Anthony Masure

chercheur en design

Principes pour une recherche-création ouverte

Contexte

Texte pour un ouvrage d’hommage à Lysianne Léchot Hirt, Genève, MétisPresses.

Résumé

On doit à Lysianne Léchot Hirt d’avoir initié l’analyse des caractéristiques de la « recherche-création » en design dans le paysage franco-suisse à une époque, dès 2007, où celle-ci ne faisait guère l’objet de débats et de tentatives de modélisation qu’au Canada ou au Royaume-Uni. Financée sur 18 mois par le fonds stratégique (RCDAV) de la HES-SO, cette étude, intitulée « CreaSearch 1 Équipe de recherche HEAD – Genève et Ecal (Lausanne) : Magdalena Gerber, Lysianne Léchot Hirt, Florence Marguerat, Manon Mello, Laurent Soldini. », avait pour objectif « l’élaboration de méthodologies et de modèles pour une activité de recherche basée sur les processus de création en design et en art ». Réunies dans un un ouvrage-bilan publié en 2010 2 Lysianne Léchot Hirt (dir.), Recherche-création en design. Modèles pour une pratique expérimentale, Genève, MétisPresses, 2010. et reprenant dans son sous-titre l’idée des « sciences expérimentales » (où les résultats découlent d’une série d’expérimentations explicitée en amont et en aval), les conclusions de ce projet permettent d’éclairer un certain nombre de questions toujours pertinentes à plus de dix ans d’écart. S’attachant à partir de pratiques notamment développées dans les écoles d’art et de design en Suisse (HES) suite aux Accords de Bologne (1999) 3 Acté par le processus de Bologne en 1999, le lissage des cursus académiques à l’échelle européenne (LMD pour Licence, Master, Doctorat) a eu pour effet leur mise en concurrence à l’échelle internationale., Lysianne Léchot Hirt démontre que la recherche-création ne saurait se réduire au romantisme d’une création sans méthode, mais qu’il est possible, et souhaitable, d’en tracer une modélisation non normative pour exercer un jugement critique sur les projets se réclamant de cette appellation.

De la recherche de la vérité à la justesse dans le faire

Se pose tout d’abord la délimitation des relations entre design et recherche. Si l’on se donne comme définition générale de la recherche la production de nouvelles connaissances dans un champ déterminé, il est alors possible de comprendre la recherche-création en design comme l’amélioration du monde des choses « artificielles » (conçues en partie ou en totalité par des humains) dans ses relations au corps social et aux êtres vivants. Reste à savoir quelle est la nature de ces connaissances, et si elles sont comparables à celles d’autres disciplines (biologie, mathématiques, médecine, sociologie, économie, etc.). Une piste fructueuse, amorcée dans le livre, consiste à envisager la création non pas comme une quête de vérité qu’il faudrait standardiser de façon pérenne, mais comme « une axiologie [de la] justesse [dont] une réflexion rigoureuse ne peut que renforcer, raffiner, améliorer la pertinence de la pratique 4 Lysianne Léchot Hirt (dir.), Recherche-création en design, op. cit., p. 32.  ». Cette idée d’une « justesse » dans le faire, empruntée dans l’ouvrage à Piet Mondrian et à László Moholy-Nagy, mériterait d’être actualisée pour prendre de la distance avec les tentatives de normalisation des pratiques créatives – où il s’agit moins de chercher le juste que l’efficacité comptable d’une production consistant à répondre à tel ou tel critère moral, scientifique ou économique.

Création et recherche-création

Le deuxième point d’intérêt de l’ouvrage est de clarifier la distinction entre recherche-création et création. Autrement dit : qu’est-ce qui distingue la production d’un·e designer d’une démarche de recherche ? L’ouvrage a le mérite de proposer un modèle non normatif permettant d’éclairer cette question. Le point de départ d’une démarche de recherche-création commencerait ainsi par rassembler les quatre conditions suivantes : « une question de recherche originale et flexible ; une construction méthodologique évolutive ; une équipe compétente ; une organisation cohérente 5 Ibid., p. 76. ». Là encore la référence à Moholy-Nagy est précieuse, lui qui envisageait que des problèmes en art et design puissent porter sur des notions comme « la ligne, la couleur, la transparence, la texture, la lumière, le mouvement 6 Ibid., p. 12. », soit autant de champs de travail difficilement abordables sans compétences techniques avérées. Cette exploration d’une question de départ, nécessaire à toute démarche de recherche, doit ensuite être rendue discutable pour devenir une « négociation de la connaissance 7 Claudia Mareis (2008) citée dans : ibid., p. 71.». Autrement dit, il ne s’agit pas seulement « d’expliquer » tel ou tel choix, à la façon d’un journal de bord, mais de contextualiser et de mettre en perspective une démarche afin que d’autres puissent s’en saisir et poursuivre, à leur tour, de nouvelles recherches. Pareil objectif implique une forme de verbalisation, qu’elle soit textuelle ou orale, via des « résultats publics (artefacts et/ou textes) » et un mode souhaité « d’évaluation par les pairs ». L’ouvrage met en évidence, à propos, la difficulté d’élaborer des critères de jugement partagés pour les productions non textuelles, et mise sur le développement de nouvelles communautés de recherche non assujetties à l’opposition stérile entre théorie et pratique.

Du devenir « scientiste » du design

Quelques années après l’ouvrage issu du projet CreaSearch, dans un article au ton incisif publié en 2015 dans le premier numéro de la revue Sciences du Design 8 Lysianne Léchot Hirt, « Recherche-création en design à plein régime : un constat, un manifeste, un programme ». Sciences du Design, no 1, p. 37–44, https://doi.org/10.3917/sdd.001.0037 , Lysianne Léchot Hirt pointe un certain nombre d’ambiguïtés et de contradictions dans l’institutionnalisation de la recherche-création en design en France et en Suisse. Contrairement au livre qui se concentrait sur des questions épistémologiques, l’article insiste sur l’importance de la dimension sensible de la recherche-création, faisant mentir l’adage selon lequel ​​« good design = crap research, good research = crap design » 9Ibid. . Il est en effet notable que la recherche en design, pour se légitimer, prend trop souvent « l’allure » 10 Sur la distinction entre « allure » et « aspect », voir : Pierre-Damien Huyghe, Éloge de l’aspect. Éléments d’analyse critique et paradoxale de l’industrie comme divertissement, Paris, Mix, 2006. d’une scientificité fantasmée plutôt que de confronter à des zones de frottement entre l’exigence de résultats probants du point de vue des pratiques du design, et la problématisation, l’exploration et la verbalisation propres à toute démarche de recherche. De façon ironique, Lysianne Léchot Hirt note ainsi que « l’absence d’illustrations dans la plupart des revues savantes, les mises en pages approximatives des PowerPoints […], la quasi-inexistence d’expositions de design de recherche, tout témoigne activement du fait que la qualité plastique, formelle et matérielle du design est une variable négligeable de l’équation scientiste 11 Lysianne Léchot Hirt, « Recherche-création en design à plein régime », op. cit.  ». À suivre Lysianne Léchot Hirt, il y aurait donc une contradiction à faire de la recherche en design en traitant les enjeux de formes et de formats comme des éléments exogènes n’ayant aucune incidence sur les supposés « contenus ». En effet, des éléments en apparence aussi anodins qu’une police de caractères, un logiciel de slides, un format de fichiers, un diagramme didactique, etc. ont des incidences profondes sur les pratiques de recherche – et ce bien au-delà du champ du design 12 Sur la question des formats de recherche et de leur relation avec les sciences, voir : Anthony Masure, Alexandre Saint-Jevin, « Formes, formats, formatage : vers un design des sciences », dans : Baptiste Bohet, Virginie Pringuet (dir.), Les devenirs numériques des patrimoines numérisés, Paris, UDPN, 2022. . Dans une réponse à l’article de Lysianne Léchot Hirt 13 Philippe Gauthier, « Création contre science en design, les conditions d’un vrai débat : réponse à Lysianne Léchot Hirt », Sciences du Design, no 2, 2015, p. 65-70, https://doi.org/10.3917/sdd.002.0065, Philippe Gauthier conteste l’opposition d’une recherche-création à la recherche-scientiste (ou recherche-projet), sans que ces termes ne soient explicitement situés. Au final, l’auteur assimile la recherche-création à la pratique du design, faisant fi de la délimitation opérée dans le projet CreaSearch, et ne dit rien de la dimension esthétique de la recherche, qu’elle soit explicite ou déniée 14 Anthony Masure, « À défaut d’esthétique : plaidoyer pour un design graphique des publications de recherche », Sciences du Design, no 8, p. 67-78, https://doi.org/10.3917/sdd.008.0067 (celle-ci étant toujours présente).

Les risques de l’institutionnalisation de la recherche-création

L’écart entre l’ouvrage de 2010 et l’article de 2015 de Lysianne Léchot Hirt met ainsi en exergue les risques d’une institutionnalisation de la recherche-création du design se faisant au détriment de l’attention portée à la création dans le processus de recherche. En 2022, si l’on constate la production d’un certain nombre de thèses de doctorats et de projets d’une grande qualité, la Déclaration de Vienne sur la recherche artistique (2020) a cependant relancé le risque d’une dichotomie entre théorie et pratique. La Déclaration de Vienne vient parachever la Déclaration de Bologne en examinant ses conséquences dans le champ de l’art et du design, pour non pas seulement définir mais surtout institutionnaliser ce champ comme l’indiquent bien Florian Cramer et Nienke Terpsma qui parlent à ce propos de « politique administrative 15 Florian Cramer, Nienke Terpsma, « Qu’est-ce qui cloche avec la Déclaration de Vienne ? », trad. de l’anglais par Yves-Alexandre Jaquier, Issue-Journal, HEAD – Genève, 2021, https://issue-journal.ch/focus-posts/quest-ce-qui-cloche-avec-la-declaration-de-vienne ». Force est de constater, en effet, que le poids des bailleurs de fonds dans la conduite de projets de recherche n’aura cessé de s’intensifier en France et en Suisse (ANR, FNS, etc.), avec une difficulté à légitimer la recherche-création et à faire en sorte que celle-ci reste ouverte 16 Anthony Masure, « Principes pour une recherche artistique ouverte », entretien avec Sylvain Ménetrey, Issue-Journal, HEAD – Genève, 2021 . L’inévitable formatage des requêtes de financement 17 Franck Renucci, Jean-Marc Réol (dir.), « L’artiste, un chercheur pas comme les autres », Hermès, no 72, 2015., aux formulaires souvent pensés depuis d’autres champs que celui du design (et dont une étude reste à faire), de même que la durée déterminée des projets, entre ainsi en tension avec les multiples formes verbales et non verbales que peut prendre la recherche-création en design, dont il est trop souvent attendu qu’elle se réduise à de la Ra&D (résolution de besoins liés à un contexte donné). Or la recherche-création en design, au sens fort, permet précisément de prendre de la distance quant aux attendus d’efficacité des contextes de commandes pour explorer les marges et angles morts de l’environnement artificiel dans lequel nous vivons.

Articuler verbal et non verbal

C’est à tel chantier que s’attelle la HEAD – Genève avec son Institut de recherche en art et design (Irad), successivement dirigé par Lysianne Léchot Hirt (novembre 2003 à août 2021), Anne-Catherine Sutermeister (septembre 2012 à février 2019), et par l’auteur de cet article depuis septembre 2019. Dans une exposition réalisée à l’occasion de l’inauguration du nouveau campus de l’école (été 2022) 18 Anthony Masure (dir.), « Recherche-création à plein régime : une sélection de projets de la HEAD – Genève », exposition du 29 juin au 3 juillet 2022. Avec : Valentine Ebner, Frank Westermeyer, Line Fontana, Katharina Hohmann, Nicolas Nova et Anaïs Bloch, Félicien Goguey., nous avons ainsi mis en exergue six projets de recherche-création récemment terminés (dont une thèse de doctorat) et que nous considérons comme exemplaires. Ces derniers ont pour point commun de mettre au centre la production d’artefacts de diverses natures : vidéos artistiques, collection d’objets du quotidien (culture matérielle), installations interactives, maquettes et relevés d’architecture, enquêtes sociologiques dessinées, etc. Chaque projet possède sa propre méthode, celle-ci ayant pu évoluer dans le temps, et est accompagné d’un ou plusieurs textes autonomes explicitant et extrapolant les enjeux de la recherche. En ouvrant des pistes de travail susceptibles tant de renouveler les pratiques existantes que d’examiner les enjeux de nouveaux territoires pour le design (en lien avec d’autres champs scientifiques, technologies émergentes, etc.), la recherche-création montre, si besoin, qu’il existe des problèmes dont l’exploration ne peut être conduite qu’en recourant à une articulation entre le caractère verbal propre à la discussion des résultats, et l’aspect ineffable de l’expérience esthétique.

Notes

1 Équipe de recherche HEAD – Genève et Ecal (Lausanne) : Magdalena Gerber, Lysianne Léchot Hirt, Florence Marguerat, Manon Mello, Laurent Soldini.

2 Lysianne Léchot Hirt (dir.), Recherche-création en design. Modèles pour une pratique expérimentale, Genève, MétisPresses, 2010.

3 Acté par le processus de Bologne en 1999, le lissage des cursus académiques à l’échelle européenne (LMD pour Licence, Master, Doctorat) a eu pour effet leur mise en concurrence à l’échelle internationale.

4 Lysianne Léchot Hirt (dir.), Recherche-création en design, op. cit., p. 32.

5 Ibid., p. 76.

6 Ibid., p. 12.

7 Claudia Mareis (2008) citée dans : ibid., p. 71.

8 Lysianne Léchot Hirt, « Recherche-création en design à plein régime : un constat, un manifeste, un programme ». Sciences du Design, no 1, p. 37–44, https://doi.org/10.3917/sdd.001.0037

9 Ibid.

10 Sur la distinction entre « allure » et « aspect », voir : Pierre-Damien Huyghe, Éloge de l’aspect. Éléments d’analyse critique et paradoxale de l’industrie comme divertissement, Paris, Mix, 2006.

11 Lysianne Léchot Hirt, « Recherche-création en design à plein régime », op. cit.

12 Sur la question des formats de recherche et de leur relation avec les sciences, voir : Anthony Masure, Alexandre Saint-Jevin, « Formes, formats, formatage : vers un design des sciences », dans : Baptiste Bohet, Virginie Pringuet (dir.), Les devenirs numériques des patrimoines numérisés, Paris, UDPN, 2022.

13 Philippe Gauthier, « Création contre science en design, les conditions d’un vrai débat : réponse à Lysianne Léchot Hirt », Sciences du Design, no 2, 2015, p. 65-70, https://doi.org/10.3917/sdd.002.0065

14 Anthony Masure, « À défaut d’esthétique : plaidoyer pour un design graphique des publications de recherche », Sciences du Design, no 8, p. 67-78, https://doi.org/10.3917/sdd.008.0067

15 Florian Cramer, Nienke Terpsma, « Qu’est-ce qui cloche avec la Déclaration de Vienne ? », trad. de l’anglais par Yves-Alexandre Jaquier, Issue-Journal, HEAD – Genève, 2021, https://issue-journal.ch/focus-posts/quest-ce-qui-cloche-avec-la-declaration-de-vienne

16 Anthony Masure, « Principes pour une recherche artistique ouverte », entretien avec Sylvain Ménetrey, Issue-Journal, HEAD – Genève, 2021.

17 Franck Renucci, Jean-Marc Réol (dir.), « L’artiste, un chercheur pas comme les autres », Hermès, no 72, 2015.

18 Anthony Masure (dir.), « Recherche-création à plein régime : une sélection de projets de la HEAD – Genève », exposition du 29 juin au 3 juillet 2022. Avec : Valentine Ebner, Frank Westermeyer, Line Fontana, Katharina Hohmann, Nicolas Nova et Anaïs Bloch, Félicien Goguey.