Anthony Masure

chercheur en design

Combattre le formatage. Principes pour une recherche artistique ouverte

Contexte

Entretien avec Sylvain Ménetrey dans ISSUE – Journal of art & design, HEAD – Genève, Focus no 10, « Faut-il institutionnaliser la recherche artistique ? Réactions et contre-propositions à la Déclaration de Vienne ».

Résumé

En juin 2020, des organisations européennes de tutelles de l’enseignement supérieur en art se sont regroupées pour produire un document intitulé la Déclaration de Vienne sur la recherche artistique. L’objectif de cette démarche est d’offrir un cadre à la recherche en art tant sur le plan des objectifs que des aboutissements. Ce texte rappelle et poursuit le travail engagé par la Déclaration de Bologne de 1999 qui a conduit à l’harmonisation de l’enseignement académique en Europe à travers la mise en place du système LMD (Licence/Bachelor, Master, Doctorat). Jugée réductrice et néo-libérale par Nienke Terpsma et Florian Cramer, la Déclaration de Vienne s’est développée sans consultation des principaux et principales concerné·es : les artistes.

En juin 2020, des organisations européennes de tutelles de l’enseignement supérieur en art se sont regroupées pour produire un document intitulé la Déclaration de Vienne sur la recherche artistique. L’objectif de cette démarche est d’offrir un cadre à la recherche en art tant sur le plan des objectifs que des aboutissements. Ce texte rappelle et poursuit le travail engagé par la Déclaration de Bologne de 1999 qui a conduit à l’harmonisation de l’enseignement académique en Europe à travers la mise en place du système LMD (Licence/Bachelor, Master, Doctorat).

Si elle n’a pas fait beaucoup parler d’elle pour l’instant, la Déclaration de Vienne contient pourtant des propositions controversées. Nienke Terpsma et Florian Cramer, une chercheuse et un chercheur en art qui se prévalent d’un statut non-académique, ont rédigé en janvier 2021 un texte intitulé « What Is Wrong with the Vienna Declaration on Artistic Research? » qui dénonce ce cadre institutionnalisant. Nous publions une traduction de ce commentaire car il nous semble nécessaire d’ouvrir un débat sur ces questions. En effet, la Déclaration de Vienne, jugée réductrice et néo-libérale par Terpsma et Cramer, s’est développée sans consultation des principaux et principales concerné·es : les artistes.

Ce dossier se complète d’un entretien avec Anthony Masure, responsable de la recherche au sein de la HEAD – Genève, et d’une prise de position de Doreen Mende, chercheuse en art, et responsable du Master en arts visuels CCC, qui reflètent la position de la HEAD – Genève, notamment dans sa défense de la recherche-création. Nous publions enfin une autre charte rédigée par un collectif de praticien·nes de l’art, qui offre une vision alternative et résistante face à cette tentative d’encadrement d’un domaine de la recherche qui se trouve au carrefour de multiples enjeux et idéologies : entre besoin de financement et de légitimation d’une part, et exigence de liberté dans ses formats et ses méthodologies propre à l’art d’autre part.

Sylvain Menétrey

Denise Bertschi, Oasis of Peace. Neutral Only On The Outside. Vue de l’exposition, Centre Culturel Suisse Paris, 2021, © Tristan Savoy. Denise Bertschi termine son doctorat en art lié à la question de la neutralité à la HEAD – Genève.

Sylvain Menétrey : D’où viennent ces efforts à l’échelle européenne pour encadrer la recherche en art ?

Anthony Masure : La Déclaration de Vienne sur la recherche artistique fait suite à la Déclaration de Bologne de 1999, qui a pour objectif de structurer l’enseignement supérieur en Europe et même au-delà par la mise en place du système Bachelor-Master-Doctorat. La Déclaration de Vienne vient parachever la Déclaration de Bologne en examinant ses conséquences dans le champ de l’art et du design, pour non pas seulement définir mais surtout institutionnaliser ce champ comme l’indiquent bien Cramer et Terpsma qui parlent à ce propos de « politique administrative ». La Déclaration de Vienne vise donc à cadrer, normer, administrer la recherche en art, ce qui pose un certain nombre de problèmes et de controverses, car l’art a pour faculté de se remettre toujours en question et d’échapper aux définitions.

S.M. : Quelle est la légitimité et l’impact au niveau de la communauté HEAD – Genève en particulier (et des artistes en général) de ce document qui est le fruit de la réflexion de quelques organismes d’enseignement supérieur ?

A.M. : Les signataires regroupent en réalité un large nombre d’écoles. Le SAR (Society of Artistic Research), par exemple, est un important consortium, dont la HEAD – Genève est d’ailleurs adhérente : nous sommes donc indirectement partie prenante de cette initiative. De façon plus générale, il ne faut pas sous-estimer les conséquences concrètes de ce texte à vocation programmatique, et qui n’est pas débattu de manière démocratique. Des écoles qui ne se reconnaîtraient pas dans ces textes, et il y en a certainement beaucoup, en viennent à subir des conséquences en matière de recrutement, de budget, etc., dès lors que ces initiatives se transforment en politique gouvernementale. C’est pour cela que j’ai souhaité qu’ISSUE Journal traduise et publie le commentaire critique de Florian Cramer et Nienke Terpsma afin d’ouvrir un débat.

S.M. : Au-delà de la Déclaration de Vienne, l’institutionnalisation de la recherche en art et en design semble déjà une réalité, à travers les contraintes académiques qui pèsent sur le doctorat en art par exemple, ou les exigences en matière de formats imposées par les bailleurs de fonds publics. Est-ce que les pratiques de recherche non institutionnelles défendues par Terpsma et Cramer (situationnisme ou pataphysique par exemple) sont véritablement possibles au sein des écoles d’art ?

A.M. : La recherche hors recherche de financement bénéficie d’un espace réduit. La plupart voire l’essentiel du budget, en Suisse, mais aussi en France de plus en plus, doit être trouvé via des appels qui ressemblent aux concours d’architecture. On rédige des dossiers, qui sont acceptés ou non, mais souvent sans prendre le temps de s’interroger sur le sens des formulaires et de leur vocabulaire majoritairement néolibéral. Souvent on évacue ces questions en se disant que la recherche – la vraie ! – s’éloignera du dossier… Or le lien entre les deux est évident : un formatage s’opère, duquel il faut essayer de prémunir.

S.M. : Peux-tu donner des exemples ?

A.M. : L’enjeu est de parvenir à déplacer, dans la commande ou dans la production, ce qui était attendu et réussir créer de l’inattendu (ou passer de la « prise » à la « surprise », comme le dit le chercheur Yves Citton). S’il est admis que plus grand monde ne souhaite se passer du jour au lendemain des agences de financement car cela mettrait les écoles en péril, il y a un travail de fond à mener pour faire évoluer ces bailleurs de fonds. La Déclaration de Vienne parle de recherche-création institutionnalisée, mais il faut avoir en tête qu’au sein du FNS ce type de pratique n’est pas encore reconnu… Il y a certes des risques dans l’institutionnalisation de la recherche-création, mais quand elle n’est pas institutionnalisée cela ne laisse que la possibilité de faire de la recherche « sur » l’art et sur le design et non pas « avec » leurs spécificités. Il faut noter que la HEAD – Genève s’est clairement positionnée sur ces enjeux, par exemple au travers d’un projet de Lysianne Léchot Hirt qui a donné lieu à l’ouvrage Recherche-création en design publié en 2010 chez Métis Presses.

S.M. : Parmi les aspects controversés de la Déclaration de Vienne contre lesquels protestent Terpsma et Cramer figure cette idée que la recherche en art peut produire des brevets et du droit d’auteur. Le duo s’insurge également contre la validation par les pairs. Comment la HEAD se positionne-t-elle sur ces points ?

A.M. : L’idée que l’aboutissement d’une recherche est de produire des brevets est l’un des enjeux du texte contre lequel je suis assurément en porte-à-faux. La HEAD – Genève et la HES-SO ont pris un engagement clair en faveur de l’open science et de l’open access. En quelques années, nous (à la HEAD) avons mis en libre accès près de 400 notices d’articles et conférences à travers un rétroarchivage quasi-exhaustif. Ces efforts participent d’un partage de connaissance international : je pense en particulier à l’Afrique, où les chercheurs et chercheuses ont souvent des difficultés à faire livrer des ouvrages imprimés. Une autre initiative est la nouvelle collection « Manifestes » de HEAD – Publishing (2021) qui propose des versions numériques sans embargo, en bilingue et en licence libre (CC BY-SA), ce qui assure une visibilité et une diffusion la plus large possible. Enfin, le libre accès ne porte pas que sur le texte, en témoigne le projet de recherche KnitGeekResearch mené par Valentine Ebner (2018-2021, financement HES-SO), qui développer des machines à tricoter open source.

Vue de l’exposition Making FASHION Sense 2020, HeK Bâle, avec les machines à tricoter open source de Valentine Ebner. © Franz Wamhof

Concernant la validation des recherches par les pairs, c’est un sujet qui est l’objet de nombreuses controverses en art et design. Habituellement, les personnes qui contrôlent la qualité d’un projet ou d’un article possèdent un doctorat et une position de titulaire d’une université, ce qui exclut de fait la plupart des artistes et designers. Ce système tend donc à générer ce que dénoncent Cramer et Terpsma, c’est-à-dire une recherche endogène, enfermée dans une tour d’ivoire dans une autosatisfaction et autolégitimation. Il faut donc adopter une approche plus ouverte, comme par exemple celle que j’applique au sein d’une revue de recherche que je codirige, Back Office, dans laquelle le comité scientifique comprend aussi des artistes et des designers. On peut aussi totalement contester le système du peer review, dont des études prouvent qu’il n’augmenterait que très peu la qualité comparé à un simple un système de tirage au sort. Cela serait dû aux jeux de pouvoir et à des biais propres aux évaluateur·trices…

S.M. : Risque-t-on comme Terpsma et Cramer le pronostiquent que la recherche en art se transforme en recherche de type « laboratoire » complètement coupée de la pratique de l’art ?

A.M. : J’ai rédigé avec le chercheur Alexandre Saint-Jevin un article à paraître sous le titre « Forme, format, formatage, où l’on essaye de retracer l’histoire des laboratoires art-sciences afin de montrer que d’une idée des « sciences du design », on devrait passer à celle d’un « design des sciences ». Ce renversement de perspective montre en quoi le design peut jouer un rôle de déplacement des sciences dites dures ou humaines, et c’est pourquoi je suis plus nuancé que Cramer et Terpsma quant à leur critique de l’idée de laboratoire. Par exemple le Bauhaus, qu’ils citent, était une forme de laboratoire auquel Walter Gropius donnait un sens positif. Dans une conférence intitulée « Une certaine idée de laboratoire » (2019), le philosophe Pierre Damien Huyghe en a fourni une relecture inspirante, en rappelant que Gropius avait l’idée de créer des « laboratoires-atelier », à savoir des espaces où peuvent se déplacer des idées et se réinventer.