Anthony Masure

chercheur en design

Pour un design radicalement circulaire. À propos des « Considérations écologiques » de Vilém Flusser

Contexte

Article coécrit avec Victor Petit, contribution au dossier « Flusser et la France » du 31e numéro de la revue Flusser Studies dirigé par Rainer Guldin, Marc Lenot et Anthony Masure.

Résumé

Dans ses « Considérations écologiques », un article inédit rédigé en français en 1984-1985, le théoricien des médias Vilém Flusser montre les limites d’une opposition tranchée entre nature et culture, et soutient l’hypothèse provocante d’une naturalisation de la technique prenant la forme d’une « circularité de la production ». Les notions d’objet et de déchet deviennent les pôles d’une critique de la consommation, que Flusser relie au développement des programmes numériques et des théories de l’information. Examiner ce texte, à près de 40 ans d’écart, permet de prendre du recul sur les débats et controverses relatifs au champ de l’éco-design. Il montre qu’un design radicalement circulaire ne changerait pas seulement la production, ni même la consommation, mais la définition même du design.

Publié en 1984-1985, l’article inédit « Considérations écologiques 1 La graphie d’origine du tapuscrit à la machine à écrire indique « Considerations “ecologiques”. » (sans accents, avec guillemets droits, et avec un point final). Ce texte est conservé aux Archives Flusser de la UdK Berlin. Sauf contre-indication, les citations de Flusser reproduites dans cet article sont extraites de ce texte. », rédigé en français par le théoricien des médias Vilém Flusser, soutient la thèse selon laquelle l’opposition entre nature et culture doit être dépassée au profit d’une « circularité de la production ». Examiner ce texte, à près de 40 ans d’écart, permet de prendre du recul sur les débats et controverses relatifs aux concepts d’écologie, d’anthropocène et de responsabilité, qui trouvent des ramifications dans la pensée française au moins depuis le premier Choc pétrolier de 1972 2 Élise Rigot, Jonathan Justin Strayer, « Retour vers 1972 : rouvrir les possibles pour le design et l’économie face aux effondrements », Paris, Puf, Sciences du Design, vol. 11, no 1, 2020, p. 32-41, https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2020-1-page-32.htm. Ce choc a notamment donné lieu à la dernière tentative d’une école de design radicalement non-scolaire : Global Tools (1973-1975) 3 Victor Petit, Nathalie Bruyère, Global Tools (1973-1975). Design, dé-projet et Low-tech, Toulouse, IsdaT, à paraître, 2022.. Au début des années 1970, la tension constitutive du design entre l’économie de marché et la recherche de dimensions échappant à la rentabilité et à l’utilité, est à son comble. Cette volonté d’échapper au capitalisme dans un monde débordant de choses manufacturées irrigue le manifeste du designer Victor Papanek (1971), pour qui le bridage des activités créatives fait que « la morale et la qualité de la vie [souffrent] immensément sous notre système actuel de production de masse et de capital privé ». Il en résulte, selon lui, que « le designer doit obligatoirement comprendre clairement [tout comme chaque être humain, pourrions-nous ajouter] l’arrière-plan politique, économique et social de ses actes 4 Victor Papanek, Design pour un monde réel, éd. établie par Alison J. Clarke et Emanuele Quinz, trad. de l’anglais (États-Unis) par Robert Louit et Nelly Josset, Dijon, Presses du réel, 2021. ». Longtemps épuisé et réédité en français en 2021, l’ouvrage de Papanek invite à reconsidérer le modèle d’une production « linéaire » et l’idéal du progrès technique comme vecteur d’émancipation. C’est ce même modèle linéaire qui semble la cible de récentes expositions de design comme la XXIIe Triennale de Milan, Broken Nature (dir. Paola Antonelli, 2019 5 Conservatrice principale du département d’architecture et de design du MoMA, New York City.).

Au modèle linéaire, on oppose en général le modèle circulaire. Mais il y a bien des manières de comprendre celui-ci, puisque les tenants de la Green Tech aussi bien que les makers et les low-tech s’en revendiquent. C’est cela qu’avait bien vu Vilém Flusser : l’un et l’autre se revendiquent d’un design circulaire, mais l’un et l’autre se trompent s’ils pensent qu’il y a d’un côté une nature sans design et de l’autre un design global sans nature. Vilém Flusser (qui écrivait quasiment sans références ou notes de bas de page) est inclassable, mais il n’est pourtant pas isolé. Notre hypothèse est que déplier l’article « Considérations écologiques » en le confrontant à des théories de l’écologie, notamment françaises, permettrait d’éclairer à nouveaux frais le concept de design circulaire, notamment en proposant une vision élargie de l’écologie qui reformule la tâche de la technologie et/ou du design.

Flusser et la France : une relation restant à documenter

Avant de rentrer dans l’analyse des arguments de Flusser, il faut tout d’abord situer l’article dans son contexte 6 Les auteurs de ce texte remercient vivement Marc Lenot de leur avoir fourni ces éléments historiques.. Après s’être installé au Brésil puis en Italie pour des raisons politiques et professionnelles, Flusser rejoint la France en mai 1975 et s’installe à Robion en 1981. Dans une lettre datée du 17 décembre 1975, Flusser s’excuse par avance de son « français zoulou » qu’il apprend depuis peu grâce à l’aide d’un voisin. Tissant des liens avec la scène intellectuelle et artistique locale, il enseigne les théories de la communication à l’école d’architecture de Marseille-Luminy dans les années 1976-1977.

C’est dans ce contexte qu’est rédigé l’article inédit « Considérations écologiques », qui n’apparaît dans aucune publication officielle ou liste bibliographique. L’entête du tapuscrit indique « (Pour D. Raison, CIRCA) », et fait référence au Centre International de Recherche, de Création et d’Animation (CIRCA), une institution culturelle créée en 1973 7 Cette structure est créée par Bernard Tournois en 1973, et présidée par Jacques Rigaud (le directeur était Bernard Tournois) de 1973 à 2012. Elle est remplacée en 1991 par le Centre national des écritures du spectacle, dirigé par Marianne Clévy à partir du 11 juin 2020. et située dans La Chartreuse du Val de Bénédiction de la ville médiévale de Villeneuve-lez-Avignon (France). Flusser était en contact avec le CIRCA depuis au moins 1980, date à laquelle il est invité pour intervenir au colloque « Les jardins de l’Utopie », et pour lequel il rédige le texte « Épicure contre Marx. Perspectives d’Utopie » en 1980 8 Dans : Les Jardins de l’Utopie. Catalogue des expositions, 12 juillet au 30 octobre 1980, Villeneuve-lez-Avignon, CIRCA, p. 99–101.. Le quatrième classeur des « French Conferences » (Archive Flusser, UdK Berlin) mentionne une autre intervention au CIRCA (pages 30-37) : Flusser y donne deux conférences 9 Titre préparatoire : « Computer Culture (Rendre compte de l’impact naissant des technologies sur les aspects culturels et artistiques (image, son, musique, gestuelle…) » à l’occasion des rencontres « Culture et Informatique » organisées par Bernard Tournois et l’artiste Louis Bec du 8 au 13 juillet 1983 : « Repenser la culture et la technologie 10 Une version allemande est présente dans Nachgeschichte [Post-histoire] (Bollmann, 1993), chapitre « Vom Veraltern », Geschrieben im Umfeld des Treffens, « Informatique /Culture » [« De l’obsolescence », rédigé dans le cadre de la rencontre « Informatique /Culture »], La Chartreuse de la Villeneuve-les-Avignon, juillet 1983. » et « Reconsidérer le temps 11 Ce document porte le no 862 dans les Archives Flusser (UdK Berlin). Il a été retranscrit du tapuscrit et édité par Romissa Dames dans : « Vilém Flusser : vivre dans les programme » dossier dirigé par Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, 2019, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2019-1-page-207.htm#no1. Une version allemande a été publiée en 2002 : « Die Zeit Bedenken », dans : Goodbye, Dear Pigeons. Lab – Jahrbuch 2001/02 für Künste und Apparate, Köln, Verlag der Buchhandlung Walther König, p. 126–130. ». On sait également que Denis Raison et Vilém Flusser se sont rencontrés à Robion (où vivait Flusser) le 17 février 1983. Selon le chercheur Marc Lenot, au vu de ces éléments, on pourrait ainsi dater le texte « Considérations écologiques » de 1984-1985.

En France, Flusser reste difficilement classable, ses écrits et traductions étant dispersés dans des maisons d’édition de natures diverses (philosophie, design, etc.). Le chercheur Yves Citton, basé en France, compare Flusser à Marshall McLuhan, Gilbert Simondon, Félix Guattari ou Pierre Lévy, mais il l’oppose à Günther Anders 12 Yves Citton, « Naviguer ou filtrer. Vilém Flusser et l’alternative vampirique de l’imaginaire numérique », Hybrid, no 3, 2016, https://hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=615. Situer Flusser dans la pensée de son époque n’est pas chose facile. Sur le nucléaire, comme l’atteste « Considérations écologiques », Flusser semble plus proche d’Anders que de Simondon puisqu’il insiste sur le problème des déchets nucléaires qui, selon lui, sont des ordures qui ne s’assument pas comme telles 13 On sait que Simondon était un partisan de la recherche sur la fusion thermonucléaire pour résoudre le problème du stockage des déchets des centrales à fission. Voir : Gilbert Simondon, « Trois perspectives pour une réflexion sur l’éthique et la technique » [1983], dans : Sur la technique (1953-1983), Paris, Puf, 2014, p. 340.. Pourtant, pour le resituer dans des termes contemporains, Flusser n’est ni techno-critique, ni techno-progressiste, et vraisemblement il n’est ni pro-nucléaire ni anti-nucléaire. Flusser, c’est le ni… ni… par excellence. Rangez-le dans une case, celle-ci se brise immédiatement !

Il n’y a pas de filiation directe entre l’écologie politique française et Flusser ; ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas résonnance. Mais, selon nous, si Flusser devait faire écho plus directement (du moins par l’approche et le style) à un penseur français qui lui aurait été contemporain, cela serait Abraham Moles (1920-1992) qui était le premier à systématiquement penser ensemble design et environnement. Comme Flusser, dont il était proche, Moles ne sépare pas les questions écologiques des questions médiatiques. Les questions environnementales rejoignent ce qu’on appelle aujourd’hui « l’écologie des médias », et que Moles désignait sous l’expression d’« écologie de la communication 14 Abraham Moles, « L’écologie de la communication. Réseaux, messages et transactions », dans : Abraham Moles, Claude Zeltmann (dir.), La communication et les mass media, Verviers, Dictionnaires Marabout, 1971. ». Moles, comme Flusser, aborde la théorie de l’information en termes physiques, en parlant par exemple d’entropie et de néguentropie.

Flusser, entre écologie des médias et écologie du milieu

Flusser est-il écologiste ? La question est mal posée. Il n’est ni contre, ni avec les écologistes. S’il est écologiste, c’est à sa manière, singulière. Ses « considérations écologiques » sont à la fois une claque et un salut pour la pensée écologique ; elles forcent, en tout cas, à hétérogénéiser la pensée écologique. Il ne faut pas se méprendre : le modèle circulaire défendu par Flusser ne fait pas écho à la vision organiciste de la Nature ou de la Terre qu’on retrouve à la même époque chez des personnalités aussi différentes que Carolyn Merchant 15 Carolyn Merchant, La Mort de la nature [1980], trad. de Magot Lauwers, Marseille, Wildproject, 2021. et James Lovelock 16 James Lovelok, La terre est un être vivant : l’hypothèse Gaïa [1979], Paris, Flammarion, 2017.. Il n’y a pas de Nature ou de Gaïa chez Flusser, il y a des êtres au milieu d’autres êtres, ni tout à fait objet, ni tout à fait déchet. Il n’y a pas non plus, et cela décevra probablement les plus écologistes des lecteurs, de réelle pensée de la limite : il ne dit pas assez à quel point le modèle circulaire n’est pas infini, et suppose une limite (limite que le récent modèle du donut, par exemple, essaie de théoriser à sa manière 17 Kate Raworth, La théorie du donut : l’économie de demain en 7 principes, Plon, 2018.).

Il y a au moins deux grandes traditions de l’écologie : l’écologie de la nature et l’écologie de la technique ; et cette opposition recoupe une autre opposition, plus fondamentale encore : celle de l’écologie de l’environnement et de l’écologie du milieu 18 Sur cette double opposition, voir : Victor Petit, La Voie du milieu, Paris, Le Pommier, à paraître, 2022.. L’écologie de Fuller est clairement une écologie de la technique plutôt que de la nature, et une écologie du « mi-lieu » (relatif) plutôt que de l’environnement (absolu). L’écologie de Fuller prend pour objet le médium, et pour méthode le milieu. On pourrait donc lui attacher une double tradition. D’une part on pourrait le rattacher à l’« l’écologie des médias 19 Les racines de l’écologie des médias peuvent être cherchées dans les années 1960-1970, du côté de McLuhan ou de Bateson (1970, 1980) mais c’est plus récemment que ce champ de recherche s’est organisé, avec la fondation en 1998 de l’Ecology Media Association par Neil Postman, auteur phare de ce mouvement, avec Friedrich Kittler, Casey Man Kong Lum, Jussi Parikka pour les européens et Régis Debray, Daniel Bougnoux, Louise Merzeau, Thierry Bardini, Yves Citton pour les francophones. », définie par le critique Neil Postman (1931-2003) en 1970 comme l’examen de « la façon dont les médias affectent la perception humaine, la compréhension, les sentiments et les valeurs ; et comment notre interaction avec les médias facilite ou empêche nos chances de survie 20 Neil Postman, The Media Ecology Association (MEA), 1970, https://media-ecology.wildapricot.org/What-Is-Media-Ecology. Cité dans : Patrick-Yves Badillo, « L’écologie des médias ou l’impérieuse nécessité de développer la recherche sur les médias », Écologie des médias, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 1-27. ». D’autre part, on pourrait le rattacher à l’écologie du milieu technique (contre la wilderness), caractéristique de l’écologie politique française (historiquement : De Jouvenel, Gorz, Castoriadis, Guattari ; plus proche de nous : Stiegler) 21 Victor Petit, Bertrand Guillaume, « We have never been wild. Towards an ecology of technical milieu », dans : Sacha Loeve, Xavier Guchet, Bernadette Bensaude-Vincent (dir.), French Philosophy of Technology, Springer, 2018, p. 81-100, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02271585.

En ce qui concerne l’écologie des médias, l’héritage de Flusser n’est pas direct. Plutôt que de le rattacher à McLuhan (1911-1980), nous pourrions le rapprocher de Gregory Bateson (1904-1980) et de son « écologie de l’esprit » car celle-ci offre une méthode pour ne pas séparer le sujet de son milieu 22 Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind [1972], New York, Chandler / Ballantine, 1976 ; Gregory Bateson, A Sacred Unity. Further Steps to an Ecology of Mind, New York, Comelia & Michael Bessie, 1991..

En ce qui concerne le lien à l’écologie du milieu technique, là encore l’héritage de Flusser n’est pas direct. Pourtant, la pensée écologique de Flusser pourrait faire écho à ce que nous avons appelé « l’écologie technologique » de Gilbert Simondon (1929-1984), en ce sens que l’une et l’autre tentent de penser ensemble écologie et technologie 23 Victor Petit, Cléo Collomb, « Situer l’écologie technologique de Simondon », dans : Jean-Hugues Barthélemy, Ludovic Duhem (dir.), Écologie et technologie. Penser l’avenir après Simondon, Paris, Matériologiques, à paraître.. En effet, le point commun entre Flusser et Simondon, par ailleurs si différents, est de lutter contre le dualisme philosophique de la nature et de la culture 24 Pour comprendre Simondon, il est important de ne pas diviser l’œuvre entre d’une part sa philosophie de la nature (et de l’individuation) et d’autre part sa philosophie de la technique (et des modes d’existence), et pour cela de ne pas séparer sa philosophie du milieu (l’associé de l’individu physique, biologique, psycho-social, et technique) de sa philosophie du mi-lieu (son relationnisme onto-génétique qui condamne l’onto-logie du tiers-exclu et de l’identité).. Or c’est bien la technologie (de la nature comme de l’être humain) qui inspire la philosophie simondonienne du milieu, un « milieu » qui ne désigne ni la « nature » (vierge de toute technique), ni « l’environnement » (vierge de tout sujet). Si l’écologie de Flusser fait écho à celle de Simondon, c’est qu’elle décline à sa manière cette pensée par le mi-lieu, qui était le propre de ce que Simondon appelait « la mentalité technique » (1961), et qui semble commune aux deux philosophes. « La mentalité technique » désigne notamment une disposition à penser par-delà l’opposition du vivant et de l’inerte, de l’humain et du non-humain 25 Celle-ci est en fait « un mode de connaissance sui generis, employant essentiellement le transfert analogique et le paradigme, en se fondant sur la découverte des modes communs de fonctionnement, de régime opératoire, dans des ordres de réalité par ailleurs différents, choisis aussi bien dans le vivant ou l’inerte que dans l’humain et le non-humain. » Gilbert Simondon, « La mentalité technique » [1961], dans : Sur la technique (1953-1983), op. cit., p. 296.. S’il y a un point commun entre Flusser et ce que nous avons appelé « l’écologie du milieu technique 26 Victor Petit, Bertrand Guillaume, « We have never been wild. Towards an ecology of technical milieu », op. cit. », c’est dans cette volonté de détacher l’écologie de tout « retour à la nature ». Et c’est bien cette tendance « romantisme » ou au naturalisme qui fait craindre à Flusser que le progressisme (écologique) ne se transforme en réaction 27 Flusser note que, « en transformant la nature en culture, l’homme réalise des valeurs. Et il valorise le réel. C’est la base de toute morale productrice (ou ‹ progressiste ›), et de tout engagement de l’homme dans la culture. Et c’est aussi la raison pour laquelle tout engagement dans la nature (tout ‹ romantisme ›), a un parfum de réaction ». Et il souligne, ainsi le passage du modèle linéaire au modèle circulaire n’est pas un progrès mais « provoque une crise de la politique : le progressisme est en train de devenir une réaction »..

Gilbert Simondon (comme Georges Canguilhem) avait la même crainte et se refusait à comprendre l’écologisme comme un naturalisme car cela fait partie de la définition de la technique, et donc de l’être humain, que de transgresser l’ordre naturel : « les techniques et la transgression me paraissent être la même chose 28 Gilbert Simondon, « Sauver l’objet technique » [1983], 2014, p. 450.
 », dit Simondon. De ce point de vue, les philosophies de Flusser et de Simondon renvoient dos à dos le progressisme technologique et sa critique naturaliste et cherchent toutes deux à surmonter le clivage contemporain entre les techno-prophètes (les transhumanistes) et les bio-conservateurs (les écologistes).

On pourrait, finalement, situer Flusser entre Simondon et Guattari. Ses « Considérations écologiques » préfigurent, à quelques années d’écart, Les trois écologies de Guattari (1989) au sens où Flusser sait déjà très bien que la question environnementale n’est qu’un aspect de l’écologie, qui est aussi mentale et sociale – ce pourquoi la pensée écologique nécessite selon lui une refonte complète de l’ontologie, de l’épistémologie, de la politique et de l’esthétique.

L’être-au-milieu

À notre connaissance, Flusser est rarement cité chez les « écolos ». On peut pourtant penser à son étrange opuscule sur l’être-au-monde des poulpes : Vampyroteuthis infernalis (1987) 29 Baptiste Lanaspeze, Marin Schaffner, Les pensées de l’écologie. Un manuel de poche, Marseille, Wildproject, 2021.. S’il réfléchit au poulpe, avant Vinciane Despret 30 Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, Arles, Actes Sud, 2021., c’est pour nous faire comprendre que « ce dernier est bel est bien avec nous sur Terre : il est un Être-avec 31 Vilém Flusser, Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis [1re publication en allemand en 1987], trad. de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015. p. 15. ». On pourrait dire de Flusser qu’il pense parmi les choses, et non au-dessous ou à côté d’elles…. « Être parmi », c’est être per medio. Dans cette même anthologie, on trouve aussi un extrait des philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari, intitulé « Penser par le milieu », où les auteurs substituent au modèle de l’arbre celui du rhizome acentré ou de l’herbe qui pousse par le mi-lieu 32 Gilles Deleuze & Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Tome 2, Milles plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 27-28. De tous les textes présents dans cette anthologie, c’est bien de celui-ci que les « considérations écologiques » de Flusser semblent le moins éloignées.

Si nous devions nommer l’ontologie propre à Flusser, nous dirions qu’il élabore une théorie générale de « l’être comme mi-lieu ». Entre 1981 et 1983 (presque à la même époque que ses « Considérations écologiques ») 33 Pour une chronologie plus précise, voir : Élise Rigot, « Vampyroteuthis Infernalis as Bioluminescent Lighthouse to Think among the Living. Some Mutations: From 1981 to 1991 », Flusser Studies, no 30, 2020, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03197472, Flusser rédige à Robion, en français, un essai plastique – une « fiction zoologique ». Au contact de l’artiste Louis Bec, Flusser se passionne pour un mollusque céphalopode (Vampyroteuthis Infernalis) et son monde, sa culture, qui devient une métaphore de l’humanité numérisée filtrant les données liquides au plus profond de l’océan qu’elle s’est créée 34 Vilém Flusser, Louis Bec, op.cit.. Pour ce mollusque, tout se joue au milieu : son corps (discriminant digestif) est un entre-deux (une intrication de plis membranaires) dans un milieu en flux. En son cœur est le mésoderme, situé « entre les dermes délimitant et digérant », entre le milieu extérieur et le milieu intérieur ; et ce cœur lui-même est un mil-lieu : l’environnement n’y environne plus, puisqu’il traverse l’être. « Les choses environnantes ne sont rien d’autre que les mailles de ce tissu, et nous ne sommes nous-mêmes qu’une des mailles 35 Ibid., p. 34.. » Ce concept de maillage est au cœur de la pensée écologique du chercheur contemporain Timothy Morton 36 Timothy Morton, La pensée écologique [2010], trad. de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Paris, Zulma, 2019.. La pensée écologique de Flusser, tout comme celle de Morton, a pour singularité d’être une écologie sans nature et sans environnement. Morton s’inspire du philosophe Emmanuel Lévinas, qui disait que « la chose existe au milieu de ses déchets 37 Timothy Morton, ibid., p. 90, citant Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de Poche, 2017, p. 148. » – une phrase que Flusser aurait pu prononcer.

La théorie flusserienne de « l’être au milieu » a des résonances directes autant dans sa théorie des médias que dans ses « Considérations écologiques ». À chaque fois, le plus dur pour le lecteur de Flusser, est de penser au milieu sans prétendre s’en extraire, de commencer au milieu sans vouloir remonter plus loin en arrière. Pour Flusser, la nature et la culture ne sont que des horizons, nullement notre milieu. Or ce milieu, dans lequel nous devons apprendre à penser et à agir, est précisément un mi-lieu, un entre-deux, un intermédiaire ambigu : un conglomérat de déchets et d’objets non-finis, c’est-à-dire ni finis, ni infinis.

Du cercle à la droite, et retour

L’opposition de la droite et du cercle, ou du mouvement circulaire et du mouvement linéaire, au cœur du texte de Flusser, fait écho à celle des êtres humains et des dieux, de la Terre et du ciel, du monde ici-bas (sub-lunaire) et du monde de l’au-delà (supra-lunaire). Cette opposition est caractéristique de la « révolution scientifique » qui, selon l’historien et philosophe des sciences Alexandre Koyré (1892-1964), peut être comprise comme le moment où le cercle devint un cas particulier de la ligne (inertielle), où se fait jour l’explication du curviligne par le rectiligne, ce qu’il nomme avec profondeur « expliquer le réel par l’impossible 38 Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Puf, 1966, p. 166.. »

La naissance de la modernité a pu être interprétée comme le passage du monde fini et centré des lieux à l’espace in(dé)fini et décentré du mi-lieu. Cette révolution, le philosophe Pascal l’éprouva dans sa chair et dans ses Pensées (1669) posthumes, notamment dans les notes réunies sous le nom de « Transition ». Pascal dépasse la « disproportion de l’homme » et définit la condition de l’humanité par le milieu au moment même où il comprend que l’humanité n’est plus au centre 39 Blaise Pascal, Pensées, opuscules et lettres, Paris, Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIe siècle », 2010. L’extrait est consultable ici : http://www.penseesdepascal.fr/Transition/Transition4-moderne.php : « C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu » 40 Blaise Pascal, Pensées (Laf. 518, Sel. 452).. Trois siècles après Pascal, ce n’est plus l’infinité de l’univers qui nous effraie mais la finitude de notre milieu. Quiconque prend au sérieux la crise écologique devrait relire Pascal, du moins s’il pense encore que la « transition » écologique peut s’énoncer en termes de connaissances scientifiques ou de solutions techniques. La philosophie (pascalienne) du milieu suppose de renoncer au commencement aussi bien qu’à la fin. Au milieu nous sommes, et nous resterons…

Comprendre les « Considérations écologiques » de Flusser suppose d’appréhender que le passage moderne du cercle à la droite ne s’est pas entièrement effectué. En effet, nous avons confondu le centre et le milieu, si bien que nous sommes demeurés anthropocentrique alors même que nous n’avions plus de centre 41 Cette opposition du centre et du milieu, discutée par les scolastiques, a été réactualisée par Peter Sloterdijk.. Le modèle circulaire que suggère Flusser dans ce texte n’a rien à voir avec le monde circulaire des anciens car il substitue le milieu au centre. Dans le modèle circulaire de Flusser, l’humain n’est pas plus au centre qu’à l’extérieur du cercle.

Adieu à Malthus ! Le problème des déchets

Il y a fondamentalement deux manières d’aborder la crise écologique : la rareté des ressources d’une part et l’excès des déchets d’autre part. Flusser, dans ses « Considérations écologiques », exclut cette première manière – en ce sens, il est radicalement non-malthusien 42 Pour le pasteur Thomas Malthus (1766-1834), la guerre, la maladie et la famine constituent des solutions à la raréfaction croissante des ressources.. Selon Flusser, il n’y a pas un problème de raréfaction des ressources, mais un problème de poubelles, un problème de déchets :

« Or si on accepte ce modèle pour lequel la neutralité éthique de la nature et les valeurs culturelles ne sont que des mythes, ce n’est pas l’engagement dans la nature, mais l’engagement contre l’ordure qui s’impose. Ce n’est pas une morale de production, mais une morale de consommation qui s’impose. Il ne faut pas produire mieux, mais consommer mieux. Parce que ce n’est pas l’objet naturel qui nous menace, (le tigre, la pierre qui tombe), c’est l’objet mal consommé, mal digéré, (Seveso, le nazisme). Le problème politique posé par le modèle circulaire est celui de la digestion trop lente, de la consommation imparfaite. Nous en avons avalé trop pour pouvoir le digérer. »

Pour Flusser, les modèles de la connaissance dont nous avons hérités sont linéaires. Dans ce modèle l’être humain informe progressivement la nature, qu’il transforme de ce fait en culture. L’histoire humaine serait ainsi la « transformation progressive de la nature en culture » : au départ de cette transformation la nature serait vierge, à la fin de celle-ci et inversement, l’être humain, ou la culture, deviendrait naturalisée. Ce modèle dominant accompagne aujourd’hui le grand récit de l’anthropocène 43 Pour une critique de ce grand récit naturalisant, voir les travaux de Christophe Bonneuil et de Jean-Baptiste Fressoz.. On peut lire les deux visions de ce modèle (qui participent de l’idéologie libérale), et ses deux mouvements successifs, dans les deux best sellers de l’essayiste Yuval Harari qui sont précisément célèbres car ils prolongent ce modèle linéaire. Le premier parle en quelque sorte de l’anthropisation de la nature (sa conquête) tandis que le second nous conduit vers la naturalisation de la culture (dont participe le transhumanisme, ici compris comme « dataïsme ») 44 Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Paris, Albin Michel, 2015 ; Homo Deus : Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017..

Flusser soutient que le modèle linéaire est faux cela car il « est en contradiction avec le deuxième principe de la thermodynamique » : il suppose que l’information se conserve et s’accumule, alors qu’elle se dégrade, se décompose, s’oublie. Les civilisations sont mortelles, les informations sont éphémères. On peut penser ici aux travaux du mathématicien Nicholas Georgescu-Roegen 45 Nicholas Georgescu-Roegen, « De la science économique à la bioéconomie », Revue d’économie politique, vol. 88, no 3, 1978, p. 357-382. Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Boston, Harvard University Press, 1971. Georgescu-Roegen a insisté sur le fait que, du point de vue thermodynamique, le processus économique est entropique : pour produire, il puise continuellement des sources matérielles et énergétiques de basse entropie et les transforme en haute entropie, sous forme d’effluents et de déchets rejetés dans la biosphère. (1906-1994), bien que pour ce dernier la thermodynamique interdisait la croissance linéaire aussi bien que le mythe du recyclage circulaire et parfait. Il faut aussi préciser que le texte de Flusser n’indique pas de voie vers l’idée d’une « décroissance », qui intéressait autant Nicholas Georgescu-Roegen qu’André Gorz (1923-2007) 46 Il n’y a pas, chez Flusser, de réflexion sur l’élaboration d’une norme du « suffisant », telle qu’on la trouve par exemple chez Ivan Illich ou André Gorz.. Aujourd’hui, nous savons que l’économie circulaire accompagne une vision faible de la soutenabilité, qui consiste précisément à nous faire croire à la possibilité de la croissance économique grâce au « découplage » entre les flux économiques et les flux de matière et d’énergie.

Pour Flusser, le modèle circulaire (et non pas l’économie circulaire) s’impose face au modèle linéaire. Le terme d’économie circulaire est postérieur au texte de Flusser 47 À l’époque, on parlait plutôt d’industrial ecology dans une perspective comparable. Ce terme apparaît à la fin des années 1980 : Robert A. Frosch et Nicholas E. Gallopoulos, (1989), « Strategies for Manufacturing », Scientific American, 261 (3), 1989, pp. 144–152., quoique l’idée soit plus ancienne, et ne résume pas l’idée fondamentale du texte selon laquelle l’ontologie et l’épistémologie du design écologique sont encore à inventer. Flusser définit ainsi la logique circulaire : « l’homme transforme la nature en culture en informant les objets trouvés, et ces objets informés se dés-informent ‹ naturellement › pour redevenir nature ». Cette définition n’est pas sans poser problème, et le « naturellement », même entre guillemets, semble ici bien naïf, voire semble contredire le propos principal du texte. Cette opposition du modèle linéaire et du modèle circulaire est déclinée par Flusser dans quatre perspectives, dont nous donnons ci-dessous une schématisation avant d’en discuter les difficultés.

Déchets et produits demi-finis

La thèse de Flusser est d’abord ontologique, et pourrait en quelque sorte faire écho à l’« empire du milieu » du sociologue des sciences Bruno Latour 48 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1992., et à sa critique du dualisme nature/culture (critique qui nous conduit de l’historien des sciences Serge Moscovici hier 49 Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968 ; Serge Moscovici, La Société contre nature, Paris, Union générale d’éditions, 1972., à l’anthropologue Philippe Descola aujourd’hui 50 Philippe Descola, Par delà Nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.). Nature et culture sont des mythes, car il n’y a ni pure nature, ni pure culture ; il n’y a que des êtres au milieu de la production et de la consommation. Il n’y a, en réalité, que des « produits demi-finis » (pas encore tout à fait culture) et des ordures (pas encore tout à fait nature). Il n’y a pas d’un côté la Nature et de l’autre la Culture, mais des natures, « secondaire », « tertiaire », etc., et des cultures palimpsestes, des cultures qui se recyclent.

Les deux exemples que prend Flusser dans ses « Considérations écologiques » sont radicaux, et illustrent la nouvelle condition contemporaine du technocène :
1 – La Lune est un satellite demi-fini de la NASA, et en même temps un déchet de la NASA.
2 – La faune de la Méditerranée est un produit demi-fini de la pisciculture, et en même temps un déchet de la pêche.

Ni la Lune ni la faune de la Méditerranée ne sont ici des êtres de nature, ce sont des entre-deux, entre nature et culture, où le produit « demi-fini » et le « déchet » circulent l’un dans l’autre. Se situer au milieu, c’est se situer dans l’indétermination, car la culture demi-finie et la nature demi-finie, peuvent se convertir l’une dans l’autre : les produits demi-finis risquent toujours de retomber dans la nature, tout comme les déchets peuvent retourner à la culture. En réalité, avec Flusser, il conviendrait de parler de « technonature », ou plus précisément de « paranature ». Dans un texte éponyme publié en 1978, expliquent les chercheur·euses Martha Schwendener et Marc Lenot, « Flusser s’oppose à la thèse disant que la culture existe comme transformation de la nature. Flusser définit ‹ l’orthonature › comme la version communément admise de la nature, universelle et omniprésente, préexistante à la culture, et la ‹ paranature › comme un ensemble de toutes les natures et cultures réduites à des catégories épistémologiques pour les rendre compréhensibles et manipulables 51 Martha Schwendener, Marc Lenot, « Présentation de Orthonature Paranature », Flusser Studies, no 31, 2021 : « Orthonature Paranature est le troisième livre en français de Flusser, après La Force du Quotidien en 1973 et Le Monde codifié en 1974, et le dernier publié en France de son vivant : il a été publié en février 1978 par l’Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste (ISRP). » ».

Plutôt que de « demi-fini », qui suggère à tort l’idée d’un centre sur une ligne, Flusser aurait dû parler d’objets et de systèmes techniques « non-finis ». C’est cette intuition qui nous semble la plus prometteuse, car cela serait effectivement une révolution pour le design que de se fonder sur cette idée que la conception est par essence « non-finie ». Jamais le design ne peut se clore sur lui-même. C’est là une nouvelle perspective pour l’open design qui inscrit l’inachèvement dans le processus même de création.

Les problèmes du modèle circulaire

Une chose est claire : il faut abandonner le modèle linéaire progressiste, pour tenter de penser un modèle circulaire répétitif. Là où Flusser est plus subtil qu’il n’y paraît, c’est qu’il ne se contente pas d’exposer le passage d’un modèle à un autre, il pointe pour chacune des dimensions, les problèmes propres à ce nouveau modèle. La substitution du modèle circulaire au modèle linéaire s’impose, mais à aucun moment elle n’est perçue comme un progrès : les conséquences « peuvent être effroyables » conclut-il. Si tout est affaire de circulation nature-culture, le problème ontologique principal du modèle circulaire, nous dit Flusser, est un problème d’embouteillage. Il y a impasse quand le cycle est rompu, quand le produit-demi fini ne se finit pas (comme les médicaments contre la mort) ou lorsque les ordures ne se désinforment pas (comme les déchets nucléaires). Le modèle circulaire présente en outre plusieurs ambiguïtés, dont la principale tient aux choix de la direction du processus au sein du cercle :

« Le passage vers la société de consommation est ambigu, parce que l’engagement contre l’ordure peut prendre deux formes : celle de l’accélération de la désinformation, (transformer l’ordure en nature) et celle du recyclage, (retransformer l’ordure en culture). Ce sont deux engagements politiques opposés. L’un est anti-technique, il désire que l’ordure devienne éthiquement neutre, que le refoulé soit oublié, que la merde qui nous entoure soit poussée jusqu’au fond. L’autre est pro-technique, il désire que l’ordre redevienne valable, que le refoulé soit sublimé, et qu’on profite de la merde. »

Au risque de nous répéter, Flusser fait donc voler en éclats l’idée d’une nature originaire et stabilisée au profit de couches hybridant culture et nature et où alternent des phases d’information et de désinformation (d’oubli) : « La vision politique de l’un est une ‹ nature › tertiaire et quaternaire, composée d’une ordure oubliée » ; « La vision politique de l’autre est une ‹ culture › palimpseste, composée d’une ordure recyclée ». Flusser en tire des conséquences pour les partis politiques : « Le clivage du futur ne sera plus entre la gauche qui désire changer la ‹ culture ›, et la droite qui désire la préserver, mais entre la désinformation accélérée et le recyclage. » Flusser renvoie donc dos à dos les communautés « alternatives » (ZAD, permaculture, etc.) qui tendent vers la désinformation ou du moins qui en rêvent, et les logiques de rentabilité propres à la Silicon Valley qui poussent vers toujours plus d’informations – d’un côté le réconfort de l’oubli, de l’autre son déni.

De l’écologie des médias au dépassement de l’opposition sujet/objet

Le propre du modèle circulaire est qu’il interdit de fixer les choses, contrairement au modèle linéaire qui pose que l’on est soit nature, soit culture, mais qu’on ne peut être l’un et l’autre à la fois. Or nature et culture sont imbriquées comme matière et information. Plusieurs projets récents jouent de ces limites 52 On trouvera quelques exemples de tels cas dans : Nicolas Nova, et Félicien Goguey, « Le black fax et ses dérivés », Techniques & Culture, vol. 74, no 2, 2020, pp. 150-151, https://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2020-2-page-150.htm
. Benjamin Gaulon 53 Site Web de Benjamin Gaulon : http://www.recyclism.com, par exemple, mobilise dans son installation Refunct Media (2020) des machines a priori obsolètes (télévisions à tube cathodique, consoles de jeux « antiques », caméras, tournes disques, radios, etc.) « pour les interconnecter dans un assemblage linéaire évoquant une chaîne de production ou un étalage. L’ensemble produit une boucle sonore, visuelle et kinétique […] que Benjamin Gaulon qualifie de ‹ hardware sampling › 54 « Retour sur le workshop Refunct Media par Benjamin Gaulon », Nantes, Stereolux.com, novembre 2020, https://www.stereolux.org/blog/retour-sur-le-workshop-refunct-media-par-benjamin-gaulon ». L’usage du terme linéaire, à cet endroit, est intéressant car il s’agit, en termes flusseriens, d’une mise en évidence du modèle circulaire au sein de la linéarité industrielle. Un tel projet ouvre également des pistes quant aux problèmes esthétiques soulevés par Flusser :

« Ainsi, l’ordure sous forme de Kitsch peut s’emparer de la culture. Le problème politique : accélérer la désinformation ou recycler ?, devient caduque. La circulation se renverse, et l’ordure avale la culture. C’est cela le problème esthétique posé par le modèle circulaire : comment éviter que le Kitsch s’installe et transforme la société en société programmée, totalitaire ? Je ne pense pas que les accélérateurs de la désinformation et les recycleurs savent y répondre. »

L’exemple de Refunct Media montre pourtant qu’en connectant des démarches de recyclage et de programmation, il est possible dépasser le risque d’un monde avili par le kitsch et transformé en ordure. Face aux utopies progressistes toujours présentes à notre époque (la Silicon Valley et ses équivalents asiatiques sont plus puissants que jamais), « l’archéologie des médias 55 Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des médias ? [2012], trad. de l’anglais (américain) par Christophe Degoutin, Grenoble, UGA coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2018. », dont Flusser est habituellement considéré comme un des précurseurs, fait au contraire surgir des connexions inattendues entre des couches techniques réalisées ou non. L’archéologie (que Flusser classe ici comme « science des ordures ») est en effet davantage une science des strates, dont certaines peuvent remonter à la surface comme des poches temporelles. Plus précisément, l’archéologie des médias invite à penser une relation non instrumentale aux appareils médiatiques, et s’il elle s’apparente à une écologie des médias c’est bien en ce sens qu’elle n’isole pas l’organisme de ses interactions médiatiques 56 Comme le note Yves Citton : « Le fonctionnement des médias oblige […] à reconfigurer certaines oppositions habituelles, comme celle qui distingue un ‹ milieu › d’un ‹ organisme › vivant dans ce milieu : cette distinction patine dès lors que les flux médiatiques nous ‹ traversent › et nous ‹ informent ›, davantage qu’ils ne nous ‹ entourent › ou ne nous ‹ connectent › » (Yves Citton, Frédéric Neyrat, Dominique Quessada. « Envoûtements médiatiques », Multitudes, no 51, 2012, pp. 56-64)..

Le modèle circulaire de Flusser s’accompagne ainsi de l’idée selon laquelle, dans un monde de médias, l’opposition entre sujet et objet ne tient pas. L’objet supposant un écart avec le sujet (qui contrôle, qui existe comme entité séparée, etc.), nous préférons pour cette raison parler de « chose » – terme qu’affectionnait d’ailleurs Flusser si l’on pense à son ouvrage phénoménologique Choses et non choses. Esquisses phénoménologiques (Dinge und Undinge. Phänomenologische Skizzen) publié pour la première fois en allemand en 1993 à titre posthume. Face à un monde encombré d’ordures ou d’informations, le « modèle circulaire » de Flusser éclaire à nouveaux frais l’opposition objet/sujet. Cette dichotomie reste peu interrogée dans les méthodologies de design 57 Alexandre Saint-Jevin propose le concept de « chose » dans son article « Sur la trace de l’humain dans les ‹ objets › de design », Non-Fiction, 2018, https://www.nonfiction.fr/article-9264-sur-la-trace-de-lhumain-dans-les-objets-de-design.htm, marquées par la pensée « centrée utilisateur » 58 Voir : Anthony Masure, « Manifeste pour un design acentré », dans : Design et humanités numériques, Paris, B42, coll. « Esthétique des données », 2017. qui domine encore l’industrie des biens et services. Face à la crise écologique, beaucoup pensent qu’il suffit de changer de techniques (green technology, « croissance verte » ou « développement durable ») : la lecture de Flusser enseigne au contraire qu’il faut d’abord changer notre conception de la technologie qui, comme l’écologie, devient une science des produits demi-finis et des déchets.

À propos de ces considérations épistémologiques, Flusser n’hésite pas à parler de « révolution scientifique ». S’il y a bien une révolution épistémologique, c’est car l’écologie (ici comprise comme science propre au modèle circulaire) interdit de séparer les sciences de la nature et les sciences de la culture 59 L’écologie, dit Fuller, n’est « ni ‹ dure › ni ‹ molle › ».. Du point de vue épistémologique, le design et l’écologie participent de la même volonté de ne plus séparer les Sciences des Humanities. C’est une autre manière de dire que l’éco-design véritable se situe en-deçà de la séparation du sujet et de l’objet, du comportement et du produit. Quand Flusser affirme que la science des produits demi-finis est encore à inventer, est-ce à dire que le design, du moins le design radicalement circulaire, n’existe pas encore ? Quoiqu’il en soit, selon lui, le design circulaire sera, comme l’écologie, une « science des produits demi-finis et des ordures ».

Conclusion : pour un mi-lieu technique

Le texte de Flusser a les défauts de ses qualités. Il explose. Et une explosion ne se digère pas. Sa lecture du passage du modèle linéaire au modèle circulaire est incontestablement géniale, mais pose à nos yeux au moins deux gros problèmes. Le premier est le risque de substituer un dualisme (linéaire/circulaire) à un autre (nature/culture). Le second est de se méprendre sur les dualismes, ou plutôt les tensions propres au modèle circulaire.

S’il y a bien une idée que nous refusons, c’est celle selon laquelle le clivage gauche/droite ne résiste pas au passage au modèle circulaire. Certains théoricien·nes de l’extrême-centre prétendent la même chose, en lui substituant le clivage des bio-conservateurs et des transhumanistes 60 Nicolas Miailhe, « Vers un nouvel âges du politique », Usbek et Rica, 2016, https://usbeketrica.com/fr/article/vers-un-nouvel-age-du-politique. Or, nous l’avons répété, le milieu n’est pas le centre ; et Fuller à aucun moment ne prétend se situer au centre des pro-tech et des anti-tech. Il montre au contraire la connivence qu’il y a entre les anti-tech qui défendent la permaculture, et les pro-tech qui sont finalement les héritiers d’un autre Flusser, à savoir Buckminster Fuller, adepte d’un design environnemental capable de faire plus avec moins.

Là où Fuller dit vrai, c’est que quelque part, les bio-conservateurs et les transhumanistes rêvent tous deux de circularité en lieu et place de linéarité. Flusser se trompe en caricaturant le camp des écologistes (c’est-à-dire, finalement, ceux qui ont intégré la critique radicale du modèle linéaire et de ses effets néfastes pour l’industrie et la culture, aussi bien que pour la Méditerranée, ou pour notre milieu dans son ensemble). L’écologie du milieu technique, qu’il côtoie sans la connaître, n’est ni pro-nature ni pro-tech, pas plus qu’elle n’est anti-nature ou anti-tech. Il n’y a pas d’un côté la voie de la désinformation (laissons faire la nature) et de l’autre la voie de la sur-information (traçons les déchets, bouclons les flux), il y a des êtres qui précisément se débattent au milieu de produits non finis. L’idée centrale de l’écologie du milieu technique ne nous semble pas de promouvoir les 3Rs (Reduce, Reuse Recycle) bien connus des designers du déchets, afin de transformer les ordures en nature ou en culture, mais de se réapproprier le milieu technique qui est le sien, ce qui suppose de relier ce que précisément Flusser divise, à savoir le cycle de production et celui de la consommation 61 Au contraire de Fuller, l’écologie d’Ivan Illich (1926-2002) ou d’André Gorz met au centre de son analyse la nécessité de rétablir l’unité du sujet de la production et du sujet de la consommation.. Car pour réduire notre production de déchets, il faut aussi et d’abord changer notre relation aux objets (qui ne sont précisément pas des ob-jets séparables du sujet). Ceux qui travaillent à la réappropriation du milieu technique et qui défendent l’autonomie technique contre le machinisme qui externalise les déchets (à l’exemple de l’association l’Atelier Paysan 62 L’Atelier Paysan, Reprendre la Terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Paris, Seuil, 2021.) sont aussi ceux qui travaillent à une conversion écologique radicale. Autres éléments de nuance : ce que Flusser appelle « désinformation » nécessite des compétences techniques (et n’est donc pas « anti-technique »), et l’utopie d’une datafication (d’une informatisation) totale du monde butte contre l’obsolescence du hardware et du software (nombre de données ne peuvent plus être lues ou ont été perdues, hackées, effacées…).

Par certains de ces propos, Flusser nous semble en dessous de son intuition, celle selon laquelle le modèle circulaire contredit le mythe de l’économie circulaire (pour laquelle il suffit de transformer ses déchets en ressources). Pourtant si on lit attentivement ses « Considération écologique », à aucun moment Flusser ne semble présenter le modèle circulaire comme une solution au problème des déchets ; au contraire, il semble dire que le modèle circulaire nous force à vivre avec nos déchets qu’il faut désormais considérer non seulement comme des êtres à part entière, mais comme le modèle même de l’être. Si le texte de Fuller nous invite à reconsidérer l’écologie, c’est en surmontant la caricature qu’il expose entre les pro-nature d’un côté et les pro-culture de l’autre. Son modèle circulaire aide précisément à ne pas se satisfaire d’une telle opposition, car chacune des deux parties sous-estime ce que le design circulaire a de radicalement écologique : la nécessité de ne plus classer les êtres en fonction du degré de nature qu’ils ont ou qu’ils n’ont plus, et de comprendre que le cercle en question annihile la distinction entre le design et le non-design. L’idée centrale du texte nous semble celle-ci : il n’y a pas moins de design dans un objet qu’on fabrique que dans un déchet qu’on jette. Et cette idée invite non seulement à reconsidérer l’objet du design, mais aussi son idéologie. Car finalement, avec la critique du modèle linéaire, c’est toute la rhétorique du projet et de l’innovation qui s’effondre. Il nous faudrait alors comprendre, à l’instar du collectif Disnovation, qu’un design radicalement non-linéaire suppose d’une part de « remettre en question les idéologies techno-positivistes dominantes, et [d’autre part] de stimuler les récits post-croissance 63 Disnovation (Nicolas Maigret et Maria Roskowska), 2020, https://disnovation.org/about.php ».

Notes

1 La graphie d’origine du tapuscrit à la machine à écrire indique « Considerations “ecologiques”. » (sans accents, avec guillemets droits, et avec un point final). Ce texte est conservé aux Archives Flusser de la UdK Berlin. Sauf contre-indication, les citations de Flusser reproduites dans cet article sont extraites de ce texte.

2 Élise Rigot, Jonathan Justin Strayer, « Retour vers 1972 : rouvrir les possibles pour le design et l’économie face aux effondrements », Paris, Puf, Sciences du Design, vol. 11, no 1, 2020, p. 32-41, https://www.cairn.info/revue-sciences-du-design-2020-1-page-32.htm

3 Victor Petit, Nathalie Bruyère, Global Tools (1973-1975). Design, dé-projet et Low-tech, Toulouse, IsdaT, à paraître, 2022.

4 Victor Papanek, Design pour un monde réel, éd. établie par Alison J. Clarke et Emanuele Quinz, trad. de l’anglais (États-Unis) par Robert Louit et Nelly Josset, Dijon, Presses du réel, 2021.

5 Conservatrice principale du département d’architecture et de design du MoMA, New York City.

6 Les auteurs de ce texte remercient vivement Marc Lenot de leur avoir fourni ces éléments historiques.

7 Cette structure est créée par Bernard Tournois en 1973, et présidée par Jacques Rigaud (le directeur était Bernard Tournois) de 1973 à 2012. Elle est remplacée en 1991 par le Centre national des écritures du spectacle, dirigé par Marianne Clévy à partir du 11 juin 2020.

8 Dans : Les Jardins de l’Utopie. Catalogue des expositions, 12 juillet au 30 octobre 1980, Villeneuve-lez-Avignon, CIRCA, p. 99–101.

9 Titre préparatoire : « Computer Culture (Rendre compte de l’impact naissant des technologies sur les aspects culturels et artistiques (image, son, musique, gestuelle…) »

10 Une version allemande est présente dans Nachgeschichte [Post-histoire] (Bollmann, 1993), chapitre « Vom Veraltern », Geschrieben im Umfeld des Treffens, « Informatique /Culture » [« De l’obsolescence », rédigé dans le cadre de la rencontre « Informatique /Culture »], La Chartreuse de la Villeneuve-les-Avignon, juillet 1983.

11 Ce document porte le no 862 dans les Archives Flusser (UdK Berlin). Il a été retranscrit du tapuscrit et édité par Romissa Dames dans : « Vilém Flusser : vivre dans les programme » dossier dirigé par Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, 2019, https://www.cairn.info/revue-multitudes-2019-1-page-207.htm#no1. Une version allemande a été publiée en 2002 : « Die Zeit Bedenken », dans : Goodbye, Dear Pigeons. Lab – Jahrbuch 2001/02 für Künste und Apparate, Köln, Verlag der Buchhandlung Walther König, p. 126–130.

12 Yves Citton, « Naviguer ou filtrer. Vilém Flusser et l’alternative vampirique de l’imaginaire numérique », Hybrid, no 3, 2016, https://hybrid.univ-paris8.fr/lodel/index.php?id=615

13 On sait que Simondon était un partisan de la recherche sur la fusion thermonucléaire pour résoudre le problème du stockage des déchets des centrales à fission. Voir : Gilbert Simondon, « Trois perspectives pour une réflexion sur l’éthique et la technique » [1983], dans : Sur la technique (1953-1983), Paris, Puf, 2014, p. 340.

14 Abraham Moles, « L’écologie de la communication. Réseaux, messages et transactions », dans : Abraham Moles, Claude Zeltmann (dir.), La communication et les mass media, Verviers, Dictionnaires Marabout, 1971.

15 Carolyn Merchant, La Mort de la nature [1980], trad. de Magot Lauwers, Marseille, Wildproject, 2021.

16 James Lovelok, La terre est un être vivant : l’hypothèse Gaïa [1979], Paris, Flammarion, 2017.

17 Kate Raworth, La théorie du donut : l’économie de demain en 7 principes, Plon, 2018

18 Sur cette double opposition, voir : Victor Petit, La Voie du milieu, Paris, Le Pommier, à paraître, 2022.

19 Les racines de l’écologie des médias peuvent être cherchées dans les années 1960-1970, du côté de McLuhan ou de Bateson (1970, 1980) mais c’est plus récemment que ce champ de recherche s’est organisé, avec la fondation en 1998 de l’Ecology Media Association par Neil Postman, auteur phare de ce mouvement, avec Friedrich Kittler, Casey Man Kong Lum, Jussi Parikka pour les européens et Régis Debray, Daniel Bougnoux, Louise Merzeau, Thierry Bardini, Yves Citton pour les francophones.

20 Neil Postman, The Media Ecology Association (MEA), 1970, https://media-ecology.wildapricot.org/What-Is-Media-Ecology. Cité dans : Patrick-Yves Badillo, « L’écologie des médias ou l’impérieuse nécessité de développer la recherche sur les médias », Écologie des médias, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 1-27.

21 Victor Petit, Bertrand Guillaume, « We have never been wild. Towards an ecology of technical milieu », dans : Sacha Loeve, Xavier Guchet, Bernadette Bensaude-Vincent (dir.), French Philosophy of Technology, Springer, 2018, p. 81-100, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02271585/

22 Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind [1972], New York, Chandler / Ballantine, 1976 ; Gregory Bateson, A Sacred Unity. Further Steps to an Ecology of Mind, New York, Comelia & Michael Bessie, 1991.

23 Victor Petit, Cléo Collomb, « Situer l’écologie technologique de Simondon », dans : Jean-Hugues Barthélemy, Ludovic Duhem (dir.), Écologie et technologie. Penser l’avenir après Simondon, Paris, Matériologiques, à paraître.

24 Pour comprendre Simondon, il est important de ne pas diviser l’œuvre entre d’une part sa philosophie de la nature (et de l’individuation) et d’autre part sa philosophie de la technique (et des modes d’existence), et pour cela de ne pas séparer sa philosophie du milieu (l’associé de l’individu physique, biologique, psycho-social, et technique) de sa philosophie du mi-lieu (son relationnisme onto-génétique qui condamne l’onto-logie du tiers-exclu et de l’identité).

25 Celle-ci est en fait « un mode de connaissance sui generis, employant essentiellement le transfert analogique et le paradigme, en se fondant sur la découverte des modes communs de fonctionnement, de régime opératoire, dans des ordres de réalité par ailleurs différents, choisis aussi bien dans le vivant ou l’inerte que dans l’humain et le non-humain. » Gilbert Simondon, « La mentalité technique » [1961], dans : Sur la technique (1953-1983), op. cit., p. 296.

26 Victor Petit, Bertrand Guillaume, « We have never been wild. Towards an ecology of technical milieu », op. cit.

27 Flusser note que, « en transformant la nature en culture, l’homme réalise des valeurs. Et il valorise le réel. C’est la base de toute morale productrice (ou ‹ progressiste ›), et de tout engagement de l’homme dans la culture. Et c’est aussi la raison pour laquelle tout engagement dans la nature (tout ‹ romantisme ›), a un parfum de réaction ». Et il souligne, ainsi le passage du modèle linéaire au modèle circulaire n’est pas un progrès mais « provoque une crise de la politique : le progressisme est en train de devenir une réaction ».

28 Gilbert Simondon, « Sauver l’objet technique » [1983], 2014, p. 450.

29 Baptiste Lanaspeze, Marin Schaffner, Les pensées de l’écologie. Un manuel de poche, Marseille, Wildproject, 2021.

30 Vinciane Despret, Autobiographie d’un poulpe, Arles, Actes Sud, 2021.

31 Vilém Flusser, Louis Bec, Vampyroteuthis infernalis [1re publication en allemand en 1987], trad. de l’allemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones sensibles, 2015. p. 15.

32 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Capitalisme et schizophrénie, Tome 2, Milles plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 27-28.

33 Pour une chronologie plus précise, voir : Élise Rigot, « Vampyroteuthis Infernalis as Bioluminescent Lighthouse to Think among the Living. Some Mutations: From 1981 to 1991 », Flusser Studies, no 30, 2020, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03197472/

34 Vilém Flusser, Louis Bec, op.cit.

35 Ibid., p. 34.

36 Timothy Morton, La pensée écologique [2010], trad. de l’anglais par Cécile Wajsbrot, Paris, Zulma, 2019.

37 Timothy Morton, ibid., p. 90, citant Emmanuel Levinas, Totalité et infini. Essai sur l’extériorité, Paris, Livre de Poche, 2017, p. 148.

38 Alexandre Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, Paris, Puf, 1966, p. 166.

39 Blaise Pascal, Pensées, opuscules et lettres, Paris, Garnier, coll. « Bibliothèque du XVIIe siècle », 2010. L’extrait est consultable ici : http://www.penseesdepascal.fr/Transition/Transition4-moderne.php

40 Blaise Pascal, Pensées (Laf. 518, Sel. 452).

41 Cette opposition du centre et du milieu, discutée par les scolastiques, a été réactualisée par Peter Sloterdijk.

42 Pour le pasteur Thomas Malthus (1766-1834), la guerre, la maladie et la famine constituent des solutions à la raréfaction croissante des ressources.

43 Pour une critique de ce grand récit naturalisant, voir les travaux de Christophe Bonneuil et de Jean-Baptiste Fressoz.

44 Yuval Noah Harari, Sapiens : Une brève histoire de l’humanité, Paris, éd. Albin Michel, 2015 ; Homo Deus : Une brève histoire de l’avenir, Paris, Albin Michel, 2017.

45 Nicholas Georgescu-Roegen, « De la science économique à la bioéconomie », Revue d’économie politique, vol. 88, no 3, 1978, p. 357-382. Nicholas Georgescu-Roegen, The Entropy Law and the Economic Process, Boston, Harvard University Press, 1971. Georgescu-Roegen a insisté sur le fait que, du point de vue thermodynamique, le processus économique est entropique : pour produire, il puise continuellement des sources matérielles et énergétiques de basse entropie et les transforme en haute entropie, sous forme d’effluents et de déchets rejetés dans la biosphère.

46 Il n’y a pas, chez Flusser, de réflexion sur l’élaboration d’une norme du « suffisant », telle qu’on la trouve par exemple chez Ivan Illich ou André Gorz.

47 À l’époque, on parlait plutôt d’industrial ecology dans une perspective comparable. Ce terme apparaît à la fin des années 1980 : Robert A. Frosch et Nicholas E. Gallopoulos, (1989), « Strategies for Manufacturing », Scientific American, 261 (3), 1989, p. 144–152.

48 Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes, Paris, La Découverte, 1992.

49 Serge Moscovici, Essai sur l’histoire humaine de la nature, Paris, Flammarion, 1968 ; Serge Moscovici, La Société contre nature, Paris, Union générale d’éditions, 1972.

50Philippe Descola, Par delà Nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.

51 Martha Schwendener, Marc Lenot, « Présentation de Orthonature Paranature », Flusser Studies, no 31, 2021 : « Orthonature Paranature est le troisième livre en français de Flusser, après La Force du Quotidien en 1973 et Le Monde codifié en 1974, et le dernier publié en France de son vivant : il a été publié en février 1978 par l’Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste (ISRP). »

52 On trouvera quelques exemples de tels cas dans : Nicolas Nova, et Félicien Goguey, « Le black fax et ses dérivés », Techniques & Culture, vol. 74, no 2, 2020, pp. 150-151, https://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2020-2-page-150.htm

53 Site Web de Benjamin Gaulon : http://www.recyclism.com

54 « Retour sur le workshop Refunct Media par Benjamin Gaulon », Nantes, Stereolux.com, novembre 2020, https://www.stereolux.org/blog/retour-sur-le-workshop-refunct-media-par-benjamin-gaulon

55 Jussi Parikka, Qu’est-ce que l’archéologie des médias ? [2012], trad. de l’anglais (américain) par Christophe Degoutin, Grenoble, UGA coll. « Savoirs littéraires et imaginaires scientifiques », 2018.

56 Comme le note Yves Citton : « Le fonctionnement des médias oblige […] à reconfigurer certaines oppositions habituelles, comme celle qui distingue un ‹ milieu › d’un ‹ organisme › vivant dans ce milieu : cette distinction patine dès lors que les flux médiatiques nous ‹ traversent › et nous ‹ informent ›, davantage qu’ils ne nous ‹ entourent › ou ne nous ‹ connectent › » (Yves Citton, Frédéric Neyrat, Dominique Quessada. « Envoûtements médiatiques », Multitudes, no 51, 2012, pp. 56-64).

57 Alexandre Saint-Jevin propose le concept de « chose » dans son article « Sur la trace de l’humain dans les ‹ objets › de design », Non-Fiction, 2018, https://www.nonfiction.fr/article-9264-sur-la-trace-de-lhumain-dans-les-objets-de-design.htm

58 Voir : Anthony Masure, « Manifeste pour un design acentré », dans : Design et humanités numériques, Paris, B42, coll. « Esthétique des données », 2017.

59 L’écologie, dit Fuller, n’est « ni ‹ dure › ni ‹ molle › ».

60 Nicolas Miailhe, « Vers un nouvel âges du politique », Usbek et Rica, 2016, https://usbeketrica.com/fr/article/vers-un-nouvel-age-du-politique

61 Au contraire de Fuller, l’écologie d’Ivan Illich (1926-2002) ou d’André Gorz met au centre de son analyse la nécessité de rétablir l’unité du sujet de la production et du sujet de la consommation.

62 L’Atelier Paysan, Reprendre la Terre aux machines. Manifeste pour une autonomie paysanne et alimentaire, Paris, Seuil, 2021.

63 Disnovation (Nicolas Maigret et Maria Roskowska), 2020, https://disnovation.org/about.php