Anthony Masure

chercheur en design

Play-to-Earn : quand jouer devient un job à temps plein

Contexte

Entretien avec Marine Protais pour la revue L’ADN.

Résumé

Vous voulez comprendre ce qu’est le Web3 ? Découvrez les jeux Axie Infinity, Valhalla Battle Arena ou Sorare… Leur modèle est la meilleure illustration de ce que devient Internet. Interview d’Anthony Masure, spécialiste du sujet.

Jouer est-il devenu un job comme un autre ? Aux Philippines, les joueurs d’Axie Infinity, un jeu en ligne sur lequel on achète et fait combattre des monstres style Pokémon, génèrent un revenu bien au-dessus de la moyenne nationale. C’est ce qu’explique Anthony Masure, professeur associé et responsable de la recherche à la Haute école d’art et de design de Genève (HEAD – Genève, HES-SO). Ses recherches portent sur les implications sociales, politiques et esthétiques des technologies numériques. Il s’intéresse depuis plusieurs années au modèle émergent du « play-to-earn », des jeux vidéo qui servent avant tout à gagner de l’argent. Ils sont apparus avec la naissance des NFT, ces certificats qui permettent d’attester l’authenticité d’un objet numérique et donc de les posséder, puis de les revendre. Les NFT (« jetons non fongibles ») ont d’abord bouleversé le milieu de l’art, mais selon ce chercheur c’est dans l’industrie du jeu vidéo que leurs effets seront les plus saisissants.

Axie Infinity, Sky Mavies, 2018

Pourquoi cet engouement pour les NFT dans les jeux vidéo ?

Anthony Masure : Apparus en 2017, les NFT ont été surmédiatisés fin 2020, et leur potentiel dans les jeux vidéo est vite apparu évident. On compte environ 3 milliards de joueurs et joueuses, le jeu vidéo est le premier secteur culturel au monde. Et il se trouve que les NFT, qui permettent d’authentifier un objet numérique, s’intègrent très bien aux nouveaux modèles économiques de cette industrie. Il existe déjà depuis plusieurs années un marché gigantesque pour les skins (les vêtements que portent les personnages d’un jeu, ndlr) et accessoires. Fortnite, dont les revenus proviennent essentiellement de la vente de skins puisque le jeu est gratuit d’accès, génère par exemple 5 milliards de dollars de chiffre d’affaires. Les NFT sont les outils idéaux pour faire passer un nouveau cap à ce marché. Par ailleurs, dans le monde de l’art, considérer un item numérique comme une œuvre reste encore difficilement acceptable. En revanche, dans l’industrie du gaming, cela ne pose question à personne, puisque le jeu vidéo, qui peut être considéré comme une forme d’art, se déroule déjà sur un écran. C’est une barrière en moins au développement des NFT.

On parle de jeu dit play-to-earn, de quoi s’agit-il concrètement ?

A. M. : Ce sont des jeux basés sur la blockchain, dont la promesse – qui n’est pas forcément tenue – est d’être décentralisés, c’est-à-dire, entre autres, de reverser une partie des gains aux joueurs. C’est un changement de paradigme : plutôt que de payer un abonnement ou une licence, les joueurs investissent dans le jeu puis sont payés en retour. Axie Infinity, lancé en 2018, est, selon moi, l’un des exemples les plus aboutis de ce type de modèle. C’est un jeu (de l’éditeur vietnamien Sky Mavis) sur lequel on achète des créatures dans le but de les faire participer à des combats et d’en obtenir une rétribution financière sous forme d’un token propre au jeu (le SLPSmooth Love Potion) convertible en bitcoins, dollars, etc. Axie Infinity est intéressant pour différentes raisons. Premièrement, il ne s’appuie sur aucune licence, les éditeurs sont partis de zéro. Ensuite, le système de redistribution des gains sur Axie Infinity est bien plus avancé que sur d’autres jeux du même type comme Sorare. Il y a trois tokens différents : l’un pour être rémunéré lorsqu’on gagne un combat ou accomplit une quête (SLP), un token dit de gouvernance qui permettra aux détenteurs de prendre part aux décisions sur le futur du jeu (le AXS), et un troisième token – pas encore lancé – appelé RON, qui servira à payer les frais de transactions. Aujourd’hui, Axie Infinity, qui réunit 3 millions de joueurs, représente 15% du marché total des NFT.

Dans le cadre de vos recherches, vous êtes régulièrement en contact avec des joueurs d’Axie Infinity, qui sont-ils ?

A. M. : Avec d’autres chercheurs, nous avons créé un scholarship afin de mieux comprendre les mécanismes d’Axie Infinity. C’est une pratique courante dans le jeu qui consiste à louer des Axies (les créatures du jeu) à des joueurs débutants. Car le problème sur Axie Infinity, comme sur d’autres jeux play-to-earn, reste qu’il faut investir une somme de départ assez importante pour pouvoir jouer. Il y a un important risque financier. Ce système de scholarship permet à des joueurs de commencer à moindre frais. Ils n’ont pas besoin de verser quoi que ce soit au départ, ils obtiennent une grande partie des gains, et reversent un pourcentage à leur « manager » . Les joueurs à qui nous louons nos créatures sont philippins pour la plupart. Pour eux, l’intérêt est essentiellement financier. Certains gagnent très bien leur vie grâce au jeu : parfois plus qu’un SMIC français en jouant 3 à 4 heures par jour, ce qui est bien au-dessus du salaire moyen aux Philippines. C’est parfois leur seul emploi, et ils considèrent d’ailleurs Axie Infinity comme un travail. Aux Philippines, de plus en plus de commerces acceptent désormais le SLP, l’une des monnaies du jeu.

Pourquoi dites-vous que ces jeux ne tiennent pas forcément la promesse de la décentralisation ?

A. M. : Car aujourd’hui peu de crypto-jeux permettent réellement aux joueurs d’avoir un pouvoir de décision. La fonction de gouvernance partagée d’Axie n’est pour le moment pas déployée. De plus, ce sont des modèles assez inégalitaires car les premiers acheteurs bénéficient d’un avantage certain. Ces jeux sont ainsi soupçonnés d’être des schémas pyramidaux, où il faut sans cesse de nouveaux utilisateurs pour alimenter les revenus des précédents. Si les joueurs convertissent leur gain rapidement et quittent le jeu, alors le système ne fonctionne plus. Le défi pour ces jeux play-to-earn est donc de trouver de nouvelles fonctionnalités, de nouvelles utilités aux NFT, qui maintiennent les joueurs dans le jeu. Axie Infinity envisage par exemple de développer une partie plus « métavers », avec la vente de terrains virtuels et le développement de mini-jeux sur ces parcelles.

Sur Axie Infinity comme sur Sorare, on voit des joueurs développer des jeux et des applications tierces, qui permettent de jouer différemment avec ses monstres et ses cartes. Est-ce vraiment quelque chose de neuf dans l’industrie ?

A. M. : Avec le modding, des joueurs-développeurs créent déjà depuis plusieurs années de nouveaux éléments comme dans Les Sims et Counter Strike. Minecraft et Roblox permettent aux joueurs de créer des mini-jeux à l’intérieur du jeu. Mais cela a certaines limites : si le jeu est mis à jour, les mods et ajouts peuvent ne plus être compatibles, par exemple. Ces nouveaux jeux basés sur la blockchain apportent une dimension nouvelle. Les développeurs ont directement accès aux données du jeu, ils peuvent créer des jeux parallèles, dont les règles peuvent être aux antipodes du jeu d’origine. Imaginez un jeu tierce d’Axie Infinity où les créatures les plus faibles deviennent les plus fortes… cela pourrait potentiellement changer le cours de certains Axies sur le marketplace.