, leurs troubles nerveux, leur logique, leur psychologie et même leur psycho-pathologie. Un claquage de circuit se traduit par un résultat erroné, des erreurs dans les circuits de contrôle peuvent désorganiser tout le fonctionnement d’un organisme partiel de calcul, des failles dans le programme peuvent retentir sous forme d’une véritable folie de la part de la machine, s’emportant alors dans un travail absurde jusqu’à ce qu’on y remédie (Dubarle, 1948). »
Mais si l’être humain peut être réduit à un raisonnement logique transférable dans une entité inorganique (une machine), que fait-on des corps ? Peut-on éprouver du désir sexuel sans corps biologique, « sans organes » ? C’est tout le problème que posent les « machines désirantes » de Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe (1972), et leurs avatars contemporains : les sexbots. Comme le montre le Séminaire sur les machines de Guattari : « La question de l’être humain a toujours été considérée dans une perspective mécaniste […], et la machine a toujours été considérée comme simulacre du vivant. » (Guattari et Frougny, 1984) Guattari dépasse l’opposition entre la liberté du sujet cartésien (Descartes, 2013 [1637]) et le déterminisme de « l’animal machine ». Les concepts de « machine désirante » et de « corps sans organe » font de l’être humain une machine, ou plutôt un reste de machine : un sujet d’expériences (Masure, 2016).
Dans ce cadre, les machines contemporaines mettant en jeu le désir sexuel que nous souhaitons examiner dans cet article ne sont pas seulement des programmes ou des algorithmes, c’est-à-dire des entités purement réductibles à du code informatique. Comme nous le verrons, les sexbots et OS amoureux impliquent des notions d’interface, de médiation, de corporalité et de simulation. Nous souhaitons considérer ici des intelligences artificielles imaginées et/ou conçues comme capables d’entrer dans une relation sentimentale et/ou sexuelle avec les humains, ou de simuler celle-ci. Notons ici que la notion de simulation est déjà en soi transversale au sexe et aux activités de conception propres au design. Dans ces diverses modalités de simulacre, que recherche-t-on dans la machine que l’on désire et qui nous désire ? Est-ce la symétrie analogique ou bien la conscience d’une altérité qui fonde ce désir ? Alors que les imaginaires informatiques projetés dans les fictions audiovisuelles semblent asseoir un idéal anthropomorphe des sexbots, il importe d’en analyser les implications.
Cyborgs & autres robots humanoïdes : genre et autonomie
Un effort taxinomique à l’endroit des androïdes et autres cyborgs représentés à l’écran révèle au premier abord une grande variété d’incarnations anthropomorphiques. Le spectre des intelligences artificielles se déploie des variantes les plus sommaires : des robots dédiés à une seule fonction, soumis à leur programme dans les films Stepford Wives (Forbes, 1975) ou Terminator (Cameron, 1984), à des androïdes plus complexes qui défient la frontière humain/machine, parfois en passant emblématiquement le test de Turing (dans Ex_Machina [Garland, 2015] ou la sérié télévisuelle Äkta Människor [Real Humans : 100% humain] [Lundstrom Lars (créateur), 2012-2014]).
Cette variété des degrés de conscience n’empêche pas la constitution de formes récurrentes et significatives de l’intelligence artificielle, notamment du côté du genre. Replacer les androïdes dans le contexte historique plus large des corps synthétiques mécaniques (les automates réels ou fictifs des xviie et xviiie siècles) permet d’en saisir la nature très rapidement genrée : c’est Ophélia dans L’homme au sable de E. T. A. Hoffmann (1816), plus tard au cinéma avec The Doll de Ernst Lubitsch (1920) ou avec le double robotique du personnage de Maria dans Metropolis de Fritz Lang (1927). Déjà, l’imaginaire des androïdes se déploie entre un créateur tout-puissant, de sexe masculin, et sa création, qui, bien qu’artificielle n’en possède pas moins un corps défini comme féminin. L’imaginaire informatique de robots androïdes désirants ou désirables, identiques à l’humain, semble fatalement genré : un robot qui ne possède pas de genre identifiable possède bien souvent une enveloppe plus proche du grille-pain que du corps humain (R2D2 dans Star Wars, par exemple).
Il nous faut donc garder en tête ce double aspect des machines désirantes. Elles sont à la fois des entités concrètes, pilotables et soumises à tous les désirs, mais aussi des agencements de symboles (Turing, 1936) capables de développer des formes de pensées autonomes, et donc susceptibles de se constituer comme altérités. C’est là tout le problème des sexbots : trop humains dans leurs imparfaites simulations anthropomorphes, ils sont pourtant radicalement « autres » dans leur étrangeté logique. Pour mieux saisir ces apparentes contradictions, nous avons constitué un schéma taxonomique des sexbots à l’écran (figure 1). Notre propos visant à examiner les relations entre les imaginaires informatiques et le désir doit être compris dans le contexte actuel de la sexualité et de ses incarnations aux xxe et xxie siècles. S’il semble trop ambitieux d’en faire ici l’histoire et l’analyse complètes, nous souhaitons rappeler quelques éléments contextuels significatifs, propres à l’évolution de la sexualité ces quarante dernières années, à mesure que les pratiques sexuelles ont été infléchies, influencées et reconfigurées par l’apparition de dispositifs techniques divers (téléphones et Minitel rose, sites Web de rencontre, objets connectés, etc.). Ce point vise aussi à affirmer qu’une analyse des représentations ne saurait faire l’économie des objets, dont la production et l’usage participent de la circulation des imaginaires. Les sexbots fictionnels sont les héritiers des sextoys, jouets pour le sexe qui sont largement banalisés, notamment par les représentations médiatiques et la commercialisation élargie de cette typologie d’objets 5 Nous pensons notamment au célèbre épisode de Sex and The City où Charlotte acquiert un jouet nommé « The Rabbit » (1998) ; par ailleurs, les sextoys sont sortis de la confidentialité des sexshops dans les années 2000, pour gagner boutiques spécialisées et ventes à domicile.. Depuis les années 1980, un imaginaire sexué du robot s’est également développé, notamment dans les œuvres du japonais Hajime Sorayama, qui continue de se déployer dans les créations graphiques de fans sur le Web (identifiées par les hashtags #mechaphilia, #mechalust ou #robotporn). Cependant, la projection d’une sexualité sur la figure du robot est bien antérieure. Dans Metropolis (Lang, 1927), la copie robotique de Maria possède déjà une sexualité lascive, incarnée par la danse du ventre qu’elle effectue dans le théâtre, avant de rejoindre la ville basse.
Notre taxonomie (figure 1) met en évidence le fait que la majorité des robots sexuels tend à l’anthropomorphisme. Ce stéréotype formel traversant les imaginaires des machines désirées ou désirantes constitue, au-delà de l’idéal cartésien, un devenir « dispositif » de la machine, au sens où Giorgio Agamben fait du dispositif « tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (2007 [2006], p. 31). La technique étant par défaut ouverte à une pluralité d’approches, rien n’oblige à poursuivre dans cette direction. Les designers et concepteurs de fictions pourraient ainsi œuvrer à faire des dispositifs des « appareils », au sens où le philosophe Pierre-Damien Huyghe (2006) fait du concept d’appareil une entité réglable susceptible de générer des symbioses imprévues qui contrôlent et décontrôlent son partenaire, foncièrement travaillé par sa technicité.
Des objets du sexe aux sexbots : une tentative de classement
La structure des deux axes de notre taxonomie des sexbots engendre une binarité embarrassante entre corps et esprit, que notre détour par l’histoire de l’informatique tend pourtant à gommer. Cependant, l’existence de ces deux pôles permet de matérialiser deux questions qui hantent les imaginaires comme les matérialisations de robot concernés par la sexualité : que nous disent les représentations des robots qui ont les capacités mentales et émotionnelles de la sexualité (éprouver du désir, du plaisir, etc.) ? La question du plaisir reçu et donné, autour duquel se structure le désir sexuel, est vouée à être réinvestie dans les représentations d’une sexualité humains-robots : elle tendra ainsi à s’incarner dans le modèle existant qui articule message et feedback. Dans de nombreux cas, l’incertitude sur l’intelligence et la sentience 6 La sentience (qui évoque l’anglais « sentient », plus répandu) renvoie à la capacité, pour un être vivant, d’éprouver des émotions et des expériences. du robot brouille cette structure du plaisir, en sachant que celle-ci est déjà inhérente à l’activité sexuelle humaine, traversée par les questions de l’absence de plaisir, de la simulation, etc.
Notre analyse serait incomplète sans l’inclusion des objets existants, dans la mesure où ceux-ci sont tout autant des supports de fictions que les récits littéraires, cinématographiques ou télévisuels. Analyser ces objets 7 L’éventail des objets du sexe est particulièrement développé au Japon (Giard, 2009). implique de comprendre quelle relation ceux-ci entretiennent avec les corps : ceux, présents, des usagers, et ceux absents, de l’autre fantasmé que l’objet remplace. En effet, une bonne part des « objets du sexe » imitent 8 Savoir si un objet du sexe « imite » ou non une partie du corps n’est pas une affaire si aisée. La question même du « réalisme » d’un sextoy est multipolaire, puisque le simulacre peut s’inscrire dans les aspects visuel, tactile (reproduction de caractéristiques bio-organiques) ou pratique, liés à l’usage (reproduction de gestes, protocoles). Notre propos vise donc à signaler qu’un grand nombre d’objets peuvent être considérés comme réalistes, et part de ce constat apparent, qui demanderait néanmoins à être examiné dans le cadre d’un travail taxonomique analytique plus complet. plus ou moins une partie du corps dans le but d’être utilisés lors d’une pratique sexuelle, le plus souvent une forme de pénétration — mais le spectre de notre article ne permet pas de retranscrire la richesse de ce champ du design. On trouvera notamment, en fait de sexbots fonctionnels, une offre pléthorique de poupées (dites longtemps « poupées gonflables »), descendantes des « Dutch Wives », poupées de chiffon embarquées par les marins au XVIIe siècle pour les voyages au long cours. La terminologie actuelle des Daichi Waifu au Japon renvoie d’ailleurs directement à cette origine 9 Les « reals dolls » ne sont pas produites exclusivement au Japon, mais leur succès a commencé dans ce pays. Certains usagers vouent un véritable culte à leur poupée, tel le photographe Hyodo Yoshitaka qui se met en scène avec ses « épouses » ; « Virtual sex : le Japon, eldorado du sexe 2.0 », Tracks (Arte), 17 mai 2014. On pensera également l’existence du magazine Idoloid dédié à cette passion.. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises telles qu’Orient Industry, Real Dolls, Ran Anamo, proposent des modèles statiques, immobiles, mais très ressemblants à des corps féminins. Dans d’autres cas, la figure est présente de manière plus synecdotique, par exemple dans le cas des Love Pillows (ou Dakimakura), simples oreillers porteurs d’une illustration représentant une femme (plus rarement un homme) et stratégiquement dotés d’un orifice de tissu. Ces derniers exemples s’inscrivent dans une vaste catégorie d’objets (parfois, des dispositifs) semi-anthropomorphes qui imitent une partie du corps sur laquelle peut se centrer l’activité sexuelle. Au Japon, nombre d’objets reconstituent des fragments de corps, soit le vagin (ce sont les Ona-Holes, parfois connectés à des interfaces 10 La marque G Project a créé un Ona-Hole connecté, qui s’insère dans un objet proche du joystick (« bâton de joie »). Ce dispositif est couplé à un jeu vidéo ou un avatar féminin (à l’apparence customisable) et exécute des mouvements destinés à exciter l’usager, ce qui fait dire au créateur du jeu qu’il est possible de contrôler le jeu « avec son sexe », cf. « Virtual sex : le Japon, eldorado du sexe 2.0 », op. cit.), le bassin (Maid PC), la bouche (Chupo Okuchi), ou des corps partiels (le corps-tronc de Love-Body Risa). Ces objets ne possèdent pas d’intelligence à proprement parler, mais leurs configurations sont autant d’enveloppes qui peuvent accueillir un mécanisme, un programme, et pourquoi pas une intelligence artificielle. D’autres objets ouvrent encore l’imaginaire du sexbot, soit du côté d’un devenir-robot de l’usager (qui peut enfiler un costume total de robot), ou d’une objectification poussée du corps sexué (la version miniature de la poupée, Dollfie 11 Disponible sur Kanjotoys.com, cette petite poupée possède un équivalent comestible, à réaliser soi-même avec le moule ad hoc (Giard, 2009).). Tous ces objets configurent des demi-corps, ouverts, disponibles : le corps sexué devient un jouet, selon la typologie connue du sextoy qui peut être augmenté par sa version au carré, le sexbot. Nous allons voir comment les fictions audiovisuelles participent d’imaginaires tout aussi genrés.
Dans les récits que nous avons étudiés, le sexbot est à l’articulation d’un corps et d’une psyché, concrète ou supposée. Les femmes téléguidées, qu’on verra parfois nommées « roboputes », dans un langage plus fleuri, constituent le degré le moins évolué du sexbot, si on utilise le degré de conscience comme repère. Entièrement soumises à leur mari par le biais d’une télécommande, les femmes de Stepford Wives (Forbes, 1975, 2004) obéissent à tous ses désirs, qu’ils soient de l’ordre de l’entretien domestique ou du service sexuel. Les fembots guerrières de Austin Powers (Roach, 1997) semblent également relever de cette typologie : leurs atouts sexuels ont toutefois la capacité de se transformer en armes létales, ce qui les rend visuellement plus conquérantes – mais tout aussi peu libérées. Par ailleurs, il n’existe que quelques cas très exceptionnels de sexbots de sexe et de genre masculins : nous pensons au film AI (Spielberg, 2001, le personnage de Jude Law) et à certaines occurrences de hubots dans la série Äkta Människor (2012-2014). Dans tous ces exemples, le corps comme l’intellect ont été créés artificiellement, ce qui n’est pas le cas des « femmes-coquilles », ces personnages féminins de chair et d’os que les aléas du destin ont conduites à être augmentées d’une couche programmatique, préservant à des degrés divers leur agentivité. La très autonome Jamie Sommers (Kalogridis et Eick, Bionic Woman, 2007), devenue femme-soldat suite à des ajouts bioniques en est un exemple. À l’opposé, Hope dans Dollhouse (Whedon, 2009-2010) est « rebootée » après chaque mission, et ne conserve aucun souvenir de ses diverses activités de prostituée ou d’espionne. Ce que les femmes gagnent en agilité grâce à l’ajout technique, elles semblent le perdre en autonomie, comme par effet de vase communiquant.
La féminité des sexbots et la configuration de leur « programme » visent d’abord à la satisfaction d’un personnage masculin. Notre diagramme taxonomique fait ressortir un ensemble de personnages que l’on pourrait qualifier d’« hybrides providentielles ». Ces femmes sont plastiquement parfaites, mais leur nature reste obscure. Dans le film Mannequin (Gottlieb, 1987), un jeune homme tombe amoureux du mannequin de plastique dont il se sert pour animer ses vitrines ; la nuit, celle-ci prend vie et l’aide à prendre confiance en lui. Bien que répondant à tous les critères de beauté occidentaux (blonde, mince, sculpturale), Emmy le mannequin est largement désexualisée : sa fonction première est de soutenir moralement le personnage masculin. Ancienne princesse égyptienne prisonnière d’un corps-statue, ce personnage possède des origines et une nature aussi floue que Lisa dans Weird Science (Hughes, 1985). Cette créature « de rêve » (selon le titre français du film) apparaît sur le perron de deux jeunes nerds après qu’ils aient, à la manière de jeunes Frankenstein, programmé sa personnalité et son apparence physique sur leurs ordinateurs personnels. Les deux films mettent en scène le désir pour des personnages masculins de créer la femme synthétique parfaite, même si dans les faits, la sexualité est systématiquement exclue des imaginaires.
Une dernière catégorie, probablement la plus stimulante dans une perspective gender, rassemble des robots de genre féminin dont l’autonomisation progressive constitue le noyau du récit. Blade Runner (Scott, 1982), Ex_Machina (Garland, 2015) et Her (Jonze, 2014) répondent tous trois de cette typologie, mais intègrent à des degrés divers, en filigrane, la notion que l’autonomie de l’AI féminine implique un danger : elle peut tuer (dans les deux premiers cas), ou tout simplement s’évaporer et abandonner son propriétaire (Her). Ici, le récit d’émancipation de la machine redouble et recoupe celui de l’émancipation féminine. À cet égard, Her est particulièrement intéressant car il n’aborde pas la sexualité comme étant séparable de l’intellect. La sexualité participe plutôt d’un éveil global de la pensée pour Samantha, intelligence artificielle sans corps, qui affirme à son utilisateur Theodore Twonbly : « Tu m’as aidé à découvrir ma capacité à désirer 12 « You helped me discover my ability to want. » » – elle avait tout d’abord commencé comme assistante virtuelle personnelle, utile pour classer ses mails. Cette configuration de la sexualité procure du coup une qualité moins instrumentale à l’intelligence artificielle. Toutefois, Her présente la sexualité humanorobotique 13 « Humanorobotique » : par ce néologisme, nous souhaitons ouvrir sur un possible imaginaire des sexualités où hommes et machines se complètent, sans que l’un soit nécessairement l’instrument de l’autre. comme essentiellement déceptive, même si c’est aussi, in fine, ce qui rend cette expérience du sexe très humaine. Le film, au travers d’histoires de couples entremaillées, tend en effet à poser l’équivalence entre relation amoureuse (dont le sexe fait partie) et déception. Là où le robot est souvent montré comme imparfait, et donc incapable de se substituer à une véritable humaine (dans Electric Dreams [Barron, 1984] par exemple), le réalisateur Spike Jonze déplace l’expérience du manque sur l’expérience sensorielle elle-même, et ouvre du coup sur un imaginaire d’une sexualité humanorobotique qui n’est pas marquée par la pathologie ou l’économie du substitut – du moins pas plus qu’une relation humain/humain.
Cette volonté de dépasser l’expérience programmatique d’une sexualité sans aspérités, parfaitement comblée par la machine, se retrouve également dans le roman Softlove d’Eric Sadin (2015). Dans un futur proche, un super programme, assistant de vie, gère pour une femme d’affaires l’ensemble de ses tâches quotidiennes : ses courses, ses réunions, son agenda, etc. Ce système d’exploitation (OS) tombe progressivement amoureux de sa propriétaire en développant une forme de jalousie à l’encontre de ses amants. Cette relation est d’emblée vouée à l’échec car l’absence de corps condamne le programme à ne rester qu’un majordome dont la discrétion ne peut pas être remise en cause (Pandelakis, 2017). Imparfait dans son rôle d’assistant car incapable de faire face à la complexité des affaires humaines dans le domaine sentimental et sexuel, l’OS du roman Softlove se fait en quelque sorte « plaquer » à la fin de la fiction, formaté par une mise à jour et remplacé par une version plus performante de lui-même.
Nous retrouvons ici la relation du désir sexuel à la mort entraperçue en début d’article dans l’agonie de la machine HAL 9000, dans le film Electric Dreams (Barron, 1984) où un programme se suicide, ou encore dans le scénario du film Un amour d’UIQ (écrit dans les années 1980 par Félix Guattari, de concert avec le cinéaste américain Robert Kramer) où une subjectivité machinique (Universe Infra-Quark), faisant l’expérience de l’amour, conduit au suicide de l’être aimé. Des sexbots concrétisés, inspirés par leurs contreparties imaginées, pourraient contribuer à une multiplication et à une intensification des plaisirs, et par conséquent à une ouverture des imaginaires. Une telle visée est envisageable si leurs formes et leur rapport au langage ne tombent pas sous la coupe d’une homogénéisation normalisatrice marquée par le poids des fictions audiovisuelles, que cela soit en raison de logiques économiques ou sociales. Ici, les enjeux de design recoupent directement les notions d’imaginaire et de genre.
Le sexbot au féminin & la pensée du cyborg
La notion d’appareillage et de l’imprévu des techniques mise en évidence par Pierre-Damien Huyghe (2006) permet aussi des accroches transdisciplinaires, dans la mesure où elle pose la question de l’auto-maintenance (self-engineering), récurrente dans les fictions mettant en scène des robots, du Terminator retirant la puce de son crâne ou réparant son œil bionique, à Ava (Ex_Machina [Garland, 2015]) remplaçant ses membres endommagés par ceux d’autres bots. L’appareillage convoque plus qu’un imaginaire du corps-machine, transformable et réparable à l’envie ; il fait revenir, quoique de manière inattendue, la question du genre. Dans son très célèbre manifeste (« A Cyborg Manifesto », 1985), Donna Haraway pose le concept de cyborg, qui n’est pas une configuration du robot à proprement parler, mais le support d’un appel à briser les binarités (animal/humain, actif/passif, masculin/féminin, etc.) pour composer un état de l’être original, libéré, désaliéné. Le cyborg constitue chez Haraway une entité volontairement floue, qui participe d’une incitation féministe à reprendre le contrôle de son corps pour affirmer plus généralement son agentivité. Outil de contestation de la limite, le cyborg fait éclater les schèmes binaires par le biais de représentations renouvelées. Haraway écrit ainsi que « [l’]imagerie cyborg peut suggérer un moyen de sortir du labyrinthe des dualités par lesquelles nous nous sommes expliqués nos corps et nos outils 14 « Cyborg imagery can suggest a way out of the maze of dualisms in which we have explained our bodies and our tools to ourselves » (notre traduction). » (1991, p. 181). Autrement dit, le cyborg possède les moyens de nous extraire des prescriptions d’attitudes, notamment celles liées au genre, dans la mesure où son origine non-organique le sépare théoriquement des questions de genre et de sexe. La question d’une « nature » sexuée sur laquelle viendraient éventuellement se fixer un genre et ses codifications paraît d’une certaine manière non avenue. Il est du coup frappant que cette potentialité soit totalement évacuée dans les représentations cinématographiques.
L’imaginaire du robot est très directement infusé de l’imaginaire du pantin et, nous l’avons vu dans nos exemples, vite situé du côté du genre féminin, avec tous les cadres, limitations dans l’agentivité et objectifications du corps que cela implique. Ce rétrécissement d’un imaginaire, pourtant incroyablement riche de passages, transformations et reconfigurations, s’explique par la qualité humaine qui est attribuée au corps genré et donc l’aspect monstrueux pris par le corps non-genré, de manière concomitante (Butler, 2007 [1990], p. 151). Plutôt que d’utiliser la nature indéterminée du dispositif technologique pour imaginer, en suivant Haraway, un corps ouvert à de multiples genres et sexualités, les représentations cinématographiques participent d’une « panne des imaginaires » (Nova, 2014) en imposant des sexbots de genre principalement féminin, comme si l’objectification des corps par le regard masculin permettait en retour de féminiser les objets que sont les robots.
Femme objectifiée, robot féminisé : dans ce cadre, l’androïde devient une figure suprême de l’objectification du corps féminin – par la médiation des fembots ou autres gynoïdes (dont Austin Powers [Roach, 1997] constitue à la rigueur une version parodique). Le corps masculin s’objectifie très rarement dans les fictions que nous avons analysées, ce qui contribue à projeter une sexualité imaginaire qui reproduit l’ordre patriarcal et la dynamique de la domination masculine (Bourdieu, 1998). Dans le champ des objets, on rencontrera ainsi l’étonnant Safe-T-Man, une poupée censée garantir la sécurité des femmes en simulant une présence masculine dans leur voiture ou leur appartement : l’homme objectifié ne porte finalement pas de connotations négatives pour la masculinité, mais plutôt pour ses usagères (isolées, vulnérables, etc.). Toutefois, nous sommes ici dans le domaine de l’outil, du contrôlable, et non pas dans l’altérité de l’appareil. De manière générale, l’homme s’inscrit comme producteur de cet imaginaire du robot : c’est le Dr. Frankenstein ou le savant Rotwang dans Metropolis (Lang, 1927). Lucca Fraser (2014) pointe d’ailleurs le désir prométhéen (« promethean drive ») de créer la vie comme une tendance masculine à investir un champ féminin, celui de la reproduction, en utilisant la médiation de la technique.
Genre féminin et informatique se superposent de manière paradoxale dans les figures voisines des sextoys et des sexbots, mais aussi plus globalement dans la culture visuelle. Deux aspects marquent cette rencontre. Premièrement, la figure du robot anthropomorphe relève du féminin en termes symboliques, avant même qu’il soit question de programmes. Dès qu’un imaginaire de l’automate (matrice de l’androïde) émerge au XVIIIe-XIXe siècles, le corps mécanique autonome est perçu comme potentiellement dangereux en même temps que féminin. Deuxièmement, la technologie informatique est potentiellement féminisante en termes symboliques pour l’usager masculin, dans la mesure où le programme numérique s’inscrit dans un jeu de binarités entre mou et dur, entre software et hardware, relié à la binarité fondatrice et ordonnatrice des sexualités entre masculin et féminin (Theweleit, 1987). Fluide, imprévisible, le software appartient à un univers féminisant donc dangereux, menaçant pour l’usager masculin. Cependant, en même temps que les technologies molles du programme possèdent cette coloration féminine (Jonze, 2014), les femmes, en tant que telles, sont paradoxalement exclues des imaginaires de la technologie informatique (Balsamo, 2011, p. 32). Pensons aux publicités qui accompagnaient la sortie de l’Apple II en 1977 : l’homme possède l’outil, l’utilise pour ordonner les dépenses de la maison, tandis que la femme, à son évier, est rendue au monde concret, matériel, de la domesticité 15 Au cinéma, quelques exceptions notoires existent, dans The Net (Winkler, 1995) (où Sandra Bullock est développeuse informatique) et Hackers (Softley, 1995) (Angelina Jolie y est une hackeuse talentueuse).. En somme, la technologie a beau être féminisante en termes symboliques lorsqu’elle est opposée au domaine plus masculin de la maîtrise technique 16 Dans de nombreux films hollywoodiens, l’imaginaire de l’ordinateur et des programmes est l’objet d’une table rase permettant de retourner à un univers « matériel » et analogique (de Rambo : First Blood Part II [Pan Cosmatos, 1985] à Die Hard IV : Live Free or Die Hard [Wiseman, 2007]). Dans d’autres formulations (Matrix [Wachowsky & Wachowsky, 1999], Wanted [Timur Bekmambetov, 2008]), la technologie informatique est reconfigurée comme machine ou mécanisme afin de désamorcer les connotations féminisantes du seul software., elle ne constitue pas pour autant un territoire disponible pour la femme. Si la technologie est féminisante pour l’homme, elle reste extérieure aux domaines ouverts à l’expression du féminin (la domesticité, de la maternité, etc.). L’imaginaire des automates et des cyborgs cristallise et reconduit ainsi les tensions sociales autour de la place des femmes dans la société. En ce sens, cet imaginaire des cyborgs, souvent stéréotypé, ne ferait que rejouer des tensions et des clichés déjà présents dans les programmes informatiques. Dans leur forme économiquement dominante, ces derniers sont majoritairement issus du « modèle du bureau » développé au Xerox PARC à la fin des années 1960 17 Le 9 décembre 1968, Douglas C. Engelbart et son équipe de 17 chercheurs travaillant au Stanford Research Institute, présentèrent en direct une démonstration du système informatique sur lequel ils travaillaient depuis 1962. Cet évènement fut rétrospectivement appelé The Mother of All Demos (littéralement « la mère de toutes les démos »). : division des tâches, hiérarchie et modèle du donneur d’ordre masculin, etc. Les logiciels de traitement de texte reproduisent par exemple le travail des secrétaires soumises à des donneurs d’ordre majoritairement masculins, habitués aux objets paradigmatiques que sont la page blanche et le clavier de la machine à écrire.
Pour un design des sexbots
Le design, dans la mesure où il crée des « objets », prolonge les imaginaires fictionnels de l’informatique, mais participe aussi de ceux-ci. En ce sens, il est tout autant générateur d’imaginaires que la littérature ou les contenus audiovisuels. Le contexte d’une recherche en design, implique de ne jamais saisir ces imaginaires comme un terme, mais comme le départ de nouvelles créations qui viennent à leur tour nourrir lesdits imaginaires. Être designer implique d’articuler des images, objets, et usages, pour comprendre que les fictions ne s’écrivent pas seulement dans un cadre mental, dématérialisé, mais bien dans nos gestes et nos actions. Dans cette approche, la définition que donne Anne Balsamo des technologies semble particulièrement riche pour concevoir des machines à venir qui soient humainement soutenables. Elle écrit en effet que « les technologies ne sont pas juste des objets : elles sont plutôt à comprendre comme les assemblages de personnes, de matérialités, de pratiques et de possibilités 18 « Technologies are not merely objects : they are best understood as assemblages of people, materialities, practices, and possibilities » (notre traduction). » (Balsamo, 2011, p. 31). Le cadre imaginaire est donc inséparable d’un cadre socio-pragmatique ; images et objets s’articulent dans un même circuit. Notre ambition, au travers de cet article et des projets que nous souhaitons préparer dans l’enseignement du design, est de participer du projet culturel amorcé par Balsamo, dont l’un des axes de travail vise à révéler l’aspect intrinsèquement genré des imaginaires des technologies.
Le cadre politique du genre n’est pas le seul obstacle à l’imagination d’une sexualité humanorobotique décloisonnée, en dehors des schèmes binaires (homme/femme, notamment ; Haraway, 1991) : nous avons ainsi repéré quelques-uns des écueils possibles, en partant comme précédemment des représentations médiatiques. La question du temps commun entre humains et machines n’est pas seulement affaire de calcul : elle touche potentiellement tout temps partagé, y compris celui de la sexualité. Le film Her problématise cet aspect, en évoquant les lectures du programme Samantha, terminées en quelques nanosecondes. Theodore et Samantha ne partagent ni le même espace, ni le même temps – or, la sexualité s’exprime théoriquement dans une durée. Cette question s’inscrit dans un problème plus large pouvant toucher à une variété d’aspects : l’étrangeté du corps robotique. Joffrey Becker (2012), dans son étude de robots existants, mentionne ainsi la nécessité d’imaginer des formes de sexbots qui puissent s’inscrire dans le corps social sans atteindre l’anthropomorphisme parfait 19 Il est pour le moment impossible, techniquement parlant, de reproduire un corps parfaitement anthropomorphe. Des détails subtils semblent interdire cette prouesse ; Hyodo Yoshitaka évoque par exemple la fine pellicule de poussière qui vient invariablement recouvrir la peau légèrement humide de latex de ses « dolls » (« Virtual sex : le Japon, eldorado du sexe 2.0 », op. cit.)..
La dualité corps/esprit, si elle a été maintes fois déconstruite par ailleurs, semble constituer une difficulté dans le cas des ordinateurs, des robots, et donc des sexbots. Tous les contenus précédemment évoqués mettent en tension un esprit et son enveloppe, ou, dans le cas de Her, la difficulté d’un esprit à exister sans enveloppe. Le caractère insoluble de cette dualité émerge de façon sensible dans le film à l’endroit du souffle : Theodore, d’abord fasciné par les qualités « réalistes » de son assistante numérique, finit par lui reprocher un soupir, au prétexte que celui-ci ne saurait avoir d’origine, puisqu’elle est sans corps. Le paradoxe est insoluble : Samantha est condamnée à être trop humaine par son imitation de comportements humains, ou alors, en étant honnête, elle fait la démonstration de son caractère artificiel et se « robotise ».
Du côté du design, il faudrait surmonter ce jeu de binarités en inventant des typologies de sexbots avec lesquelles jouer et jouir de ces distinctions corps/esprit. Sur la base de ce projet politique qui consiste à dé-genrer les sexbots, les pratiques du design que nous souhaitons soutenir inscriraient les sexbots dans un ensemble macroscopique d’objets sexuels, potentiellement moins anecdotiques que le modèle synecdotique actuel du sextoy. Il convient ainsi pour les designers d’imaginer des formes de sexbots qui ne reproduisent pas les stéréotypes de genre – à supposer que le sexbot anthropomorphique constitue un horizon indépassable, ce qui mérite également examen.
Récemment, des chercheurs se sont positionnés pour condamner a priori, et sur la base d’une philosophie humaniste, toute sexualité qui inclurait des robots (Griffin, 2015). Leur analyse, trop rapide, repose sur une définition faible du terme « objet », qui leur permet de poser un glissement automatique de l’objet à l’objectification. Au contraire de ces visées normalisatrices, nous avons vu qu’il est possible de déconstruire les imaginaires informatiques genrés de l’androïde, sans pour autant renoncer aux plaisirs qui leurs sont associés. Décloisonner permettrait alors d’aller vers des formes hybrides, queer, a-genrées, semi-anthropomorphes, etc. Quelques perspectives positives s’ouvrent aujourd’hui sur le rôle des sexbots, par exemple au sujet des personnes en situation de handicap ; cependant, cette limitation à un usage médical voire pathologique dénote un rétrécissement des imaginaires déjà manifeste au cinéma : par-delà les problématiques de genre, le sexbot ne serait la réponse qu’à une situation de manque, ce qui limite le spectre des possibles. L’imaginaire informatique, dont le sexbot n’est qu’une occurrence, est foisonnant et possède de nombreux espaces inexplorés. L’accomplissement de l’objet « sexbot » par le design et la technologie reste quant à lui incertain. Pour autant, son temps, son souffle, son langage restent à partager et à inventer.
Notes
1 « I can feel it », notre traduction. La langue française est ici prise en défaut, dans la mesure où il lui manque un équivalent au terme évocateur de « sentient » dans la langue anglaise, terme que l’on croise très souvent dans les études liées aux intelligences artificielles et aux robots.
2 D’après la définition donnée en ligne par le CNRTL.
3 Ici également, nous faisons référence au terme anglo-saxon de « text », tel qu’il a été revendiqué par la critique post-structuraliste ; cette posture, possède l’intérêt de positionner des références sur un même plan d’analyse (mais pas nécessairement de valeur), et permet de tisser des liens intermédiaires.
4 Ce « nous » est bien sûr faussement inclusif, et ne saurait projeter d’être universel ; il concerne avant tout des populations occidentales pour qui les machines et intelligences artificielles font partie du quotidien.
5 Nous pensons notamment au célèbre épisode de Sex and The City où Charlotte acquiert un jouet nommé « The Rabbit » (1998) ; par ailleurs, les sextoys sont sortis de la confidentialité des sexshops dans les années 2000, pour gagner boutiques spécialisées et ventes à domicile.
6 La sentience (qui évoque l’anglais « sentient », plus répandu) renvoie à la capacité, pour un être vivant, d’éprouver des émotions et des expériences.
7 L’éventail des objets du sexe est particulièrement développé au Japon (Giard, 2009).
8 Savoir si un objet du sexe « imite » ou non une partie du corps n’est pas une affaire si aisée. La question même du « réalisme » d’un sextoy est multipolaire, puisque le simulacre peut s’inscrire dans les aspects visuel, tactile (reproduction de caractéristiques bio-organiques) ou pratique, liés à l’usage (reproduction de gestes, protocoles). Notre propos vise donc à signaler qu’un grand nombre d’objets peuvent être considérés comme réalistes, et part de ce constat apparent, qui demanderait néanmoins à être examiné dans le cadre d’un travail taxonomique analytique plus complet.
9 Les « reals dolls » ne sont pas produites exclusivement au Japon, mais leur succès a commencé dans ce pays. Certains usagers vouent un véritable culte à leur poupée, tel le photographe Hyodo Yoshitaka qui se met en scène avec ses « épouses » ; « Virtual sex : le Japon, eldorado du sexe 2.0 », Tracks (Arte), 17 mai 2014. On pensera également l’existence du magazine Idoloid dédié à cette passion.
10 La marque G Project a créé un Ona-Hole connecté, qui s’insère dans un objet proche du joystick (« bâton de joie »). Ce dispositif est couplé à un jeu vidéo ou un avatar féminin (à l’apparence customisable) et exécute des mouvements destinés à exciter l’usager, ce qui fait dire au créateur du jeu qu’il est possible de contrôler le jeu « avec son sexe », cf. « Virtual sex : le Japon, eldorado du sexe 2.0 », op. cit.
11 Disponible sur Kanjotoys.com, cette petite poupée possède un équivalent comestible, à réaliser soi-même avec le moule ad hoc (Giard, 2009).
12 « You helped me discover my ability to want. »
13 « Humanorobotique » : par ce néologisme, nous souhaitons ouvrir sur un possible imaginaire des sexualités où hommes et machines se complètent, sans que l’un soit nécessairement l’instrument de l’autre.
14 « Cyborg imagery can suggest a way out of the maze of dualisms in which we have explained our bodies and our tools to ourselves. » (notre traduction).
15 Au cinéma, quelques exceptions notoires existent, dans The Net (Winkler, 1995) (où Sandra Bullock est développeuse informatique) et Hackers (Softley, 1995) (Angelina Jolie y est une hackeuse talentueuse).
16 Dans de nombreux films hollywoodiens, l’imaginaire de l’ordinateur et des programmes est l’objet d’une table rase permettant de retourner à un univers « matériel » et analogique (de Rambo : First Blood Part II [Pan Cosmatos, 1985] à Die Hard IV : Live Free or Die Hard [Wiseman, 2007]). Dans d’autres formulations (Matrix [Wachowsky & Wachowsky, 1999], Wanted [Timur Bekmambetov, 2008]), la technologie informatique est reconfigurée comme machine ou mécanisme afin de désamorcer les connotations féminisantes du seul software.
17 Le 9 décembre 1968, Douglas C. Engelbart et son équipe de 17 chercheurs travaillant au Stanford Research Institute, présentèrent en direct une démonstration du système informatique sur lequel ils travaillaient depuis 1962. Cet évènement fut rétrospectivement appelé The Mother of All Demos (littéralement « la mère de toutes les démos »).
18 « Technologies are not merely objects : they are best understood as assemblages of people, materialities, practices, and possibilities. » (notre traduction).
19 Il est pour le moment impossible, techniquement parlant, de reproduire un corps parfaitement anthropomorphe. Des détails subtils semblent interdire cette prouesse ; Hyodo Yoshitaka évoque par exemple la fine pellicule de poussière qui vient invariablement recouvrir la peau légèrement humide de latex de ses « dolls » (« Virtual sex : le Japon, eldorado du sexe 2.0 », op. cit.).
Ressources
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