Anthony Masure

chercheur en design

Formes, formats, formatage : vers un design des sciences

Contexte

Article rédigé avec Alexandre Saint-Jevin pour l’ouvrage collectif Les devenirs numériques des patrimoines, Paris, UDPN, 2022.

Résumé

En déniant à la recherche ses dimensions esthétiques, les chercheur·euses pensent se protéger d’une capitalisation du savoir et de sa spéculation financière. Or l’impensé des enjeux esthétiques de leurs travaux ne fait que renforcer ces problèmes. L’analyse de plusieurs cas d’étude entre design et science met en évidence que la dimension critico-créative que le design apporte aux sciences n’annule pas la dimension critico-discursive que les sciences apportent au design. Ainsi, le format n’a pas pour fatalité de (seulement) formater mais peut aussi « former » les savoirs : il s’agit de dépasser l’idée réductrice d’une « science du design » au profit d’un « design des sciences ».

Dans son œuvre Herbarium (1985), l’artiste espagnol Joan Fontcuberta créé des plantes fictives réalisées à partir d’objets inanimés (cordes, rallonges électriques, etc.), imitant les codes de la photographie scientifique (cadrage, point de vue, etc. 1 Ces codes visuels sont inspirés du travail du photographe photographe allemand Karl Blossfeldt. Représentant du mouvement de la « Nouvelle Objectivité » (1918–1933), il est connu pour son inventaire des formes et des structures végétales fondamentales.) et reproduisant plastiquement et graphiquement les classifications naturalistes des êtres vivants (noms latins, etc.). Cette production de vraisemblance par le recours à une esthétique scientifique va se poursuivre dans Fauna (1987), dans lequel l’artiste construit un mythe autour de l’identité d’un zoologiste mystérieusement disparu dans les années 1955 (le Dr. Ameisenhaufen), dont il présente la découverte d’animaux totalement inconnus à ce jour, qui sont en fait des photomontages.

Cette pratique artistique trouve un écho dans l’analyse des dimensions formelles de la science, incluant les codes liés à l’usage d’illustrations, schémas ou symboles dans les recherches, dont l’étude du point de vue de l’art et du design émerge dans les visual studies ou l’anthropologie graphique de la science (Renon 2020). Plus largement, on peut observer la construction d’un contexte de reformulation des sciences depuis des considérations propres aux champs de l’art et du design, qui interroge une dimension de la recherche généralement comprise comme lui étant exogène: celle des formats. Les formats de la recherche (formats administratifs, intermédiaires, de restitution) sont habituellement considérés comme « neutres », dans une absence de prise en compte de leurs dimensions esthétiques, politiques et économiques. Pour comprendre leur importance – l’objectif de ce texte – nous pouvons par exemple nous référer aux travaux de l’artiste chinois Virgil Wong, qui jouent de la limite entre réel et fictif par la vraisemblance. Le site Web de son œuvre POP! The First Human Male Pregnancy (1999) reprend le format d’un journal d’un laboratoire de recherche privé restituant le quotidien d’une gestation masculine (Ingram-Waters 2016) : conçu dans l’optique de créer une dynamique de viralité, le site est enrichi en permanence de photographies retouchées à l’allure scientifique venant attester de cette grossesse et témoigner de son évolution, ainsi que de faux articles imitant les codes du journalisme scientifique 2 On peut retrouver des archives de ce travail à l’adresse suivante : https://malepregnancy.com/archives/2001/ultrasound.shtml.

Les travaux des artistes Joan Fontcuberta et Virgil Wong montrent que l’esthétique de la recherche scientifique n’est pas neutre scientifiquement : dès lors qu’un public (élargi ou non) est capable d’identifier la science depuis des considérations propres à l’esthétique, celle-ci va conférer aux formats de la recherche une dimension de scientificité provoquant un questionnement et la nécessité de déterminer la véracité de cette vraisemblance. La dimension normative propre à la grammaire visuelle et syntaxique de la recherche joue ainsi un grand rôle dans ce qui va être, ou non, considéré comme scientifique.

Cette dimension formelle ne se limite pas aux images et à leur agencement, mais concerne aussi l’agencement visuel des textes (choix typographiques et mise en page). Si le registre du canular scientifique n’est pas nouveau 3 Un des plus célèbres est celui de « l’affaire Sokal », en 1996, où un physicien réputé publie dans la revue Social Text un article qui se révélera être un canular. Même si Social Text ne fonctionne pas en peer review, d’autres exemples montrent que ce mécanisme recèle aussi des failles., un exemple récent a mis en évidence le lien entre le style de rédaction, l’esthétique du texte, et la perception du degré de scientificité. En 2020, dans le contexte des controverses du traitement du Covid-19, un groupe de jeunes chercheurs a voulu montrer la prédominance du format scientifique sur la méthodologie de recherche (Oodendijk et al. 2020). Respectant les codes visuels typiques des revues scientifiques de médecine, ce texte démontre que la prise de chloroquine diminue le nombre d’accidents en trottinette électrique. Signé, en plus des « vrais » auteurs, par des pseudonymes tels que Didier Lembrouille, Otter F. Hantome, Nemo Macron (Némo étant le prénom du chien d’Emmanuel Macron) ou Sylvano Trottinetta, cet article de recherche, dont toutes les statistiques sont fausses, est quasi uniquement constitué de phrases obscures et de copier/coller de sources habituellement considérées comme illégitimes scientifiquement (Wikipédia, films les Bronzés font du ski, Dark Knight Returns, etc.). Malgré ces incohérences, l’article a été évalué positivement par trois experts universitaires avec quelques demandes de modifications formelles 4 Les évaluations sont consultables à cette adresse : http://sdiarticle4.com/review-history/60013, et fut publié en août 2020 dans la célèbre revue Asian Journal of Medicine and Health. De l’aveu du chercheur en philosophie Florian Cova 5 Entretien avec Anthony Masure réalisé à Genève le 19 octobre 2020., l’un des auteurs du canular, l’objectif était de réagir à la publication un mois plus tôt dans cette revue d’un article prétendument sérieux et érigé comme preuve de l’efficacité de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine contre la Covid-19. Cette initiative met en évidence le phénomène grandissant des revues de recherche « prédatrices », qui n’ont pour principal but que de récolter des sommes d’argent 6 Si la revue Asian Journal of Medicine and Health ne demande pas de frais de publications, elle oblige les auteur·trices à acheter au moins une version PDF du numéro. et non pas de contribuer au développement des connaissances.

En plus de montrer que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique, ces différents exemples attestent que les chercheur·euses, pour être reconnu·es en tant que tel·les, doivent avant tout être, non pas des expert·es d’un champ de recherche ou novateur·trices dans ce dernier, mais des expert·es des formats des revues scientifiques. Pour mieux comprendre la construction et l’importance des formats de recherche dans les démarches scientifiques, nous entendons démontrer que le design, ce champ interdisciplinaire habituellement situé « entre art et industrie », est déjà présent dans les pratiques scientifiques, mais fait l’objet d’un déni car les chercheur·euses le comprennent généralement comme une activité commerciale ou de communication. Autrement dit, cette mauvaise compréhension du design entraîne une difficulté à analyser les différents niveaux d’incidence des formats dans les méthodes de recherche. Or le design, ici compris comme un cheminement dans les qualités formelles, structurelles et fonctionnelles des objets (Masure 2017) montre que des éléments a priori aussi anodins qu’une police de caractères, qu’une mise en page, etc., ont une longue histoire faite de ruptures, de continuités et de partis pris. Ainsi, les formes et formats des productions scientifiques ne sont pas de simples paramètres extérieurs à la recherche (qui lui seraient préalables), mais ont nécessairement et directement une influence sur la recherche et ses méthodologies. Nous pouvons dès lors nous demander: en quoi le design permet-il de (re)penser les enjeux des formats de la recherche ?

Pour traiter cette question, nous étudierons comment les designers peuvent révéler des dimensions des formats mal comprises par les chercheur·euses. Nous proposons ainsi d’examiner l’idée non pas d’une absence d’esthétique dans la science, car celle-ci est toujours présente, mais d’un « impensé » (Masure 2018) des formes et formats de la recherche. Pour cela, nous utiliserons une méthodologie de recherche basée sur des notions propres au champ du design (Masure 2017 ; Saint-Jevin 2018a ; Saint-Jevin 2018b), renvoyant non seulement à des concepts, mais aussi et surtout à des expériences sensibles de projets.

1 – Le format comme condition de possibilité

Avant d’examiner en quoi la notion de format pose problème dans la science, il nous faut tout d’abord définir ce terme. Dérivée de forme, la notion de format (formato) désigne à l’origine les « dimensions du papier », puis en est venue à prendre le sens de « mesure » et de « dimension ». Le format permet de cadrer et d’écarter des formes potentielles (Falguières 2010) : nous le préférons aux concepts de support et de média, en raison de sa proximité avec le champ du design (de par ses caractéristiques esthétiques et matérielles) et des technologies numériques (qui façonnent voire formatent les modes de pensée et de recherche). Les files studies, dérivées des digital studies, s’attachent ainsi à penser les enjeux esthétiques et socio-politiques de formats de fichiers comme le .mp3 (Sterne 2012) ou le .doc (Fuller 2003). La notion de format a fait l’objet de travaux dans le champ des arts visuels (Zerbib 2015 ; Quintyn 2017), qui posent que l’expression humaine n’est pas séparable de ce qui l’incarne. Comme le montre le chercheur David Zerbib dans un ouvrage consacré aux formats de l’art :

« La notion de format renvoie […] à un plan mal identifié, parce que trop relégué ou au contraire trop exposé dans l’évidence d’une variable technique ou d’une mesure quantitative. […] Nous proposons de l’entendre ici comme construction médiatrice qui norme des modes d’inscription, de codage, de traduction, d’implémentation, d’exposition, de filtrage et d’usage de formes et d’informations. […] L’effet principal du format […] est de rendre possible des compatibilités, mais aussi de provoquer ou de garantir des incompatibilités. Compatibilités cognitives (entre modes de connaissances ou modes de lectures), compatibilités techniques (entre machines de lecture ou de médiation, instruments), compatibilités pratiques et physiques (pouvoir utiliser et manipuler, en fonction de certaines capacités plus ou moins identifiées) et compatibilités politiques […]. » (Zerbib 2015 : 16-17)

Le format ne donc doit pas être seulement envisagé comme simple véhicule, ensemble de dimensions ou normes techniques: il s’agit de le considérer comme matrice, médiateur, cadre opératoire (Brulé & Masure 2015), ou « condition de possibilité » (Huyghe 2015).

2 – Critique de la neutralité des modèles scientifiques

Pour comprendre en quoi la notion de format n’est pas assez considérée comme un enjeu pour la recherche scientifique, il faut tout d’abord revenir sur la notion de neutralité. Depuis le « positivisme » d’Auguste Comte (1798-1857) et sa volonté d’écarter les « causes premières » des choses (Comte 1830-1842), la recherche scientifique actuelle tend à s’affirmer comme une unité dans un modèle scientifique neutre: « la » science. Nous savons pourtant que tout système scientifique, en ce qu’il est formel, se construit sur des éléments indémontrables. Au début des années 1930, le mathématicien Kurt Gödel démontre que tout système formel comporte au moins une thèse indémontrable dans ce système. Il prouve ainsi que tout système formel est « incomplet » : c’est le théorème d’incomplétude (Gödel 1931). Cette mise en doute de la faculté des mathématiques à parvenir à établir une vérité universelle montre que tout système logique comprend un point aveugle, et qui n’est donc pas neutre. Autrement dit : la science ne repose pas uniquement sur des phénomènes scientifiques. Ce paradoxe résonne avec des démarches épistémologiques actuelles, que l’on peut regrouper sous l’égide des science studies, à savoir l’étude des conditions et des pratiques de la science (Pestre 2006). Par exemple, la psychologie sociale, avec des travaux d’Alex Bavelas à ceux de Michel-Louis Rouquette (Rouquette 1973), montre que la recherche s’appuie aussi sur des phénomènes psychosociologiques de régulation des relations entre les acteurs. La sociologie des sciences expose que la recherche s’organise selon des règles plus ou moins explicites, des tâches hiérarchisées, des formes d’interaction spécifiques et des rapports de dépendance (Merton 1973 ; Latour 2007b ; Dubois 1999). Les mathématiques, science formelle par excellence, ne sont pas non plus indemnes puisqu’il semblerait qu’une sorte d’histoire de l’art des styles mathématiques serait possible (Cléro 2009). Plus largement, les travaux en sociologie des sciences ont montré qu’il existe d’étroites relations entre les conditions et situations matérielles propres à la science et l’élaboration des théories scientifiques. Par exemple, en archéologie et en ethnographie, la médiation technique des matériaux, instruments, outils, etc. participe directement de la construction de connaissances (Latour 2007a). Il en va de même, par exemple, dans l’agencement d’informations sur une feuille de papier, dans la façon de disposer des données en diagrammes, dans la manière de présenter un code source informatique (Masure 2015), ou dans l’intonation de la voix d’un·e chercheur·euse. Dans les sciences, qu’elles soient dites « humaines et sociales » ou « exactes », les notions d’outil, d’instrument voire d’appareil s’intercalent avec celles de forme et de format.

Un des exemples permettant de mettre en évidence par le design un impensé de la dimension formelle des formats (et donc de la notion de neutralité de la science) est celui de la typographie – à savoir le dessin et l’agencement des caractères. L’usage « par défaut » de la police Times New Roman dans les articles de recherche, pour prendre le cas le plus connu, a des conséquences sur les pratiques de recherche car ses formes ont été pensées pour un tout autre contexte que celui de la lecture à l’écran (Masure 2018). La recherche en design, en interrogeant la typographie, va penser l’importance du sensible dans les formats de recherche en dépassant la séculaire opposition forme/contenu. Au-delà de la stricte lisibilité des textes, le design typographique peut être considéré comme un langage dans le langage, qui n’est pas du registre du verbal mais du sensible. La gestion des blancs, des contrastes, des proportions, etc. constitue un ensemble signifiant en-deçà des mots qui n’a pas affaire qu’à des signes largement répandus (chiffres et lettres), ce qui peut avoir un grand intérêt pour la recherche. Ainsi, le travail mené depuis environ 10 ans à l’Atelier national de recherche en typographique 7 https://anrt-nancy.fr (ANRT Nancy), sous la direction de Thomas Huot-Marchand, s’intéresse à des contextes tels que les premières notations du chant, la cartographie, les hiéroglyphes, les inscriptions monétaires, la reconnaissance de caractères, etc. L’intersection du design (ici typographique) et des humanités numériques voire des sciences du patrimoine montre que le design peut révéler des dimensions que les sciences, « seules », ne peuvent que difficilement aborder. Le dessin, d’un hiéroglyphe égyptien, par exemple, doit être arbitré en fonction de multiples critères pour être lisible aujourd’hui au sein d’un ensemble plus vaste – comme le prouve l’exemple du dictionnaire numérique Vocabulaire de l’Égyptien Ancien 8 https://anrt-nancy.fr/fr/projets/hiero-glyphes (gA) qui résulte d’un travail entre égyptologues et dessinateur·trices de caractères.

Si, comme nous venons de le voir, les sciences sont aux prises avec les limites que pose l’esthétique à la notion de neutralité, qu’en est-il des relations entre des situations de recherche et des artistes et designers ? Plus précisément, si la recherche scientifique institutionnalisée se déroule au sein de « laboratoires », que se passe-t-il quand des acteurs venant de l’« atelier » les intègrent ? Comment les artistes et designers vont-ils se positionner face à la science ?

3 – Le laboratoire comme opération intellectuelle

L’atelier est traditionnellement le lieu où travaillent les artistes. Historiquement, les ateliers sont d’abord confondus avec des endroits comme les échoppes et monastères (Guillouët et al. 2014). À la Renaissance, le modèle de la commande et l’autonomie du statut d’artiste entraîne un développement urbain des ateliers : l’atelier d’artiste devient non seulement un lieu de travail, mais également de formation et d’exposition. Si la dimension collective, alors prépondérante, perdure jusqu’à aujourd’hui dans des lieux de vie fonctionnant par communautés d’intérêts (La Factory à New York, etc.), l’atelier perd progressivement sa dimension collective au profit du travail. Avec la désindustrialisation de l’occident au XXe siècle, les ateliers sont intégrés dans des « styles de vie » – par exemple des usines reconverties en musées, lieux culturels, etc. (Les Abattoirs, Le 104, Tate Modern, etc.), ou inversement des musées reprenant des principes industriels (Centre Pompidou, Lafayette Anticipations, musée des beaux-arts d’Appenzell, etc.).

On donne généralement comme référence de la sortie de l’atelier les impressionnistes qui, grâce à la l’invention des tubes de peinture, peuvent peindre sur le motif (De Duve 1989). Dans l’industrie, les « tableaux téléphoniques » de László Moholy-Nagy (1922) mettent en évidence l’incidence de la production en série: l’artiste n’a plus besoin d’atelier pour faire art. Mais c’est le mouvement du bioart au XXe siècle qui va le premier permettre une articulation entre laboratoire et art (Kac 2002). Le bioart (généralement traduit par genetic art en anglais) regroupe l’ensemble des pratiques artistiques s’intéressant aux manipulations génétiques et à la création d’entités vivantes chimériques (Jimenez 1996 : 25-45 ; Bureaud 2002). Pour des raisons techniques, les artistes ne peuvent réaliser « seul·es » de telles œuvres. Dans le contexte de son travail sur l’ADN, Joe Davis, en 1950, est habituellement considéré comme le premier artiste à investir un laboratoire biologique. En 1975, Marta de Menezes ouvre un laboratoire d’expérimentations artistiques collaboratives, suivi en 2000 de SymbioticA, le premier laboratoire scientifico-artistique à la University of Western Australia (Perth) à l’initiative de Oron Catts et Ionat Zurr (Rincón 2015 : 25-26). S’il s’agissait principalement pour ces artistes de s’approprier les technologies de la biologie comme médium de création artistique, leurs collaborations avec des scientifiques vont progressivement les amener, de par la mise en évidence de tensions entre art et science, à des questionnements enrichissant leurs propres recherches (Saint-Jevin 2019). Ainsi, les artistes ne vont pas seulement produire de l’art mais vont, par leur processus heuristique critico-créatif, interroger les sciences dans leur scientificité, notamment en exacerbant l’imaginaire sur lequel elle se fonde et les enjeux de pouvoir qui y sont à l’œuvre (Saint-Jevin 2019). Ainsi, en Argentine, le BIOLAB de l’université Maimónides de Buenos Aires pense le laboratoire comme un « échange de connaissances entre artistes et scientifiques 9 Laboratoire Argentin de Bioart (BIOLAB), https://multimedia.maimonides.edu/biolab ».

L’exemple du bioart est significatif des relations entre le design et des situations de recherche. En effet, les travaux de TC&A (Tissular Cultur & Art) d’Oron Catts et Ionat Zurr, vont être une source d’inspiration du « design critique » (critical design) de Anthony Dunne et Fiona Raby. Dunne explique que des travaux comme Victimless Leather 10 Oron Catts, Ionat Zurr, Victimless Leather, The tissue culture & art project, 2004, https://tcaproject.net/portfolio/victimless-leather (2004), permettant de produire de la viande sans tuer d’animaux par la reproduction cellulaire, ouvrent une remise en question des rapports entre design et sciences, et à un entrelacement entre les recherches en atelier de design et en laboratoire. Inspiré par TC&A, le projet Dressing the Meat of Tomorrow 11 James King, Dressing the Meat of Tomorrow [Londres, Royal College of Art, Design Interactions Department], MoMA.org, 2006, https://www.moma.org/collection/works/110244 (2006) du designer James King (qui a travaillé avec Dunne & Raby) a pour but de de sortir les IRM (Imagerie par résonance magnétique) du laboratoire pour scanner des animaux et élaborer des gabarits de moules à viande. Contrairement à l’art-science, le design vient penser des technologies émergentes dans des situations quotidiennes fictives mais crédibles. Le designer Anthony Dunne note ainsi que « le type de débat engendré par le passage du monde abstrait du laboratoire et de la galerie à un contexte commercial fictif sollicite l’imagination différemment de l’art et de la science » (Dunne 2007).

Pour saisir en quoi le laboratoire diffère de l’atelier, le philosophe Pierre-Damien Huyghe propose de comprendre ce concept au regard de l’histoire, en apparence lointaine, du Bauhaus (1919-1933). Il commence par rappeler que « laboratoire » est étymologiquement proche de « labour » (Huyghe 2019), à savoir l’opération visant à préparer un champ par du terreau et des semailles. Ainsi, le laboratoire diffère de l’atelier en tant qu’il y est moins question de réalisation que de préparation, que « de la transformation de quelque substance ». Dans un article publié en 1925 et analysé par Huyghe, l’architecte Walter Gropius, fondateur du Bauhaus, écrit que « les ateliers du Bauhaus sont, dans le fond, des laboratoires » (Gropius 1923). En situant le design à l’intersection des trois pôles « de la forme, de la technique et de l’économie », Gropius, selon Pierre-Damien Huyghe, et contrairement à l’artiste William Morris partisan d’un retour à l’artisanat (Branzi 1985 [1984]:15 ; Branzi 1994), montre que les machines ne sont pas fatalement le lieu d’une division des tâches, mais qu’il peut au contraire s’y réaliser une « union » du travail « à la condition d’ouvrir des espaces de travail – les laboratoires, les laboratoires-ateliers » (Huyghe 2019). À partir de ces éléments d’analyse, Huyghe conceptualise l’atelier non pas comme un lieu physique, mais comme une « opération » : « L’opération de pareil laboratoire […] travaille un champ où l’économie est déjà bien capable de travailler elle-même sans toutefois […] prendre garde à toute la fertilité possible du milieu. » (Huyghe 2019)

Au vu de ces propos, on comprend que l’idée de laboratoire, évidemment bien plus ancienne que la Bauhaus, est transformée par le travail des artistes et des designers. En faisant apparaître des dimensions que la science ne peut voir seule, et qui interrogent la notion même de scientificité (idéalement non soumise à des enjeux de pouvoir, au poids des imaginaires, etc.), les artistes et designers se confrontent aux techniques et technologies dans un autre rapport que de simples « moyens de production ». De même, les designers font surgir dans l’industrie (et donc dans l’usine) des enjeux propres à l’atelier, à savoir un travail activant les potentialités des machines en mettant à distance les injonctions capitalistes de rentabilité et d’économie (Midal 2009 : 37). Pour autant, la science passe souvent sous silence les enjeux de ses choix esthétiques et économiques, en les reléguant à des questions subsidiaires (comme s’il y avait une neutralité politique des recherches sur le nucléaire ou sur la conquête spatiale en pleine Guerre froide, ou comme si la construction de systèmes graphiques n’avait pas eu d’influence pour penser la chimie organique de manière formelle), pour construire un mythe de neutralité qu’elle impose à l’art et au design pour les dominer.

Les technologies numériques ont bouleversé la conception de ce qu’est un laboratoire, en faisant éclater son unité spatiale. Ainsi, le design des réseaux (notamment des réseaux d’informations), va permettre de repenser la communication, non seulement au sein du laboratoire mais en-dehors de ce dernier, en remettant en cause les formats traditionnels de la recherche. Une façon d’échapper aux limites des formats traditionnels propres aux sciences (articles et conférences) est de considérer les technologies numériques, et plus spécifiquement le Web, non pas sous l’angle de la reproduction (numérisation) mais sous l’angle de la production (programmation). Plus précisément, le Web étant inventé au début des années 1990 par Tim Berners Lee comme une façon d’archiver et de relier des connaissances scientifiques éparses, cette promesse est toujours d’actualité. Relier des connaissances grâce aux technologies Web présente plusieurs intérêts (Masure 2021) :

– Méthodologique : la vision d’ensemble propre au réseau permet de prendre conscience de cohérences et de bifurcations dans les thématiques, auteur·trices et objets analysés, etc.

– Esthétique : les documents mis en ligne peuvent être enrichis a posteriori, notamment avec des métadonnées et autres médias que du texte (images, vidéos, etc.).

– Politique : en se servant du Web comme d’une façon d’« appareiller » leurs travaux, les chercheur·euses montrent que d’autres pratiques du Web (que celles du divertissement ou de l’économie) sont possibles.

Alors que beaucoup d’interfaces de projets en humanités numériques se désintéressent des enjeux formels liés à la consultation des documents (ce qui est paradoxal dans les champs du patrimoine, de l’art ou du design), d’autres, au contraire, associent des compétences de design graphique et de design d’interaction pour penser la dimension sensible des connaissances et de leur transmission. On peut par exemple penser au projet Mapping the Republic of Letters 12 http://republicofletters.stanford.edu (Stanford University, dir. Paula Findlen et Cheryl Smeall, 2013), qui inventorie des réseaux intellectuels allant de l’époque d’Erasmus à celle de Franklin pour étudier leur portée et fonctionnement. La particularité de ce projet est de recourir à des procédés de visualisation interactifs (conçus par les designers Giorgio Caviglia, Valerio Pellegrini et Azzurra Pini) pour étudier « par la vue » ces enjeux. L’interface du projet échappe à l’impasse des codes visuels « par défaut » de logiciels de visualisation comme Gephi, et fait sens par rapport à l’époque étudiée. Dans cet exemple, l’interaction joue comme un mode de compréhension et d’argumentation qui ne peut pas être remplacé par du texte. Le processus visant à faire coexister visuellement divers éléments n’est pas compris comme un « après » de la recherche (une restitution), mais recoupe les trois strates évoquées plus haut : méthodologique, esthétique, politique.

4 – Risque d’un devenir « scientiste » de la recherche en design

Après avoir vu comment le travail des artistes et designers redéfinit la notion de laboratoire, il faut à présent étudier en quoi il est hasardeux de reproduire telles quelles les méthodes scientifiques pour les transposer dans le champ du design. La volonté de faire du design non pas seulement un champ de recherche mais une science (au sens où la pratique du design serait sous-tendue par des principes démontrables voire universellement valables) bute contre une vision réductrice de la science (comme nous l’avons montré précédemment avec la critique de la notion de neutralité), qui pose également problème pour le design. Bien que le théoricien Nigel Cross affirme que « [Le mouvement De Stijl et Le Corbusier manifestent] une volonté de produire des œuvres d’art et de design fondées sur l’objectivité et la rationalité, c’est-à-dire sur les valeurs de la science » (Cross 2001), des figures marquantes du champ du design ont mis en doute cette association logique. On peut par exemple se référer à l’article de Walter Gropius « Existe-t-il une science du design ? [Is there a science of design?] » publié en 1947. Dans cet essai, Gropius ne répond pas par l’affirmative à la question, mais tente de comprendre l’activité de création comme une tension entre le conscient et le subconscient. Selon Gropius, la connaissance du fonctionnement de l’œil est un prérequis indispensable du design. S’il existe, selon lui, des lois objectives de la perception visuelle (une « clé optique »), celles-ci restent à clarifier et ne pourront « jamais devenir une recette ou un substitut de l’art » (Gropius 1956 [1947]). L’analyse de Gropius renvoie à une position critique des artistes vis-à-vis des sciences, dans leur dialectique entre le vrai et le faux, initiée à la renaissance par l’architecte Leon Battista Alberti dans son De Pictura de 1435. De Alberti pense la démarche sensible comme un dépassement de cette dialectique en disant qu’il importe peu à l’artiste de déterminer qu’elle est la part de vérité ou non des théories scientifiques sur les couleurs, si elles n’apportent rien au travail sensible de l’artiste, si elles ne lui apprennent pas comment peindre.

Un autre exemple signifiant pour préciser les relations design/science (et par extension le rôle du design dans les pratiques scientifiques via la notion de format) est celui de l’école d’Ulm (1953-1968), à la base du design dit « industriel ». En raison de son intérêt pour une rationalisation de la production, on pourrait spontanément rattacher cette école aux propos de Herbert Simon dans son ouvrage Les sciences de l’artificiel (Simon 1969), dans lequel il définit le design comme une « résolution de problèmes » (problem solving) et plaide pour le développement d’une « science de la conception ». Or l’idée d’un « design comme science » (design science) à Ulm n’est pas placée sous le signe de l’évidence, mais fait au contraire l’objet de nombreuses tensions, débats et controverses. Dans son histoire de la HfG Ulm, le designer Herbert Lindinger note qu’à Ulm, contrairement au Bauhaus, « le designer ne pouvait plus, dans le cadre du processus industriel et esthétique, se considérer comme un artiste, personnage d’un rang supérieur. Il devait se plier à un travail de groupe, incluant les scientifiques, les chercheurs, les commerciaux et les techniciens » (Burkhardt et al. 1988 : 6). Mais, dans ce même texte, Lindinger montre à plusieurs reprises que les rapports design/science, à Ulm, n’ont rien d’évident : « La naissance du ‹modèle ulmien › portait en gestation la crise suivante : l’hégémonie des sciences sur le design […] Le revers de la médaille en fut un positivisme scientifique qui se répandit à Ulm à partir de 1958. » Cette difficulté à tenir comme évidente l’association science/design se retrouve dans la chronologie de la HfG Ulm placée en fin d’ouvrage : « 1958 : Science et design cela va-t-il ensemble ? ; 1960 : Science contre design ; 1962 : ‹ Le design c’est plus qu’un ensemble de méthodes analytiques › » (Burkhardt et al. 1988: 75-76). Ainsi, pour Ulm, ce qui pose problème dans les rapports design/science n’est pas la science en général, mais les conséquences du positivisme et le paradigme de l’objectivité dans les champs de création, qui vont réduire la démarche de design à une suite de procédés potentiellement réplicables. La science peut bien entendu apporter des connaissances au design (problématiques sociales, écologiques, etc.), mais si Ulm pose que le designer peut être considéré comme un « collaborateur scientifique » (Burkhardt et al. 1988:9), c’est que le rapprochement entre design et science n’opère pas un effacement de ces deux pôles (si tout est homogène, alors il ne peut plus y avoir de collaboration).

Dans les débats entourant les relations design/science, il nous semble qu’il y a un amalgame entre la science positiviste et la rationalité. Si le Bauhaus opère un travail de conceptualisation de l’art et du design, ce dernier ne renvoie pas à la même terminologie scientifique que le positivisme. En effet, il s’agit avant-tout d’esthétique et d’une conception de la science très différente de celle des sciences expérimentales et formelles. En 1759, Alexius von Baumgarten, dans son ouvrage Aesthetica, fonde l’esthétique comme science du sensible par opposition à la logique et aux sciences expérimentales naissantes dans l’empirisme de son maître Wolff. Il y explique que, comme la logique produit un savoir par la raison, par parallélisme l’art produit un savoir par un analogon racionis. Ce savoir sensible, bien que théorisable, n’est pas théorique : il ne se constitue que par l’expérience sensible. Comment cette approche sensible s’incarne-t-elle habituellement dans les formats de la recherche ?

5 – Le format comme « allure » de scientificité

Pour aller plus loin dans l’étude des relations entre formats et science, il est intéressant de s’intéresser à « l’allure 13 Sur la distinction entre « allure » et « aspect », voir : Huyghe, 2006. » que prend cette quête de scientificité. De façon ironique, la chercheuse en design Lysianne Léchot Hirt note dans le premier numéro de la revue Sciences du Design que « l’absence d’illustrations dans la plupart des revues savantes, les mises en pages approximatives des PowerPoints […], la quasi-inexistence d’expositions de design de recherche, tout témoigne activement du fait que la qualité plastique, formelle et matérielle du design est une variable négligeable de l’équation scientiste » (Léchot Hirt 2015). Selon elle, une telle visée « scientiste » confond les « pratiques expérimentales » (Léchot Hirt 2020) de la recherche « en » design (recherche-création ou recherche projet) avec la recherche « sur » le design (venant sortir le design et l’extraire de son champ) (Huyghe 2017). À suivre Lysianne Léchot Hirt, il y aurait donc une contradiction à faire de la recherche en design en traitant les enjeux de formes et de formats comme des éléments exogènes (Blanc & Haute 2018), qui n’auraient aucune incidence sur les supposés « contenus ». En effet, des éléments en apparence aussi anodins qu’un logiciel de slides (Frommer 2010), ou de façon plus générale de formats de fichiers « propriétaires » (sous licence propriétaire) ont des incidences profondes sur les pratiques de recherche – et ce bien au-delà du champ du design.

Ce déni des formats a des conséquences multiples. Tout d’abord, il consolide l’opposition séculaire entre le fond et la forme, comme si le sens pouvait exister de façon non incarnée, « immaculée ». Il n’est pas ici question de goût ou de préférence individuelle pour tel ou tel format, mais bien d’épistémologie – de la façon d’élaborer les connaissances. De plus, ce déni contribue à écarter la recherche scientifique de la société civile (difficulté à communiquer au-delà des pairs). Enfin, la réduction du design à des registres commerciaux et de communication fait obstacle à une meilleure compréhension des dimensions économiques et politiques des formats de la recherche (Masure & Saint-Jevin 2018).

Pour cette raison, des laboratoires se sont développés pour questionner les formats, non pas seulement de manière discursive, mais aussi créative, à savoir ce que nous proposons d’appeler non pas une « science du design » mais un « design des sciences ». Un exemple de cette visée est le programme Critical Media Practice 14 Site Web du projet de recherche Critical Media Practice : http://cmp.gsas.harvard.edu/about#program (CMP), dirigé par Peter Galison et Lucien Castaing-Taylor à Harvard, qui fait travailler des étudiant·es en sciences (anthropologie, sociologie, psychologie, architecture, littérature, ingénierie, médecine, biologie, etc.) autour de la tension entre la recherche dite universitaire et la réalisation d’éléments graphiques, vidéo, sonores, etc. Ce cursus montre que les médias audiovisuels ont une relation au monde spécifique, que les systèmes de signes exclusivement verbaux (texte ou audio) ne permettent pas de (re)produire. Selon Galison, le but de cette initiative est de montrer que les sciences sont prises dans un imaginaire social, de la part des scientifiques mêmes, qui vient cloisonner leurs recherches. D’après lui, cette situation s’ancre dans une séparation entre le savoir pur et le savoir pratique, qui va venir différencier une science « pure » et une science « appliquée » – la deuxième étant encore aujourd’hui déconsidérée (on va par exemple faire travailler des ingénieur·euses « de recherche » sous l’égide d’un·e « vrai·e » chercheur·euse). Même si les relations entre sciences et design sont depuis longtemps fécondes dans les « sciences appliquées », les enjeux propres à l’esthétique ne sont pas considérés comme « scientifiques » du fait même d’être considérés comme relevant des sciences appliquées. L’interdisciplinarité du programme CMP permet en outre d’assurer à la recherche une diffusion au-delà de la sphère académique. Partenaire du programme CMP, la revue en ligne SƎNSATE. A Journal for Experiments in Critical Media Practice 15 Site Web de la revue SƎNSATE : https://sensatejournal.com (2010) repose ainsi sur des collaborations entre scientifiques, artistes et designers pour produire des formats de recherche allant bien au-delà de textes « illustrés ».

Conclusion – D’un design des sciences pour les sciences du patrimoine

Les éléments évoqués en introduction de ce texte montraient que les formats en viennent à dominer la recherche scientifique. L’analyse de la place des designers et des artistes au sein des laboratoires nous a conduit à montrer d’une part les limites d’une économie aveugle aux potentialités des techniques, et d’autre part la capacité à faire surgir au sein de la science des dimensions échappant à la scientificité. Nous avons ensuite montré comment une conception réductrice de la science faisait obstacle à ce que nous proposons d’appeler un « design des sciences ». Nous pouvons à présent répondre à la question posée en introduction, à savoir en quoi le design permet-il de (re)penser les enjeux des formats de la recherche : en déniant à la recherche ses dimensions esthétiques (qui s’incarnant notamment dans les formats), les chercheur·euses pensent se protéger d’une capitalisation du savoir et de sa spéculation financière – mais l’ignorance des enjeux esthétiques de leurs travaux ne fait que renforcer ces problèmes (Masure & Saint-Jevin 2018). Par cet article, nous avons au contraire montré que la dimension critico-créative que le design apporte aux sciences n’annule pas la dimension critico-discursive que les sciences apportent au design. Le format n’a pas pour fatalité de (seulement) formater mais peut aussi « former » les savoirs (Mourat, Ricci, Latour 2020).

L’analyse des notions de forme, format et formatage au prisme du design nous permet à présent de proposer des pistes d’analyse de leurs implications dans le champ des « sciences du patrimoine », objet de l’ouvrage accueillant ce chapitre. Les sciences du patrimoine sont définies par le Ministère de la Culture comme des « recherches [qui] portent sur l’ensemble des domaines patrimoniaux, matériel, immatériel ou numérique. Elles constituent un champ particulier […], qui [désigne] dans toute leur diversité les disciplines scientifiques sollicitées pour la connaissance, la conservation, la restauration et la transmission du patrimoine » (Ministère de la Culture, 2018). Les métiers du patrimoine, de ceux de la conservation à ceux de la médiation en passant par ceux de la restauration, sont étroitement liés à la recherche. Les professionnels du patrimoine, de l’architecture, de l’art et du design, sont de plus en plus impliqués dans la recherche aux côtés des universitaires, depuis la définition des projets jusqu’à la production et la restitution des résultats. Il s’agit donc maintenant d’examiner où se situe le design dans les formats de recherche en sciences du patrimoine. La notion de patrimoine peut sous-entendre l’idée d’un héritage commun, ce qui ne va donc pas sans poser problème dans le cas des formats. Autrement dit : comment conjuguer la dimension de transmission voire de conservation inhérente à la notion de patrimoine avec l’idée de repenser les formats de la recherche ? En partant, de nos analyses précédentes des projets de design remettant en question l’évidence d’une extériorité des questions esthétiques au champ de la recherche scientifique, nous pouvons donc affirmer qu’une réflexion sur le design de la recherche en sciences du patrimoine peut ouvrir de nouvelles pistes de travail dont cet article fournit trois exemples : penser de manière critique l’hégémonie du tout texte (revue SƎNSATE), construire des réseaux visuels de connaissance (projet Mapping the Republic of Letters), et mobiliser le design typographique pour dépasser l’opposition forme/contenu (dictionnaire Vocabulaire de l’Égyptien Ancien).

Notes

1 Ces codes visuels sont inspirés du travail du photographe photographe allemand Karl Blossfeldt. Représentant du mouvement de la « Nouvelle Objectivité » (1918–1933), il est connu pour son inventaire des formes et des structures végétales fondamentales.

2 On peut retrouver des archives de ce travail à l’adresse suivante : https://malepregnancy.com/archives/2001/ultrasound.shtml

3 Un des plus célèbres est celui de « l’affaire Sokal », en 1996, où un physicien réputé publie dans la revue Social Text un article qui se révélera être un canular. Même si Social Text ne fonctionne pas en peer review, d’autres exemples montrent que ce mécanisme recèle aussi des failles.

4 Les évaluations sont consultables à cette adresse : http://sdiarticle4.com/review-history/60013

5 Entretien avec Anthony Masure réalisé à Genève le 19 octobre 2020.

6 Si la revue Asian Journal of Medicine and Health ne demande pas de frais de publications, elle oblige les auteur·trices à acheter au moins une version PDF du numéro.

7 https://anrt-nancy.fr

8 https://anrt-nancy.fr/fr/projets/hiero-glyphes

9 Laboratoire Argentin de Bioart (BIOLAB), https://multimedia.maimonides.edu/biolab

10 Oron Catts, Ionat Zurr, Victimless Leather, The tissue culture & art project, 2004, https://tcaproject.net/portfolio/victimless-leather

11 James King, Dressing the Meat of Tomorrow [Londres, Royal College of Art, Design Interactions Department], MoMA.org, 2006, https://www.moma.org/collection/works/110244

12 http://republicofletters.stanford.edu

13 Sur la distinction entre « allure » et « aspect », voir : Huyghe, 2006.

14 Site Web du projet de recherche Critical Media Practice : http://cmp.gsas.harvard.edu/about#program

15 Site Web de la revue SƎNSATE : https://sensatejournal.com

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