Anthony Masure

chercheur en design

From Semiology of Graphics to Cultural Analytics: flaws in the mathematization of visible

Contexte

Communication dans le cadre du colloque International Cartographic Conference (ICC), Chair T33, « Design and visual variables: Rethinking Jacques Bertin », dir. Anne-Lyse Renon, Tokyo

Résumé

Cette communication se donne pour objet d’étudier l’héritage de la Sémiologie Graphique de Jacques Bertin dans les visualisations de données contemporaines, et plus précisément dans le champ des Cultural Analytics de Lev Manovich.

Slides

Utilisez les flèches directionnelles pour naviguer dans les slides

Voir les slides en plein écran

Publiée en 1967, la Sémiologie graphique 1 Jacques Bertin, Sémiologie Graphique. Les diagrammes, les réseaux, les cartes [1967], Paris, EHESS, 1999. de Jacques Bertin (1918–2010) se donne comme ambition de fonder la représentation de la cartographie topographique sur un système de signes objectif 2 Henri Desbois, « L’œil et la toise : l’objectivité cartographique du 18o 235-236 [actes du colloque « La face cachée des cartes », Montpellier, 2017], mars-juin 2018, p. 67-78. voir rationnel (les « variables visuelles ») qui soit scientifiquement prouvé. Évoquant des logiques plus anciennes comme la Gestalt Theorie 3 Christian Metz, « Réflexions sur la Sémiologie graphique de Jacques Bertin », Annales. Economies, sociétés, civilisations, 26e année, no 3-4, 1971, p. 741-767, [En ligne], https://doi.org/10.3406/ahess.1971.422441
, cette logique de construction et d’ordonnancement de signes vise une « efficacité » de la communication au détriment de la précision. Selon Bertin, il est indispensable de simplifier l’information au préalable. Il y a de plus l’idée d’une image mobile, dynamique, qui prenne sens par la manipulation tangible. Son système de tableau matriciel (via des « matrices ordonnables ») permet ainsi au lecteur de configurer lui-même sa lecture des données en faisant appel à son sentiment esthétique – ce que Bertin appelait par ailleurs « l’œil du peintre 4 Gilles Palsky, Marie-Claire Robic, « Aux sources de la sémiologie graphique », Cybergeo. European Journal of Geography, novembre 2000, [En ligne], http://journals.openedition.org/cybergeo/554 ».

Sur ce dernier point, il est frappant de constater que Bertin déprécie l’esthétique au détriment de l’efficacité et de règles logiques 5 « […] Chacun a un avis différent, basé le plus souvent sur des considérations de nature esthétique. Il importe donc de définir un critère précis, mesurable, à partir duquel on puisse classer les constructions, définir incontestablement la meilleure […]. Nous appellerons ce critère ‹ l’efficacité ›. » Jacques Bertin, op. cit., p. 139. pouvant passer pour une doxa du visible. Alors que la Graphique aura grandement influencé les cartographes depuis les années 1970, cette place paradoxale (refoulée ?) de l’esthétique dans la construction des images scientifiques reste toujours vivace 6 Anne-Lyse Renon, Design et esthétique dans les pratiques de la science, thèse de doctorat sous la direction de Victor Rosenthal, Centre de Linguistique anthropologique et sociolinguistique de l’Institut Marcel Mauss (EHESS-CNRS), 2016, [En ligne], http://theses.fr/2016EHES0076. On retrouve ainsi de nombreuses résurgences de cette volonté de mathématiser le visible dans les pratiques contemporaines du design d’information, et plus précisément de la visualisation de données. Ce rapprochement entre la Graphique et l’informatique avait en outre été initié par Bertin lui-même, de par ses nombreuses collaborations avec IBM.

D’un côté, on pourrait considérer que les visualisations de données ne se réclament pas explicitement des travaux de Bertin car elles privilégient trop souvent la performance technique au détriment de la compréhension efficace de l’information 7 Anne-Lyse Renon, Roberto Gimeno et Stéphane Buellet, « Voir ou lire. L’héritage pédagogique de Jacques Bertin », Paris, B42/Fork, Back Office, no 2 « Penser, classer, représenter », mai 2018 [En ligne], http://www.revue-backoffice.com/numeros/02-penser-classer-representer/entretien-gimeno-buellet-renon-voir-lire. D’un autre côté, la primauté de l’efficacité du code informatique (dans le traitement « efficace » de grands jeux de données) peut laisser penser que le code informatique aurait, d’une certaine manière, suppléé aux variables visuelles dans une logique de soumettre le visible à la rationalité du calcul. Plus précisément, prises dans une tension entre l’abstraction du code informatique (qui n’est plus manipulable, comme c’était le cas dans les matrices ordonnables de Bertin) et leur passage dans le visible (leur représentation à l’écran), les visualisations de données nous semblent être un objet d’étude intéressant pour repenser la pertinence des théories de Bertin à l’époque contemporaine.

Pour étudier la place de l’héritage de la Graphique dans les visualisations de données, nous concentrerons nos analyses sur le champ des Cultural Analytics 8 http://lab.culturalanalytics.info. Initiées par l’artiste et informaticien Lev Manovich au début des années 2010, les Cultural Analytics proposent, via des expérimentations interactives et des expositions, de traiter les productions culturelles humaines (médias sociaux, œuvres d’art, etc.) sous forme de patterns afin d’identifier des concordances et des récurrences. Parmi les projets les plus connus, citons notamment Phototrails / Instagram Cities 9 http://phototrails.info/instagram-cities (2012-2015) et Selfie City 10 http://selfiecity.net (2014). Véritables prouesse technique, ces productions n’échappent pas pour autant aux impasses de la neutralité des cartes topographiques dénoncées dès la fin des années 1980 par John Brian Harley : « À mesure qu’ils adoptent la cartographie assistée par ordinateur et les systèmes d’information géographique, la rhétorique scientiste des faiseurs de cartes devient plus assourdissante 11 John Brian Harley, « Déconstruire la carte », Cartographica, vol. 26, no 2, 1989, p. 1-20.. » Ce passage de la cartographie topographique à la cartographie des productions culturelles humaines fait ainsi resurgir des questionnements déjà soulevés par les variables visuelles de Jacques Bertin : à quelles conditions une mathématisation du visible est-elle souhaitable voire possible ?