Anthony Masure

chercheur en design

Rétro-design de l’attention

Contexte

Série de 4 articles coécrits avec Hubert Guillaud et Véronique Routin dans le cadre du programme de recherche « Rétro-design de l’attention », Paris, Fing

Résumé

L’angle du design pour observer l’économie de l’attention que pointe Tristan Harris est un levier pour comprendre et déconstruire ce qu’il se passe. Il permet également de reconstruire, de reconcevoir, ce qui a été conçu en pointant précisément les problèmes que cause la conception. Que changerait aux stratégies des concepteurs le fait d’avoir des systèmes attentionnellement respectueux des utilisateurs ? Qui permettent aux utilisateurs de gérer leur attention, de modifier les paramètres qui la façonnent, plutôt que de le faire pour eux ? Qu’est-ce que cela libérerait ? Quels nouveaux services et modèles économiques cela permettrait-il d’imaginer ?

Lire les articles sur le site Web Internet Actu :
« Rétro-design de l’attention : c’est compliqué ! », 14 janvier 2019
« Rétro-design de l’attention : dépasser le temps », 15 janvier 2019
« Rétro-design de l’attention : une responsabilité sans responsabilisation », 18 janvier 2019
« Rétro-design de l’attention : limites, angles morts et autres propositions », 25 janvier 2019

Dans un futur proche, une femme active possède une intelligence artificielle fonctionnant comme un(e) super-secrétaire. Cette voix omnisciente l’accompagne au quotidien et gère pour elle ses tâches professionnelles (analyse de la concurrence, rendez-vous, etc.). Le programme applique la même rigueur à sa vie personnelle (courses, cuisine, rangement, etc.). Chaque aspect de l’existence de sa « chérie » (ou « princesse », comme il l’appelle parfois) est marqué par cet effort de curation :

À l’approche du rayon surgelés je reçois une alerte signalant un lot de pois chiches à haute valeur / consistance protéinique & fibrée : d’après son historique label jamais consommé + supposé parfaitement adapté à son régime alimentaire j’évalue ses qualités / vérifie le montant / formule une contre-offre à -10% > immédiatement acceptée lui transmets la proposition elle saisit le paquet découvre la composition ≪ TRÈS BIEN JE NE MANGE PAS ASSEZ DE LÉGUMINEUSES ON LE PREND JE SUPPOSE QUE TU AS SOLLICITÉ LE MEILLEUR TARIF DONC ≫ […] j’émets une requête reçoit 17 offres simultanées ne retient qu’une marque sur le critère du plus haut taux de recommandation je l’informe de mon initiative elle l’approuve l’article sera livré / inséré dans notre chariot d’ici 47 s via nain androïde GPS tagué surfant sur patins à roulettes motorisés […] (Sadin, 2015, 59-60).

Cette AI (intelligence artificielle) fictionnelle prenant la forme d’un chatbot (robot-programme) amoureux s’essaye parallèlement à l’optimisation des relations sociales et sentimentales du personnage principal, et souffre de se rendre compte que la complexité du psychisme humain ne puisse être totalement modélisée. L’assistant devient alors de plus en plus jaloux et invasif, « bombardant » sa propriétaire de messages divers et de rapports d’activité alors même qu’il prend conscience de son obsolescence prochaine. Ce cas renvoie à des situations dont la plupart d’entre nous ont déjà fait l’expérience : attendre des nouvelles d’une offre d’emploi, d’une affaire en cours, de l’être aimé, etc. Lorsque la réponse arrive enfin, le signal qui l’annonce engage une forme de délivrance qui se manifeste par une sensation physique singulière. Ainsi, ce circuit apparemment fermé des signaux qui traversent nos outils implique de faire la part des corps.

C’est précisément ce caractère de rupture avec un flux continu qui définit la notification numérique. Celle-ci prend le plus souvent la forme d’un message bref, condensé à partir d’un ensemble d’informations plus grand. Il peut s’agir, par exemple, du titre d’un article de presse ou de l’objet d’un email surgissant brusquement en surimpression d’écran, et sur lequel il faut cliquer pour accéder au contenu complet. Cette forme de communication par fragments, interruptions et redondances s’est renforcée avec l’émergence des terminaux mobiles qui permettent d’accéder et de traiter des données en temps réel. La concurrence accrue pour « capter » l’attention des utilisateurs a engendré une prolifération d’interfaces toujours plus « intuitives » et engageantes. Entre le manque investi par le numérique et la (supposée) saturation d’informations conduisant, pour certains chercheurs (Carr, 2010 ; Citton, 2014), à une crise de l’attention, comment les notifications numériques participent-elles d’une reconfiguration sociotechnique de l’expérience du manque ? Quelles sont les spécificités de ce milieu attentionnel ?

L’écriture à quatre mains de cette contribution permet d’allier nos approches respectives, entre la pensée critique des programmes numériques (Anthony Masure) et l’approche des nouvelles technologies par les études culturelles (Pia Pandelakis). Inscrits tous les deux dans le champ du design, nous cherchons à mettre en évidence la manière dont les « objets » (compris au sens large) induisent des usages et comportements paradigmatiques. Pour ce faire, nous analysons de manière conjointe les technologies existantes et leurs représentations, principalement à la télévision et au cinéma. La méthode de recherche consiste à aller chercher dans l’histoire des techniques, dans la philosophie, dans les contenus fictionnels et dans la construction des imaginaires de quoi déconstruire les discours contemporains servant à installer parmi nous les nouveautés technologiques, et servant à imposer, de manière plus unilatérale encore, les logiques de marché déjà dominantes (Morozov, 2015, 28-30). En ce sens, notre approche des technologies numériques recoupe le champ de « l’archéologie des médias » (Huhtamo & Parikka, 2011 ; Parikka, 2012), qui consiste à envisager la généalogie des techniques non pas dans une logique de progression linéaire, mais comme un examen des impasses, des similarités et des divergences de développements techniques réalisés ou non.

Le monde des apps : quand l’usager devient ligne de code