Anthony Masure

chercheur en design

Prises et déprises des technologies numériques

Contexte

Contribution à l’ouvrage Colloque Vues & Données – De la prise de vue à l’épreuve de la donnée comme histoire matérielle de l’image, dir. Fabien Vallos, Arles, ENSP, Dijon, Les presses du réel.

Résumé

La collecte des « données » numériques à grande échelle, sur lesquelles les citoyens n’ont que peu de « prise », prolonge la vieille utopie de mesurer chaque entité matérielle du monde. L’invisibilisation (la soustraction à la vue) des opérations de calcul et de traduction propre aux technologies numériques masque les idéologies (politiques, etc.) qui les sous-tendent : comment faire pour que le code informatique n’ait pas pour seule visée le management des êtres humains ? Pour proposer des réorientations soutenables permettant de desserrer l’emprise des données numériques, il est nécessaire d’aller à rebours des discours inscrivant l’informatique dans une évolution voire dans une révolution. Une étude resituant la notion de donnée depuis l’apparition des « appareils » photographiques fait ainsi apparaître des disjonctions entre ce qu’on pensait être nouveau et ce qui était déjà là parmi nous, en latence.

La collecte des « données » numériques à grande échelle, sur lesquelles les citoyens n’ont que peu de « prise », prolonge la vieille utopie de mesurer chaque entité matérielle du monde 1 Alfred W. Crosby, La mesure de la réalité. La quantification dans la société occidentale (1250–1600), trad. de l’anglais (États-Unis) par par Jean-Marc Mandosio, Paris, Allia, 2003.. L’invisibilisation (la soustraction à la vue) des opérations de calcul et de traduction propre aux technologies numériques masque les idéologies (politiques, etc.) qui les sous-tendent : comment faire pour que le code informatique n’ait pas pour seule visée le management 2 Sur la différence entre « management » et « ménagement », voir : Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Saint-Vincent-de-Mercuze, De l’Incidence, 2014. des êtres humains ? Pour proposer des réorientations soutenables permettant de desserrer l’emprise des données numériques, il est nécessaire d’aller à rebours des discours inscrivant l’informatique dans une évolution voire dans une révolution. Une étude resituant la notion de donnée depuis l’apparition des « appareils » photographiques fait ainsi apparaître des disjonctions entre ce qu’on pensait être nouveau et ce qui était déjà là parmi nous, en latence.

La photographie comme appareillage du réel

Les « données », ces agrégats d’éléments encodés, sont au cœur des enjeux des technologies numériques. Passé dans les médias grand public, ce terme en est venu à supplanter le concept d’information, à la base de l’informatique. Du latin « informare », « donner forme à », la notion d’information date de la fin du 19e siècle et s’est développée, au tournant de la Seconde Guerre mondiale avec l’émergence des théories de la communication et de la cybernétique 3 Claude Elwood Shannon, « A Mathematical Theory of Communication », Bell System Technical Journal, no 27, 1948, p. 379–423.. Il est dès lors intéressant de se demander en quoi cette substitution de vocabulaire pourrait marquer un écart avec l’idée de techniques (in)formables d’un côté, et d’autres, celles la computation (du calcul), qui ne seraient pas facilement orientables, contournables, espaçables. Nous empruntons de telles idées au philosophe Pierre-Damien Huyghe, qui articule une pensée de l’art depuis une compréhension de l’être humain comme ce qui résiste à un des conditions déterminées. Plus précisément, selon lui, l’être humain n’existe « authentiquement », c’est-à-dire au-delà du biologique (de la vie 4 Pierre-Damien Huyghe, « Design et Existence », dans : Brigitte Flamand (dir.), Le design. Essais sur des théories et des pratiques, Paris, IFM, 2006, p. 205–214.), que lorsqu’il conteste l’assignation à un dessein. Le champ des techniques, dont le développement fonde l’humanité comme arrachement à la reproduction du même, est à ce titre d’une importance centrale. Comment faire pour que les techniques restent ouvertes à une multiplicité d’approches ? Est-il possible de penser des rapports à la technique qui ne soient pas a priori assujettis à un principe de rentabilité ? Si l’on comprend l’« économie des techniques » comme ce qui forclot leurs potentialités latentes, comment œuvrer à les en libérer ?

S’appuyant sur le déploiement des « appareils » d’enregistrement que sont la photographie et le cinéma, Pierre-Damien Huyghe montre comment ces derniers peuvent ouvrir une compréhension de l’art comme un rapport à la technique irréductible à un dessein. Le cas de l’invention de la technique photographique est particulièrement éloquent : les premières photographies ne manifestaient pas une rupture dans le visible, mais imitaient de façon efficace (rentable) les formes de la tradition picturale 5 Voir : Anthony Masure, « Walter Benjamin, authenticités », dans : Le design des programmes, des façons de faire du numérique, thèse de doctorat en esthétique dirigée par Pierre-Damien Huyghe, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014, http://www.softphd.com/these/walter-benjamin-authenticites/intro. De tels propos résonnent avec les textes de Walter Benjamin, qui voyait, de façon paradoxale, le signe d’un « déclin » dans les débuts de la photographie, brisant ainsi la linéarité du progrès technique. Dans son article Petite histoire de la photographie (1931), Benjamin dégage plusieurs rapports à la technique. L’imitation servile de la peinture par la photographie est mise en rapport avec l’idée d’une « prise », faisant ainsi entendre des connotations guerrières derrière l’expression courante de « prise de vue » :

« Pourtant, les effets de la reproduction photographique des œuvres sont d’une tout autre importance pour la fonction de l’art que la réalisation d’une photographie plus ou moins artistique dans laquelle l’événement se transforme en ‹ prise ›, photographique. De fait, l’amateur rentrant chez lui avec son butin d’épreuves artistiques originales n’est pas plus réjouissant qu’un chasseur qui ramènerait une telle masse de gibier qu’il faudrait ouvrir un magasin pour l’écouler. Le jour n’est pas loin où il y aura plus de journaux illustrés que de vendeurs de gibier et de volaille 6 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931], trad. de l’allemand par André Gunthert, Études photographiques, no 1, tirage à part, novembre 1996.. »

Dans le cadre de cet article, ces propos nous intéressent particulièrement en tant qu’ils manifestent une compréhension de la prise comme ce qui réduit la photographie à une visée (qu’on pense à la lunette du chasseur), à une capture, à une soustraction. Mais Benjamin montre aussi – et c’est là le grand intérêt de son texte – que la mécanisation servile d’un art assujetti à une intention n’est pas la seule voie possible. Il aura fallu attendre des travaux d’artistes comme László Moholy-Nagy pour « découvrir » que l’invention photographique n’a pas pour fatalité d’être une façon plus efficace que la peinture de produire des images. En montrant qu’une photographie résulte toujours d’un temps singulier 7 Pierre-Damien Huyghe (dir.), L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2006., celui dans lequel un appareil travaille sans intervention humaine, il est possible d’espacer l’emprise de la prise de vue par un travail avec la technique, à condition que celle-ci ne soit pas comprise comme un moyen s’effaçant au service d’un résultat « donné », ou paraissant tel quel en raison de sa discrétion ou de son efficacité. Exposer le travail des appareils, c’est montrer que toute reproduction n’est pas imitation, de même que toute photographie n’est pas une prise de vue. La technique photographique bouscule l’idée classique de l’art, à savoir d’une part le lien à la tradition (l’application de règles), et d’autre part le rapport à une visée préalable (à une intention). Son caractère mécanique, et c’est là l’enjeu central pour un art au fait de ses spécificités techniques, invite à reconsidérer la place de la subjectivité dans le processus créatif, à savoir la primauté accordée à l’idée : « Incontestablement la photographie a manifesté la possibilité d’une image dont aucune intention ne peut intégralement répondre, une image qui n’entre pas toute dans une visée 8 Pierre-Damien Huyghe, « L’espace des manœuvres », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 2003, no 13–14.. » En effet, aucun photographe, aussi habile soit-il, ne pourra jamais jamais prévoir totalement ce que l’appareil produit : il subsiste toujours un reste, un imprévu, une déroute. Plus exactement, le photographe est celui qui, tout en exerçant un réglage sur les différentes faces d’un appareil, sait qu’il ne pourra jamais totalement le contrôler. La photographie en tant qu’art n’est donc pas la reproduction servile du réel, mais un jeu avec les appareils, un « espacement 9 Pierre-Damien Huyghe, « Art et mécanique », Le Portique, 1999, http://journals.openedition.org/leportique/296 » de leur mécanique, une manifestation de la puissance brute et non verbalisable de la technique.

De la prise de vue à la prise de données

Reste à savoir ce qu’il advient de telles idées lorsque la photographie en vient à ne plus seulement être un enregistrement de la lumière sur une surface sensible, mais qu’elle procède d’un calcul et d’un encodage du monde. Autrement dit : que reste-t-il du caractère mécanique de l’appareil photographique argentique dès lors que ce dernier embarque des techniques d’un nouvel ordre ? Ne risque-t-on pas de retomber sur le problème, évoqué précédemment, du recouvrement de la photographie argentique par le modèle pictural ? Que peut-on apprendre du paradigme de la « prise de vue » pour analyser la notion de donnée ?

Notre hypothèse est que la notion de « prise », dans le contexte de la photographie argentique, peut servir à analyser la notion de « données », et donc éclairer l’époque contemporaine. Inventés au sortir de de la Seconde Guerre mondiale, les premiers ordinateurs programmables ne sont pas conçus sous l’égide de la prise, mais sur le modèle de traitement du signal. S’inscrivant dans la poursuite d’initiatives utopiques, comme celles du bibliographe Paul Otlet 10 Voir par exemple : « Paul Otlet et les humanités protodigitales », journée d’étude dirigée par Olivier le Deuff, Bordeaux, Goethe Institut, novembre 2017, https://calenda.org/421061 (1868–1944) visant à établir un partage des connaissances à l’échelle planétaire, la notion d’information aura profondément marqué le champ de la cybernétique. Le modèle statistique, toutefois, est aussi essentiel à prendre en compte. À la fin du 19e siècle, soit donc à la même époque qu’Otlet, l’ingénieur américain Hermann Hollerith met au point un brevet de transfert de technologie des cartes perforées des métiers à tisser Jacquard afin d’accélérer le traitement des informations requises pour recenser la population américaine. Grâce à cette machine, le recensement (auparavant manuel) de 1890 est traité en trois ans « seulement » 11 Herman Hollerith, Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Herman_Hollerith. Hollerith quitte ensuite l’administration américaine, et et fonde en 1896 la Tabulating Machine Co., qui deviendra en 1917 l’International Business Machines Corporation, plus connue sous le nom d’IBM.

Ce petit détour historique met en évidence le glissement technique séparant la mécanisation de l’automatisation. Si les appareils photographiques mécaniques contiennent des éléments de réglages tangibles pouvant être manipulés par le photographe, et qui subsistent en partie dans les appareils photographiques dit « numériques », l’histoire de la computation peut majoritairement être comprise comme celle d’un retrait du visible, ce que le théoricien des médias Vilém Flusser comprend sous le concept de « black box » :

« La compétence de l’appareil doit être supérieure à celle de ses fonctionnaires. Aucun appareil photo correctement programmé ne peut être entièrement percé à jour par un photographe […]. C’est une black box. […] Même si, dans sa quête de possibilités, il se perd à l’intérieur de son appareil, il peut maîtriser la boîte. Car il sait comment alimenter l’appareil (il connaît l’input de la boîte), et sait également comment l’amener à cracher des photographies (il connaît l’output de la boîte). […] Voilà ce qui caractérise le fonctionnement de tout appareil : le fonctionnaire est maître de l’appareil grâce au contrôle qu’il exerce sur ses faces extérieures (sur l’input et sur l’output), et l’appareil est maître du fonctionnaire du fait de l’opacité de son intérieur. En d’autres termes, les fonctionnaires sont maîtres d’un jeu pour lequel ils ne sauraient être compétents. Kafka 12 Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie [1983], trad. de l’allemand par Jean Mouchard, Paris, Circé, 1998, p. 36.. »

Dans ses écrits sur la photographie, Flusser analyse la notion d’appareil dans un sens beaucoup plus négatif que Pierre-Damien Huyghe, ce qui appelle quelques précisions. Alors que Flusser développe une dialectique entre l’avilissement des êtres humains par les appareils et l’art comme producteur d’informations imprévues, il reste cependant marqué par le modèle de l’intentionnalité de l’artiste, alors que le propre d’un appareil, selon Pierre-Damien Huyghe, réside précisément dans la production d’un écart avec une visée préalable. En ce sens, les appareils de Flusser s’inscrivent plutôt dans le registre des « dispositifs 13 Pour plus de développements sur ce point, voir : Anthony Masure, « Des dispositifs aux appareils », dans : Design et humanités numériques, Paris, B42, coll. « Esthétique des données », 2017. » de Giorgio Agamben (à la suite de Michel Foucault), à savoir des entités visant à contrôler les êtres humains :

« La boîte, qu’elle soit appareil photo ou média, tend automatiquement à nous dévorer. Les photographes essaient de duper les boîtes pour leur faire produire de l’information. C’est la lutte entre la liberté humaine et ses propres dispositifs. Chaque photographie témoigne isolément de cette lutte 14 Vilém Flusser, « Comment ne pas être dévoré par la boîte », 14e Rencontres Internationales de la Photographie, Arles, 9 juillet 1983. Texte conservé aux archives Flusser.. »

Le paradigme de la boîte noire développé par Flusser nous intéresse ici en tant qu’il peut être compris comme le passage de la mécanisation à l’automatisation, et par là à la computation 15 Pour une généalogie de la notion de boîte noire, voir : Anthony Masure, « Résister aux boîtes noires. Design et intelligences artificielles », Paris, Puf, Cités, no 80, décembre 2019, anthonymasure.com/articles/2019-12-resister-boites-noires-design-intelligences-artificielles. Si assurément les techniques ne sont pas les mêmes, un rapprochement peut être établi entre ce que Benjamin disait de la photographie (argentique) comme amassage de gibier, et la captation non plus seulement mécanique, mais automatique, des données des dispositifs numériques. Si différence il y a, elle serait non pas de nature, mais d’intensité, de seuil. Dans la prise de données, le masquage des opérations techniques est consubstantiel de l’efficacité à traiter des informations. Les écritures invisibles sont certes contrebalancées par des interfaces, mais celles-ci ne sont bien souvent que des couches de plus 16 Benjamin H. Bratton , Le Stack. Plateformes, logiciels, souveraineté [The Stack. On Software and Sovereignty, 2016], Grenoble, UGA, 2019.. Dans son article « Le logiciel n’existe pas », publié en 1993, le théoricien des médias Friedrich Kittler développe, à la suite de Flusser l’idée que l’ordinateur entraîne une mutation profonde de la notion d’écriture :

« À un niveau volontairement superficiel, des interfaces graphiques directement utilisables furent développées, soustrayant ainsi la totalité de la machine à ses utilisateurs, en dissimulant les actes d’écriture qui continuent à être nécessaires à la programmation. En effet, même Ie manuel d’infographie autorisé par IBM ne prétend nulle part que les interfaces graphiques rendraient la programmation du système plus rapide ou plus efficace qu’avec les simples lignes de commande 17 Friedrich Kittler, « Le logiciel n’existe pas » [1993], dans : Mode protégé, trad. de l’allemand par Frédérique Vargoz, Dijon, Presses du réel, 2015.. »

À lire de tels propos, on pourrait dire que s’il n’y a pas de technologies numériques sans données, il n’y aurait pas non plus de données sans prises. L’exemple d’IBM, repris par Kittler fait ainsi apparaître une continuité entre le modèle de l’automatisation statistique et l’efficacité de la prise comme emprise. On pourrait croire que ce processus signe la fin de la notion d’intention, mais peut-être est-ce précisément le contraire : le développement d’écritures non réinscriptibles humainement (car automatisées) est bien la marque d’une défiance vis-à-vis de la notion d’écart : tout est fait pour que les opérations techniques se déroulent comme prévu, sans jeu (telle est, d’ailleurs, la définition d’un programme au sens informatique). La notion de donnée dit bien cela, en faisant croire qu’il est possible que des opérations techniques s’effectuent dans une seule direction, et qu’il est souhaitable de ne pas les en détourner (puisque celles-ci ne résultent plus d’un travail humain, lui étant « données »). En ce sens, les dispositifs de captation des données s’inscrivent bien dans ce que disait Walter Benjamin de la logique de la chasse : quelque chose est soustrait au monde et ne peut plus faire l’objet d’un travail – « travail » étant compris ici comme ce qui s’oppose à l’adéquation servile de moyens à des fins de rentabilité. Un examen de la notion de donnée est dès lors nécessaire pour savoir s’il est toujours possible « d’espacer » (Pierre-Damien Huyghe) de tels objets techniques par des pratiques artistiques.

La donnée comme don

Dans son Dictionnaire historique de la langue française, le linguiste Alain Rey établit un glissement de sens entre les notions de « don » et de « donnée », au sens contemporain du terme :

« Le participe passé féminin substantivé DONNÉE (1200) a d’abord eu le sens ancien d’‹ aumône, distribution › et s’est limité à quelques sens spécialisés, en mathématiques (1755), statistiques, psychologie, informatique (où il traduit l’anglais data, autre dérivé du latin dare, datum), désignant par extension l’élément fondamental servant de point de départ (à un raisonnement, un développement). »

Dans les usages courants du mot, en France, le latin data continue de dominer, ce qui recouvre l’idée de don et tend à prendre un caractère incantatoire. La donnée est ce qui se donne, ce qui est donné. Mais, en contexte informatique, la donnée n’est précisément pas « donnée », mais résulte d’une construction sociotechnique – comme l’ont montré de nombreux travaux mettant en évidence leurs biais et conséquences politiques, où la prise de données devient une prise de pouvoir 18 Evgeny Morozov, « La prise de pouvoir des données et la mort de la politique », Blog de Paul Jorion, 2014, https://www.pauljorion.com/blog/2014/08/25/la-prise-de-pouvoir-par-les-donnees-et-la-mort-de-la-politique-par-evgeny-morozov. De cette donne, de ce qui se donne, il y a t-il un engagement, un « contre-don 19 Le don contracte une triple obligation : donner, recevoir et rendre. Voir : Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1924], Paris, Puf, coll. « Quadrige Grands textes », 2007. » ? Si le don est ce qui se donne sans retenue, sans contraction d’une dette, comment penser un don qui pourrait se valoriser ? Selon le philosophe Jacques Derrida, le don « n’est pas don d’une chose, [il] donne mais sans rien donner ». Le don s’oppose à l’ego en l’effaçant. Du don, celui qui donne ne saurait rien revendiquer, n’attendrait rien en retour. Le don n’attend rien.

« À la limite, le don comme don devrait ne pas apparaître comme don : ni au donataire, ni au donateur. Si l’autre le perçoit, s’il le garde comme don, le don s’annule. Mais celui qui donne ne doit pas le voir ou le savoir non plus, sans quoi il commence, dès le seuil, dès qu’il a l’intention de donner, à se payer d’une reconnaissance symbolique, à se féliciter, à s’approuver […], à se rendre symboliquement la valeur de ce qu’il vient de donner, de ce qu’il croit avoir donné, de ce qu’il s’apprête à donner 20 Jacques Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 16.. »

En comprenant le don comme ce qui s’oppose à l’intention et à la visibilité, Derrida peut nous aider à comprendre en quoi le vocabulaire autour de la donnée, en contexte numérique, est porteur de profonde contradictions. Autrement dit : le modèle de la prise de vue, sous un vocable d’apparente nouveauté, continue de dominer l’informatique contemporaine et fait passer l’idée qu’il n’y aurait pas d’autres rapports à la technique possibles que celui d’une intention préalable, d’un programme. Dans un texte fictionnel, le théoricien des médias Yves Citton met en évidence ce rapprochement :

« Alors que la lumière elle-même (photo) s’imprimait d’elle-même : automatiquement sur une surface plane pour fixer une image et la faire circuler dans le monde humain, c’était maintenant au tour des données de calcul de capturer automatiquement une certaine corrélation et de la fixer dans une image, prête à être réinjectée et répliquée dans les réseaux 21 Yves Citton, « Carbon Liberation Front vs. Carbon Copy Conspiracy », communication donnée au colloque international « Histoires d’un futur proche », HEAD – Genève, décembre 2017, https://issue-journal.ch/focus-posts/370. Traduction personnelle.. »

Des prises aux surprises

Comment dès lors, renverser cette corrélation et montrer que les dispositifs de computation, a priori rétifs à ce qui échappe à un programme, peuvent tout de même faire l’objet d’un travail, d’un engagement avec le faire ? Nous proposons pour cela de briser l’adéquation apparemment logique entre automatisation et computation. Pour mieux nous défaire des données, Yves Citton propose d’une part de comprendre les data comme des capta, et d’autre part de voir dans les prises qu’elles constituent autant d’occasions de « surprises 22 Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017. ». Mais, et c’est ce que nous enseigne le détour par la notion d’appareil, de telles surprises ne doivent pas être simplement comprises comme des occasions de « reprendre la main ». En déjouant une intentionnalité qui ne souffrirait d’aucun écart, puisqu’automatisée, les appareils nous invitent à « troubler les programmes 23 Anthony Masure, Élise Rigot, « Troubler les programmes. Design, cybernétique et biologie moléculaire », Actes du colloque « Les écologies du numérique » (dir. Ludovic Duhem), à paraître aux éditions HYX (Orléans). », à jouer des écarts entre intention et absence d’intention, entre l’élaboration d’un sens et la manifestation sensible de la puissance brute de la nouveauté technique.

Notes

1 Alfred W. Crosby, La mesure de la réalité. La quantification dans la société occidentale (1250–1600), trad. de l’anglais (États-Unis) par par Jean-Marc Mandosio, Paris, Allia, 2003.

2 Sur la différence entre « management » et « ménagement », voir : Pierre-Damien Huyghe, À quoi tient le design, Saint-Vincent-de-Mercuze, De l’Incidence, 2014.

3 Claude Elwood Shannon, « A Mathematical Theory of Communication », Bell System Technical Journal, no 27, 1948, p. 379–423.

4 Pierre-Damien Huyghe, « Design et Existence », dans : Brigitte Flamand (dir.), Le design. Essais sur des théories et des pratiques, Paris, IFM, 2006, p. 205–214.

5 Voir : Anthony Masure, « Walter Benjamin, authenticités », dans : Le design des programmes, des façons de faire du numérique, thèse de doctorat en esthétique dirigée par Pierre-Damien Huyghe, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2014, http://www.softphd.com/these/walter-benjamin-authenticites/intro

6 Walter Benjamin, Petite histoire de la photographie [1931], trad. de l’allemand par André Gunthert, Études photographiques, no 1, tirage à part, novembre 1996.

7 Pierre-Damien Huyghe (dir.), L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2006.

8 Pierre-Damien Huyghe, « L’espace des manœuvres », Les Cahiers de la recherche architecturale et urbaine, 2003, no 13–14.

9 Pierre-Damien Huyghe, « Art et mécanique », Le Portique, 1999, http://journals.openedition.org/leportique/296

10 Voir par exemple : « Paul Otlet et les humanités protodigitales », journée d’étude dirigée par Olivier le Deuff, Bordeaux, Goethe Institut, novembre 2017, https://calenda.org/421061

11 Herman Hollerith, Wikipedia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Herman_Hollerith

12 Vilém Flusser, Pour une philosophie de la photographie [1983], trad. de l’allemand par Jean Mouchard, Paris, Circé, 1998, p. 36.

13 Pour plus de développements sur ce point, voir : Anthony Masure, « Des dispositifs aux appareils », dans : Design et humanités numériques, Paris, B42, coll. « Esthétique des données », 2017.

14 Vilém Flusser, « Comment ne pas être dévoré par la boîte », 14e Rencontres Internationales de la Photographie, Arles, 9 juillet 1983. Texte conservé aux archives Flusser.

15 Pour une généalogie de la notion de boîte noire, voir : Anthony Masure, « Résister aux boîtes noires. Design et intelligences artificielles », Paris, Puf, Cités, no 80, décembre 2019, anthonymasure.com/articles/2019-12-resister-boites-noires-design-intelligences-artificielles

16 Benjamin H. Bratton , Le Stack. Plateformes, logiciels, souveraineté [The Stack. On Software and Sovereignty, 2016], Grenoble, UGA, 2019.

17 Friedrich Kittler, « Le logiciel n’existe pas » [1993], dans : Mode protégé, trad. de l’allemand par Frédérique Vargoz, Dijon, Presses du réel, 2015.

18 Evgeny Morozov, « La prise de pouvoir des données et la mort de la politique », Blog de Paul Jorion, 2014, https://www.pauljorion.com/blog/2014/08/25/la-prise-de-pouvoir-par-les-donnees-et-la-mort-de-la-politique-par-evgeny-morozov

19 Le don contracte une triple obligation : donner, recevoir et rendre. Voir : Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1924], Paris, Puf, coll. « Quadrige Grands textes », 2007.

20 Jacques Derrida, Donner le temps, 1. La fausse monnaie, Paris, Galilée, 1991, p. 16.

21 Yves Citton, « Carbon Liberation Front vs. Carbon Copy Conspiracy », communication donnée au colloque international « Histoires d’un futur proche », HEAD – Genève, décembre 2017, https://issue-journal.ch/focus-posts/370. Traduction personnelle.

22 Yves Citton, Médiarchie, Paris, Seuil, 2017.

23 Anthony Masure, Élise Rigot, « Troubler les programmes. Design, cybernétique et biologie moléculaire », Actes du colloque « Les écologies du numérique » (dir. Ludovic Duhem), à paraître aux éditions HYX (Orléans).