Anthony Masure

chercheur en design

Le design de la recherche: conventions et déplacements du doctorat en design

Résumé

Prenant acte d’une spécificité du design quant au travail des supports d’expression, cet article se donne comme champ d’étude les formes et formats de thèses dans le contexte de la recherche en design. Nous considérerons ici la thèse comme un «type» de document ayant intégré au fil du temps un certain nombre de conventions qui ne sont que trop rarement interrogées. Nous reviendrons tout d’abord sur son évolution historique et discuterons des conventions et normes des thèses en design à l’heure actuelle. Nous étudierons ensuite la manière dont ces dernières structurent le travail de recherche pour nous demander si la recherche en design se doit d’en créer d’autres, ou si elle doit œuvrer à les déconstruire. Enfin, nous nous demanderons si le design peut être vu comme un «laboratoire» permettant de déplacer les façons de faire de la recherche, au sens large.

Introduction

Prenant acte d’une spécificité du design quant au travail des supports d’expression (Findeli, 2005), cet article se donne comme champ d’étude les formes de la recherche en design dans le contexte des thèses. En tant que jeunes doctorants/docteurs membres de l’association Design en Recherche 1 Réseau de jeunes chercheurs en design francophones créé en décembre 2013, [En ligne], (link: https://designenrecherche.org/ , cet intérêt trouve son ancrage dans notre propre travail quant au développement d’une méthodologie adéquate, dans cette discipline encore récente sur le plan universitaire. Cette ouverture peut être considérée comme une opportunité pour les chercheurs en design, puisqu’ils peuvent construire eux-mêmes leurs méthodes d’écriture en empruntant et en « bricolant 2 « L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur : avec des moyens artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps objet de connaissance. » (Lévi-Strauss, 1962). » d’autres disciplines. Il faut pourtant que cette liberté s’exerce dans un cadre, celui des structures institutionnelles susceptibles d’accueillir les recherches – environnement qui contraint par bien des aspects ce qui pourra être produit.

Dans le contexte de l’université, l’entrée dans le monde de la recherche se concrétise habituellement par la production d’une thèse. La confrontation de la culture du design au monde scientifique ne s’y opère pas sans heurts, par exemple dans le cas de doctorats où l’articulation entre la recherche et le projet joue un rôle clé (Findeli et Coste, 2007). Deux problèmes se posent, d’une part, concernant l’introduction du projet dans une dimension écrite, les thèses «par la pratique» ne permettent pas d’échapper à une formalisation textuelle de la pensée, d’autre part, du point de vue de la forme que cette écriture peut prendre, la production de l’objet-thèse est souvent vécue douloureusement du fait de «guides» directifs comprenant les «normes de présentation 3 Notons que le format PDF, indispensable pour l’impression ou le dépôt numérique, dépend d’une norme ISO. Précisons également que les fichiers de thèse faisant l’objet d’un dépôt électronique doivent parfois faire l’objet d’une validation en ligne pour être acceptés (conformité aux standards des normes ISO 32000 : PDF/A 1a, PDF/A 1b, 1.4 à 1.7). Source : Université Paris 1-Sorbonne : (link: http://goo.gl/f1jNnc »: police Times corps 12, interligne double, gabarit Word à reproduire 4 Notons que la circulaire 35837, datant de 2012, vise à encourager l’usage des logiciels libres dans les administrations française ; source : Légifrance, (En ligne), goo.gl/hqG2VV. Plusieurs autres États européens ont adopté des mesures similaires : source : April.org, (En ligne), (link: http://goo.gl/63ftRb , etc. Peut-on la repenser ? Et si oui, comment ? Que viendrait faire le design dans cet environnement semblant hermétique aux changements techniques, et qui pourtant permet l’existence des thèses ? Comment faire valoir des spécificités propres au design si le travail de la forme n’est bien souvent même pas une question ? Quelles places y a-t-il pour le design au sein des formes de la recherche ?

Si une thèse en design – comme n’importe quelle thèse – est essentiellement du texte, rares sont celles qui se limitent à cela. En fonction des disciplines de rattachement – arts plastiques, anthropologie, sciences de l’information et de la communication, sciences de la conception, sciences de l’ingénierie, etc. 5 Sur les tensions entre un mode de recherche en design «académique» empruntant à d’autres disciplines et la nécessité de développer une approche et des modes d’expression spécifiques au design, voir Marc Monjou (2014, p. 53-62)., la thèse peut ainsi comprendre une partie iconographique, mais aussi être accompagnée de productions diverses pouvant nourrir, éclairer, déplacer ou incarner le registre discursif. C’est précisément des tensions entre la forme «conventionnelle» de la thèse et des spécificités propres au design que provient l’intérêt de la recherche en design.

Nous reviendrons tout d’abord sur la nécessité d’organiser la lecture et la transmission du savoir par la mise en place d’un ensemble de conventions, de formats et d’habitudes qui ne sont que trop rarement interrogés. Nous étudierons ensuite la notion de « norme » pour nous demander si la recherche en design se doit d’en créer d’autres, ou si elle doit œuvrer à les déconstruire. Enfin, nous nous demanderons si le design peut être vu comme un « laboratoire » permettant de déplacer les façons de faire de la recherche, au sens large.

1. Formes et formats de la thèse

Les premières thèses en France datent des débuts de l’université, au XIIe siècle ; elles n’avaient alors pas de forme spécifique. Le titre de « Docteur » était attribué en fonction des notes reçues et suivant quelques formalités administratives (Imbert, 1984). Il nous faut d’ailleurs rappeler que le premier journal académique date de 1665 6 Sont apparus la même année Le Journal des sçavans à Paris et le Philosophical Transactions of the Royal Society à Londres. Le Journal des sçavans est consultable en ligne : (link: http://goo.gl/mLIwlh . C’est vers la même époque que Leibniz commence ses échanges épistolaires avec de nombreux scientifiques et personnalités de toutes sortes 7 Notamment les frères Bernoulli, Clarke, Huygens, Fontenelle, etc. Voir par exemple A. Robinet [1957]., préfigurant les réseaux de chercheurs tels que nous les connaissons aujourd’hui. Quelques décennies plus tard, c’est l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui rassemblera des rédacteurs, graveurs et autres illustrateurs autour de la construction d’un savoir à visée universelle. Cet ouvrage est déjà en soi un travail de recherche s’interrogeant sur sa forme et sur les outils et modalités de représentations du savoir 8 Dans un autre registre, voir le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle et le travail de réédition en cours de l’édition de 1734 effectué par Alexandre Laumonier, [En ligne], (link: http://goo.gl/zIqOSG .

Sous Napoléon, et suite à d’autres réformes datant de 1840, la thèse de recherche dans les sciences naturelles prend la forme qu’on lui connaît aujourd’hui : la soutenance d’une ou deux dissertations dans la discipline choisie, évaluée par des pairs 9 Napoléon 1er, Décret impérial portant organisation de l’Université du 17 mars 1808, (En ligne), (link: https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/articles/document-decret-portant-organisation-de-luniversite-imperiale-17-mars-1808/ . C’est donc à partir du XIXe siècle que la thèse devient, tant en France qu’à l’étranger, un diplôme reposant sur un travail de recherche personnel (et non pas la restitution d’un savoir acquis). Si les modalités diffèrent toujours d’une discipline et d’un pays à l’autre, la durée des études s’homogénéise (entre 8 et 13 ans). Après diverses réformes au cours du XXe siècle et différents accords permettant la reconnaissance du diplôme au niveau international, les thèses de recherche prennent la forme d’un manuscrit d’une longueur minimum et d’une soutenance (malgré certaines spécificités selon les sciences, expérimentales ou cliniques par exemple), évalués par d’autres chercheurs de la même discipline.

Alors que ce n’est pas un format si ancien, il est difficile aujourd’hui de soutenir des formes de thèse ne respectant pas toutes les normes universitaires – notamment celles de mise en page. Le design, dans tout cela, peine encore à ouvrir les formes possibles des doctorats s’en réclamant. En témoignent différents articles et conférences débattant de ces problématiques depuis maintenant plus de 10 ans 10 Voir notamment les actes du colloque « Doctoral Education in Design », dir. Richard Buchanan, Dennis Doordan, Lorraine Justice and Victor Margolin, Pittsburgh,octobre 1998. Voir aussi Victor Margolin (2010)..

Pourtant, divers exemples démontrent qu’il est tout à fait possible de sanctionner des doctorats dont l’objet ou la forme déroge à ces règles ou en propose d’autres. C’est le cas de la Loughborough University, qui sanctionne des thèses accompagnées d’artefacts (voir Pedgley & Wormald, 2007), ou consistant à développer un média « non conventionnel » – sous réserve de justifier de sa nécessité pour que la recherche « atteigne son plein potentiel 11 Loughborouh University, « Code of Practice on Research Degree Programmes », (En ligne), (link: http://goo.gl/3tRRBL ». Cette ouverture pose la question de savoir quelles normes sont nécessaires pour l’évaluation et la comparaison des travaux de recherche(s).

Le design n’est pas le seul domaine de recherche à s’interroger sur lui-même : les (re)définitions des formes de la recherche sont au cœur des Humanités Numériques. Les méthodes et techniques de reproduction et la circulation des documents numériques (et/ou numérisés) ont permis la constitution de corpus très différents, nécessitant l’usage et l’invention de systèmes et de modes d’analyse nouveaux. Ces poussées techniques ont profondément modifié le « milieu mixte 12 « L’objet technique est donc la condition de lui-même comme condition d’existence de ce milieu mixte, technique et géographique à la fois.» (Simondon, 1958). » dans lequel les manières de construire et transmettre des savoirs se sont constituées – ce qui ne va pas sans poser des problèmes de standards et de droits (d’auteurs, d’images et de citations). Ces contraintes empêchent d’emblée certains types de recherche de pouvoir exister : il n’y a pas de « courte citation » possible pour une image par exemple. Comment, dans ce cas, analyser et publier des analyses d’objets sans avoir la possibilité légale de les montrer 13 Le droit à la citation de la législation française ne s’applique pas aux documents audiovisuels (images etc.), ce qui contredit les exigences de la recherche scientifique. La loi DADVSI a cependant introduit une exception de déclaration auprès des titulaires de droits dans le contexte de la mise en ligne des thèses, « à la condition que les images ne puissent être extraites et que la thèse ne fasse pas l’objet d’un contrat d’édition ». Source : Scinfolex, (En ligne), goo.gl/Nd0vOd. Symptomatique de ces questions, la version en ligne de La Revue de l’Art, par exemple, masque toutes les figures. Voir en ligne : (link: http://goo.gl/Cu9jhl  ?

Examinons également la question du format de la publication. La page A4, par exemple, est une norme issue de la standardisation de l’impression en Europe, datant de 1967 14 Norme ISO 216 (ICS no 85.080.10). Il nous faut souligner le fait que les États-Unis par exemple n’ont jamais accepté cette norme. Une étude menée par l’ESSEC en 2010 dénonce cette nouvelle forme de protectionnisme par l’application de normes, (En ligne), (link: http://goo.gl/w1GMZU . Quelle pertinence conserve-t-elle alors que l’écriture du texte se fait sur support numérique, et ce jusqu’au rendu du manuscrit ? C’est désormais le dépôt numérique qui est obligatoire dans la plupart des cas 15 Les initiatives de l’État français pour leur pérennité vont dans ce sens. Voir en ligne : (link: http://goo.gl/MTA477 , et l’impression ne constitue qu’une adéquation transparente d’un support à un autre : c’est un «découplage» manifeste entre l’objet normé et le milieu lui ayant donné naissance.

l’apparition de nouveaux champs disciplinaires fait apparaître d’une part des questions inédites, et d’autre part des « appareils » (Huyghe, 2014) de démonstration qui les donnent à voir. Comme nous l’apprennent des textes comme ceux de Walter Benjamin ou de László Moholy-Nagy, le design est concerné voire inventé par les problématiques de (re)production du XXe siècle – ce qui implique que la recherche en design s’y intéresse, mais aussi que les chercheurs souhaitant produire des artefacts explicitent leurs recherches.

Au vu de la multiplicité des formats de diffusion (PDF, web, papier, etc.), certaines disciplines (comme les mathématiques) ont depuis longtemps recours au format LaTeX 16 Voir en ligne: (link: http://www.latex-project.org , couplé à des templates (gabarits normés) gérant l’apparence lors de la génération du fichier visuel. Le texte est « balisé », structuré sémantiquement en fonction de la forme qu’il doit prendre et du type de contenu (paragraphe, titre, intertitre, citation, auteurs, etc.). Séparer le fond de la forme, et produire des encapsulations différentes pour chaque support peut sembler plus adapté au milieu technique contemporain et à sa forte composante numérique. Pour autant, cela présuppose que la forme ne donne pas sens : elle ne fait qu’épouser, décorer un bloc de contenu suivant une règle associée à son type – qui fait partie d’une taxonomie non extensible. La forme donne à voir une norme qui la précède et qui se répercute sur tous les types de publication. Comment, dans ce cas, traiter des nouveaux corpus, bousculant les taxonomies traditionnelles ? Comment réinventer des normes pour les nouveaux objets et sujets d’étude ? Que se passe-t-il lorsque ces normes ne sont pas comprises ?

2. Un monde de normes

Comme nous l’avons vu précédemment, il n’existe pas de transmission de savoir sans forme standardisée, sans « formats » de référence. Il a ainsi fallu attendre le développement des supports imprimés pour que puissent exister des journaux académiques. Comme l’indique Patricia Falguières (2010), la prolifération des normes va de pair avec le développement de la standardisation industrielle. Ainsi, la machine à écrire exige un papier à lettre standardisé, qui ne doit pas être lié à une machine en particulier 17 Le format de papier DIN (A0, A1, A2, A3, A4, etc.) fut inventé en 1922 par le Dr Walter Porstmann.. La norme est donc un énoncé performatif qui n’a de légitimité que dans un milieu technique donné. Elle est une problématique de production.

La puissance des normes repose sur leur inscription dans la culture d’une époque. Leur efficacité est directement reliée à leur invisibilité. Comme le dit Patricia Falguières : « qui s’interroge sur le format du papier A4 ? les différents calibrages de la gamme colorée d’une photocopieuse aux USA et en Europe ? ou le nombre de points d’attaches d’un fauteuil de bureau ? » Alors que nos pratiques sont pour une grande part dirigées, orientées voire conditionnées par des gabarits, formats, normes et standards, « nous n’en prenons conscience que par exception : lorsqu’ils changent » :

« La norme est un énoncé performatif qui définit et prescrit à la fois son objet. Elle s’inscrit dans un réseau de normes qui l’active : une norme, un standard « n’avance jamais seul », il s’inscrit dans ce qu’on pourrait nommer une « chaîne normative » au terme d’une succession d’étapes, de procédures d’accréditation longues et complexes – à ce prix, leur emprise sur le monde, sur notre vie dans ce qu’elle a de plus quotidien, est sans limite 18 Ibid.. (Falguières, 2010, p. 1) »

Nous pouvons rapprocher ces notions de « chaîne » et d’enchaînement réciproque de ce que Bruno Latour dit de la création des procédures scientifiques : « […] la production de savoir est un cheminement, une trajectoire, une chaîne de transformations […]. » (Latour, 2007, p. 13). Il s’agira donc, comme le fait Bruno Latour en sociologie des sciences, de remonter la trajectoire de fabrication des normes afin de comprendre ce qui sous-tend leurs fondements. Cette origine fuyante fait que les normes sont souvent invisibles : nous ne nous en soucions qu’en cas de changement.

Caractérisées par leur commodité et leur facilité d’usage, les habitudes des normes peuvent pourtant être déplacées et repensées. Dit autrement : il importe d’avoir la possibilité de réinventer les conventions disciplinaires, face à l’évolution constante des champs de recherche. Nous pouvons cependant craindre que ce renouvellement soit de plus en plus difficile à opérer. En effet, le réseau des normes tend à se stabiliser et à se capitaliser dans tous les domaines, entraînant des empilements de textes que plus personne ne peut comprendre dans leur globalité. Ce tissu de normes serait-il devenu tellement solidaire que nous ne saurions plus penser sans être liés à une chaîne dont les extrémités nous échappent chaque jour un peu plus ?

La notion de norme, comme nous l’apprend Michel Foucault, a donc directement à voir avec le pouvoir. Patricia Falguières précise cet aspect :

« En 1985 le Conseil de l’Europe change d’outil de gouvernement : il remplace la directive par la norme. Depuis cette date, la norme est l’instrument privilégié de la construction du marché unique européen. Peut-on croire en la « neutralité instrumentale » des standards gagnés par négociation et par « consensus » ? La prolifération des normes et des standards est un aspect essentiel de la crise de légitimité qui affecte aujourd’hui l’autorité de l’État. (Falguières, 2010, p. 2) »

Si les normes écrivent des conventions en les neutralisant, c’est-à-dire en rendant invisibles leurs implications, il nous semble nécessaire de maintenir d’autres écritures qui soient à même de les déplacer. S’il s’agit à terme de les inclure dans les conventions du champ disciplinaire du design, leur multiplicité est à même d’encourager tout chercheur à repenser ses artefacts de démonstration.

3. Analyse de cas : repenser le design de thèse

Parmi les formes (acceptées dans la plupart des disciplines) qui ne soient pas des textes formatés en A4 d’une manière qui semble neutre (et qui, comme nous l’avons montré, est loin de l’être), on trouve d’une part les images et schémas, et d’autre part, les posters.

Les images, si elles ne peuvent être détachées de leur contexte (légende, expérimentation, etc.), constituent depuis longtemps des documents de recherche : schémas anatomiques (Pieters, 2010), cartes géographiques ou croquis anthropologiques, sont bel et bien des objets de connaissance issus d’une recherche méthodique. On pourrait donc envisager que la production d’une thèse de design puisse être partiellement ou majoritairement constituée de ce type de documents – clairement articulés par du texte. En cela, le design emprunte à d’autres disciplines. Le travail en anthropologie et design de (Marine Royer (2014) incorpore le dessin comme une manière de transcrire et d’observer (Fig. 1). Lors de ses observations de terrain, ces objets intermédiaires (Jeantet, 1998) ont permis la construction d’un savoir commun. Dans un autre registre, nous pouvons citer pour exemple la thèse d’exercice en médecine de Serge Tisseron (1975), entièrement rédigée sous forme de bande dessinée.

Fig. 1. Dessins réalisés par Marine Royer lors de son terrain d’observation dans le cadre de son doctorat en anthropologie et en design.

En revanche, n’étant pas soumis aux mêmes processus de validation que les thèses, les posters sont considérés comme de la « littérature grise », et ce bien qu’ils soient pourtant présents dans la plupart des conférences et qu’ils fassent l’objet de « recommandations » de mise en forme (Miller, 2007). C’est une forme que le design pourrait sans doute investir davantage ; les Annotated portfolios tels que décrits par Bill Gaver et John Bowers (2012) nous semblent assez proches de ce type de publication. On peut d’ailleurs se demander jusqu’à quel point ce format ne doit pas son émergence au développement des outils de PAO grand public, et donc au design.

Les supports vidéos et sonores sont couramment utilisés lors du processus de recherche. Ils peuvent constituer un corpus, ou même être cités, mais ils sont rarement incorporés – d’où le recours à des planches d’images de captures d’écrans. Comment expliquer cela, alors qu’il existe des doctorats en musique et cinéma ? Il y a bien sûr des problématiques de transmission et de pérennité plus importantes qu’avec les images ou le texte, mais également des problèmes de droit à la citation dans le cas de vidéo incorporant des extraits de scènes. Il n’existe pas, à notre connaissance, de thèse qui en fasse pleinement usage dans sa forme finale, si ce n’est sous forme de documents consultables en « annexe ». On assiste pourtant à l’émergence de nombreux outils d’annotations 19 Voir Rekall, (En ligne), rekall.fr ; ou le système de la New York Public Library, (En ligne), (link: https://digitalcollections.nypl.org/ visant à articuler des documents multimédias à des commentaires pour faire émerger d’autres modes de lectures. Ce type de démarche intéresse particulièrement le design puisque, particulièrement dans le cas de projets portant sur les nouvelles technologies, la vidéo «de démonstration » est plébiscitée 20 Il y a d’abord une certaine idée de « véracité » par l’image, mais aussi toute une série de conséquences pour le public, et notamment une manière de façonner les imaginaires (voir Kirby, 2009). Sur le rôle de la vidéo de démonstration, voir Bean, & Rosner (2013).. On pourrait donc tout à fait concevoir que, dans d’autres sciences descriptives ou de conception, cette forme devienne légitime 21 Les vidéos sont déjà utilisés dans la recherche en Interaction Homme Machine, mais aussi dans certains articles de biologie. Elles font partie du matériel de recherche à produire et à évaluer., tout comme les nombreuses autres formes « interactives ». Notons qu’il existe des projets de recherche qui en font usage, comme 9 evenings, Theatre and Evenings de Clarisse Bardiot 22 Voir en ligne : (link: http://www.fondation-langlois.org/flash/f/index.php?NumPage=571 .

Les « visualisations de données » (data visualization) constituent un autre champ à investir. Cependant, encore une fois, les recherches menées sur la visualisation de données 23 Comme par exemple celles de AVIZ à l’INRIA, voir en ligne : (link: http://www.aviz.fr sont rarement présentées sous cette forme. Une exception notoire est Selfie City de la Software Studies Initiative (Manovich, 2013). Pour une recherche en sciences humaines sur le phénomène du « selfie » (autoportrait photographique), ce laboratoire a réalisé une visualisation interactive de l’ensemble des données mises à leur disposition (Fig. 2). Cet objet trouve écho dans des publications plus classiques, et rend compte du processus de recherche.

Fig. 2. Lev Manovich, 2013, capture d’écran du site web permettant de trier les photographies par types.

Au-delà de médiums et de médias, la recherche en design est peuplée d’objets, de prototypes de toutes formes et de toutes tailles. James Auger, par exemple, déploie les implications anthropologiques et sociologiques de ses projets de design 24 Sa thèse, intitulée Why Robot?, n’a pas été publiée à notre connaissance. On trouve cependant le support de sa soutenance sur (link: http://augerloizeau.tumblr.com . Dans ses propositions, il aborde la robotique sous l’angle des imaginaires qu’elle convoque et réalise des objets qui les donnent à voir ou qui les contrarient. En mettant en situation les objets (dans des galeries ou dans l’environnement quotidien), en les documentant et en les communiquant, il est à même d’observer les réactions suscitées et d’en tirer d’autres conclusions et pistes de travail. Auger suscite également des discours inédits, alimentant et modifiant son champ de recherche au fur et à mesure.

Par ailleurs, nous nous devons d’évoquer ici l’importance du (mi)lieu : les endroits permettant à ces prototypes d’exister et de constituer un public. Il y a d’une part les espaces communs : les rues, les bâtiments, etc., que le design peut investir à la fois comme une manière (participante) d’observer, mais aussi via des propositions donnant à voir son résultat. Mais il y a également les expositions, comme par exemple Les Immatériaux, coordonnée par Jean-François Lyotard 25 Les Immatériaux, Paris, Centre Pompidou, 1985, (En ligne), (link: http://goo.gl/gyKPq7 . Fondatrice dans le domaine des arts numériques, cette exposition rassemblait de nombreuses œuvres constituant par leurs relations un discours pluriel, élargi par la forme éditoriale du catalogue. Inspiré par ce type de démarche, Anthony Masure (2014, p. 439-461) a développé au sein de sa thèse une « fiction curatoriale » portant sur « le design des programmes ». Cet « appendice » constitue une proposition d’exposition sous forme d’une série de planches présentant divers artefacts physiques ou numériques qui incarnent « des façons de faire du numérique » (Fig. 3) étudiées au sein de la thèse, elle-même consultable en ligne sous forme d’un site web dédié.

Fig. 3. « Le jeu de l’imprévu, une fiction curatoriale », par Anthony Masure, 2014, p. 450-451. Mode d’exposition du projet Rekall de Clarisse Bardiot: « Le programme permet aux visiteurs de documenter l’exposition. Ils peuvent, depuis leur téléphone, ajouter leurs propres photos et vidéos, noter leurs impressions ou commenter les œuvres. Ces archives des différentes actualisations de l’exposition permettent de la rejouer ailleurs. »

L’édition, forme normée et reconnue dans la recherche académique, peut donc elle aussi être le lieu d’expérimentations tant typographiques qu’iconographiques, depuis le samizdat jusqu’à l’édition numérique ou les éditions hybrides. Citons pour exemple le projet AIME 26 An Inquiry of Modes of Existence, (En ligne), (link: http://www.modesofexistence.org , un dispositif intégrant des éditions imprimées et numériques basées autour d’une enquête philosophique menée par Bruno Latour à partir de 2012. Il y aurait encore beaucoup à dire à propos des recherches sur les formes d’écriture déplacées par l’hypertexte, les blogs ou encore l’utilisation des réseaux sociaux – autant de champs et de possibles à investiguer, non seulement pour la recherche en design, mais aussi pour les horizons qu’elle ouvre à la recherche académique ou pour la transmission du savoir en général. Si la recherche en design s’opère fréquemment par des emprunts à d’autres disciplines, elle est aussi source de renouvellement pour des domaines « installés », qu’il s’agisse des sciences humaines, sciences sociales ou sciences de l’ingénierie.

Conclusion

Au vu de ce rapide panorama des formes prises par les thèses en design, une objection possible serait de dire que les normes et formats ne seraient que rarement questionnés à cause des formations et compétences des chercheurs, qui ne peuvent évidemment pas maîtriser tous les supports d’expression. La recherche scientifique étant la plupart du temps un travail d’équipe, il n’est pourtant pas difficile d’imaginer que ces déplacements puissent se faire par collaborations – y compris dans le cadre de la thèse. Citons ici pour exemple le site web Vectors 27 Vectors journal, (En ligne), (link: http://goo.gl/8Jt9Yw ou la plateforme de publication Scalar 28 « Introducing Scalar. Born-digital, open source, media-rich scholarly publishing that’s as easy as blogging », (En ligne), (link: http://scalar.usc.edu/scalar , qui permettent à un chercheur et à un designer d’information de s’associer au sein d’une publication interactive, ce qui prouve (si besoin est) que les sujets complexes ne peuvent plus se traiter « seul ». l’Université ne serait alors pas vue comme un environnement garant des « bonnes normes », mais bien comme un lieu propice à des dialogues nécessitant l’élaboration de terrains d’entente et de supports transversaux à des compétences et connaissances hétérogènes. Le design pourrait à la fois articuler des modes de recherche a priori incompatibles, mais aussi accompagner la compréhension et la redéfinition des normes et conventions. Rappelons qu’il ne s’agit pas de transformer la thèse en un projet classique de design, et souhaitons que le doctorat puisse être le lieu possible de tels déplacements.

Remerciements

Les auteurs de cet article tiennent à remercier Annie Gentes pour ses relectures et ses précieuses remarques, Robin de Mourat pour ses références concernant le design d’information, Jean-Baptiste Labrune pour son séminaire 2013-2014 sur les formes de la recherche en design à l’École nationale supérieure des arts décoratifs, ainsi que Maxime Mollon, Jeremy Boy, Jéremie Lasnier, Pauline Gourlet, Ferdinand Dervieux et Louis Eveillard pour l’état de l’art réalisé dans le cadre de ce cours.

Notes

1 Réseau de jeunes chercheurs en design francophones créé en décembre 2013, [En ligne], (link: www.designenrecherche.org

2 « L’art s’insère à mi-chemin entre la connaissance scientifique et la pensée mythique ou magique ; car tout le monde sait que l’artiste tient à la fois du savant et du bricoleur : avec des moyens artisanaux, il confectionne un objet matériel qui est en même temps objet de connaissance. » (Lévi-Strauss, 1962).

3 Notons que le format PDF, indispensable pour l’impression ou le dépôt numérique, dépend d’une norme ISO. Précisons également que les fichiers de thèse faisant l’objet d’un dépôt électronique doivent parfois faire l’objet d’une validation en ligne pour être acceptés (conformité aux standards des normes ISO 32000 : PDF/A 1a, PDF/A 1b, 1.4 à 1.7). Source : Université Paris 1-Sorbonne : goo.gl/f1jNnc

4 Notons que la circulaire 35837, datant de 2012, vise à encourager l’usage des logiciels libres dans les administrations française ; source : Légifrance, [En ligne], goo.gl/hqG2VV. Plusieurs autres États européens ont adopté des mesures similaires : source : April.org, [En ligne], goo.gl/63ftRb

5 Sur les tensions entre un mode de recherche en design « académique » empruntant à d’autres disciplines et la nécessité de développer une approche et des modes d’expression spécifiques au design, voir Marc Monjou (2014, p. 53-62).

6 Sont apparus la même année Le Journal des sçavans à Paris et le Philosophical Transactions of the Royal Society à Londres. Le Journal des sçavans est consultable en ligne : goo.gl/mLIwlh

7 Notamment les frères Bernoulli, Clarke, Huygens, Fontenelle, etc. Voir par exemple A. Robinet (1957).

8 Dans un autre registre, voir le Dictionnaire historique et critique de Pierre Bayle et le travail de réédition en cours de l’édition de 1734 effectué par Alexandre Laumonier, [En ligne], goo.gl/zIqOSG

9 Napoléon 1er, Décret impérial portant organisation de l’Université du 17 mars 1808, [En ligne], goo.gl/9TZGTH

10 Voir notamment les actes du colloque « Doctoral Education in Design », dir. Richard Buchanan, Dennis Doordan, Lorraine Justice and Victor Margolin, Pittsburgh, octobre 1998. Voir aussi Victor Margolin (2010).

11 Loughborouh University, « Code of Practice on Research Degree Programmes », [En ligne], lboro.ac.uk/services/doctoral-college/essential-information/code-of-practice

12 « L’objet technique est donc la condition de lui-même comme condition d’existence de ce milieu mixte, technique et géographique à la fois. » (Simondon, 1958).

13 Le droit à la citation de la législation française ne s’applique pas aux documents audiovisuels (images etc.), ce qui contredit les exigences de la recherche scientifique. La loi DADVSI a cependant introduit une exception de déclaration auprès des titulaires de droits dans le contexte de la mise en ligne des thèses, « à la condition que les images ne puissent être extraites et que la thèse ne fasse pas l’objet d’un contrat d’édition ». Source : Scinfolex, [En ligne], goo.gl/Nd0vOd. Symptomatique de ces questions, la version en ligne de La Revue de l’Art, par exemple, masque toutes les figures. Voir en ligne : goo.gl/Cu9jhl

14 Norme ISO 216 (ICS no 85.080.10). Il nous faut souligner le fait que les États-Unis par exemple n’ont jamais accepté cette norme. Une étude menée par l’ESSEC en 2010 dénonce cette nouvelle forme de protectionnisme par l’application de normes, [En ligne], goo.gl/w1GMZU

15 Les initiatives de l’État français pour leur pérennité vont dans ce sens. Voir en ligne : abes.fr/reseau-theses/le-reseau

16 Voir en ligne: latex-project.org

17 Le format de papier DIN (A0, A1, A2, A3, A4, etc.) fut inventé en 1922 par le Dr Walter Porstmann.

18 Ibid.

19 Voir Rekall, [En ligne], rekall.fr ; ou le système de la New York Public Library, [En ligne], goo.gl/h92pLz

20 Il y a d’abord une certaine idée de « véracité » par l’image, mais aussi toute une série de conséquences pour le public, et notamment une manière de façonner les imaginaires (voir Kirby, 2009). Sur le rôle de la vidéo de démonstration, voir Bean, & Rosner (2013).

21 Les vidéos sont déjà utilisés dans la recherche en Interaction Homme Machine, mais aussi dans certains articles de biologie. Elles font partie du matériel de recherche à produire et à évaluer.

22 Voir en ligne : fondation-langlois.org/flash/f/index.php

23 Comme par exemple celles de AVIZ à l’INRIA, voir en ligne : aviz.fr

24 Sa thèse, intitulée Why Robot?, n’a pas été publiée à notre connaissance. On trouve cependant le support de sa soutenance sur augerloizeau.tumblr.com

25 Les Immatériaux, Paris, Centre Pompidou, 1985, [En ligne], goo.gl/gyKPq7

26 An Inquiry of Modes of Existence, [En ligne], modesofexistence.org

27 Vectors journal, [En ligne], goo.gl/8Jt9Yw

28 « Introducing Scalar. Born-digital, open source, media-rich scholarly publishing that’s as easy as blogging », [En ligne], scalar.usc.edu/scalar

Ressources

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