Anthony Masure

chercheur en design

iPad et mimesis

Résumé

Étude et analyse de l’interface de lecture de l’application iBooks sur iPad : comment sortir d’un modèle mimétique pour proposer une expérience de lecture singulière ?

La sortie du nouveau terminal numérique iPad d’Apple 1 La tablette numérique iPad a été présentée le 27 janvier 2009, Steve Jobs (président de la société Apple) met en avant la diversité des fonctions multimédias (musique, vidéo, etc.) dans un format élargi. interroge les formes que prennent actuellement les appareils numériques dédiés à la lecture prolongée 2 Nous ne traiterons pas dans ce texte des lectures de magazines numériques, qui obéissent à d’autres contraintes ergonomiques et économiques. : Nous ne traiterons pas dans ce texte des lectures de magazines numériques, qui obéissent à d’autres contraintes ergonomiques et économiques, tant au niveau du design que de l’objet que de ses programmes internes. Au-delà de la place du livre dans les nouvelles technologies et dans l’économie des biens immatériaux, ces interfaces mettent en jeu les notions d’archétype et de mimétisme, plus de 50 ans après les réflexions développées par Moholy-Nagy dans son texte « Nouvelle Méthode d’Approche, Le design pour la vie 3 László Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche – Le design pour la vie (1947) », dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Paris, Folio, 2007, p. 283.. Quelles conclusions pouvons-nous en tirer quand à ce que serait l’obsolescence d’une forme, ou sa persistance à l’état de fantôme dans une autre enveloppe ? Quelles sont les conséquences symboliques de cette représentation ?

« Enfin on en arriva au plastique, mais en reprenant telle quelle la forme des anciennes poignées 4 Ibid.. »

L’application iBooks de l’iPad prend l’apparence d’une bibliothèque IKEA en bois chaleureux, sur laquelle sont posés les livres stockés dans la mémoire de l’iPad. La présentation (en vue de face) des livres les met tous à la même taille, et donc aplanit les différences de format. Apple reprend ici le modèle de Borders qui, en mai 2008, décidait d’attaquer frontalement Amazon en s’appuyant sur des « interfaces riches 5 Les interfaces dites « riches » (rich medias) emploient principalement des technologies non standards (Adobe Flash, Adobe Air, Microsoft Silverlight, etc.) afin de produire des contenus vidéo, sonores, interactifs, etc. », en habillant son site web de rayonnages virtuels. Cette disposition « magic shelf 6 Borders, distributeur américain, s’est lancé en 2008 dans une concurrence frontale avec Amazon à grand renforts d’interfaces riches. » schématise les rayonnages marchands des mégastores, tout en les inscrivants dans l’habitude rassurante du quotidien. La prééminence des couvertures donne une présence tangible au commerce dématérialisé des biens physiques, renforcée par la texture grainée en trompe l’œil des nervures boisées. La quotidienneté vient se projeter contre les réticences suscitées par le commerce en ligne : absence des dimensions réelles des produits, du poids, du toucher, etc.

Application iPad Apple iBooks
Borders « Magic Shelves »

L’ouverture du livre dans l’application iBooks de l’iPad confirme cette impression. Le texte s’ouvre comme dans un livre papier, avec les doubles pages marquées par un pli en ombre portée. Le doigt sur l’écran tactile peut effleurer les pages, les corner, etc.

La lecture dans l’application iBooks
Tourner une page dans l’application iBooks

Cette remarque s’applique également aux formes des appareils : La nouvelle console Nintendo DS XL, mise en avant avec la cartouche 100 Livres Classiques 7 La cartouche 100 livres classiques a été rendue publique en France le 5 mars 2010. Etrangement, il n’est pas facile de trouver la liste complète des 100 ouvrages (tous du domaine public), compilés en partenariat avec Folio Gallimard. La qualité de lecture varie suivant les différents types de consoles Nintendo DS : Sur la DS XL (plus grande), les caractères de texte sont agrandis sans que la résolution soit meilleure, ce qui implique un floutage des polices de caractères peu agréable. a pour slogan « Choisissez la DS qui s’accorde le mieux à votre intérieur ». Dans cette tendance, le livre imprimé fait lui aussi déco(r) par sa couleur et son agencement dans la maison. Tout comme iBooks ou Borders, les livres virtuels sont disposées tranche visible sur une étagère en bois… Lors du Salon du Livre de Paris 2010, la scénographie du stand Nintendo reprenait les fauteuils en cuir et les fausses étagères. Les consoles DS étaient disposées entrouvertes, la tranche de la console comme le pli d’un livre papier.

Le site web Nintendo DS 100 Livres Classiques

L’application iBooks met en avant le réalisme visuel du livre physique, basculé sur un objet de quasi mêmes dimensions (l’iPad), qui entend reproduire au plus près la scène qui se joue quand nous lisons. Le relief lisse de la surface vitrée semble repousser le texte sous la couche du numérique. Et la fonction de zoom, qui n’est pas directement possible sur un livre traditionnel, n’est qu’un maigre avantage pour justifier l’intérêt d’un nouveau médium. Mimer l’apparence archétypale du livre papier entraîne une régressions dans les usages, car quelque chose s’est perdu dans le passage de l’analogique au digital. On ne peut pas plier les pages, en déchirer une pour l’accrocher, la surligner, la passer à quelqu’un, la faire tomber, la mouiller… Le livre sous l’écran est muséifié, bridé, singé. Il s’agit d’une restitution sommaire d’apparence, d’un témoignage forcément parcellaire de ce qu’a pu être la forme historique du livre depuis Gutenberg. Ainsi, on ne pourra jamais reproduire numériquement les flip-books, les pop-ups 8 Maël Poulain, « Il n’y a pas de e-book »., les Mille milliards de poèmes de Raymond Queneau… D’Apple à Amazon à Nintendo, un consensus semble s’être dégagé autour de ce qui serait davantage une tentative de restitution de la lecture sur support papier qu’une réflexion sur les nouvelles possibilités induites par le passage au numérique. Si l’on reprend les réflexions développées par Moholy-Nagy :

« Beaucoup d’objets anciens sont l’expression directe de leur méthode artisanale de fabrications. Ils sont souvent copiés par les designers industriels, sans aucune raison valable. Il est vrai que plus un artisanat est ancien, plus la forme qu’il produit est difficile à modifier 9 László Moholy-Nagy, op. cit.. »

L’animation comme métaphore

Apple est la marque d’ordinateurs et de terminaux mobiles qui attache le plus de soin à la matérialité de ses objets. Preuve en est la place accordée aux larges visuels sur son site web, et tous les zooms de matières, reflets, coques brillantes, ombres portées et transitions fluides. Ce minimalisme est en fait un maximalisme du détail, qui va de pair avec une sophistication toujours plus grande des interfaces, présentées le plus souvent en contexte dans l’objet. Apple montre des images d’interfaces dans des objets clos, eux-mêmes dépendant d’un autre support pour être visionnés (écran d’ordinateur, etc.). On regarde un écran dans un écran. On regarde un livre-imprimé sur un écran. Apple est un formidable producteur d’images léchées, qui ont des répercutions très larges sur le webdesign et le design en général. La simplicité d’usage vantée par la marque californienne s’ancre dans une obsession du lisse, qui transpire des interfaces fluides et des transitions en douceur. Rien d’étonnant, donc, si la conception de la lecture numérique s’incarne aujourd’hui dans une quasi-vidéo d’un livre imprimé.

Apple guidelines

« Si possible, ajoutez une dimension physique et réaliste à notre application. Plus votre application ressemblera à un objet réel, plus les gens comprendront rapidement comment elle fonctionne et auront du plaisir à l’utiliser. […]

Autant que possible, faîtes en sorte que votre interface visuelle et gestuelle mime le comportement des objets physiques auxquels elle ressemble. […]

Une façon d’augmenter la valeur perçue de votre application est d’imiter l’apparence de matériaux précieux ou de haute qualité. Par exemple, si l’effet du bois, du cuir ou du métal est approprié pour votre application, prenez le temps de rendre votre matériau réaliste et précieux. L’application Notes reproduit l’apparence du cuir méticuleux et des coutures fines. L’apparence des matériaux réalistes et de haute-qualité améliorent l’application. »

Application Apple iPad Notes
Application Apple iPad Contacts
Surligner un texte dans l’application Apple iBooks

La bibliothèque virtuelle en bois nous fait croire que quelque chose subsiste de la relation intime à la lecture, comme s’il fallait réenchanter l’absence d’épaisseur par des formes historiquement connues. L’échelle de l’iPad et la façon dont on le manipule participent aussi de cet historicisme. Chez Apple, la métaphore passe de plus en plus par les animations 10 Scott Gilbertson, « Kiss Boring Interfaces Goodbye With Apple’s New Animated OS » , Wired, juin 2007., qui ont pour but « d’améliorer l’expérience utilisateur ». Les mains omniprésentes sur les vidéos de présentation désacralisent l’objet et lui donnent une quasi-proximité, une préhension virtuelle qui favorise l’appropriation mentale, et donc l’acte d’achat. Les mains qui touchent l’image du livre au travers de la surface vitrée nous disent que nous aussi que, quelque soit notre âge et notre nationalité, nous pouvons lire sur cet appareil sans mode d’emploi – à la fois accessible et élitiste. Les pages tournent, le son du papier parvient à nos oreilles… dans une expérience presque infantilisante.

« Il faudra donc que la vaisselle s’adapte à la machine, et vice-versa 11 László Moholy-Nagy, op. cit., p.285.. »

Du contenu sans forme ?

Le problème des interfaces actuelles de lecture prolongée sur support numérique est qu’elles n’ont pas assimilé la différence entre la forme et le contenu. Si l’on reprend l’analyse développée sur le site craigmod, « Le livre à l’ère de l’iPad 12 Craig Mod, « Books at the age of iPad », Craigmod.com, mars 2010. », la plupart des livres que nous connaissons seraient sans forme (« formless content »). Ainsi, on peut imaginer que la romancière Danielle Steele ne se soucie pas de la forme finale de son livre lorsqu’elle compose son histoire dans un traitement de texte. Sa fiction peut être réceptionnée dans un livre de 200 pages, mais aussi sur un e-book PDF lu sur écran de bureau, ou encore dans des applications iPhone telles que Stanza ou Kindle… Nous serions alors dans le cas d’un contenu sans forme. A l’inverse, un ouvrage tel que Jamais un coup de dé n’abolira le hasard de Mallarmé 13 « En mai 1897, la revue internationale Cosmopolis publiait sous la signature de Mallarmé ce qu’une note de la rédaction présentait comme une « œuvre d’un caractère entièrement nouveau », Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Encore la publication de Cosmopolis n’était-elle, par rapport au vœu du poète, qu’une demi-mesure, puisque l’unité du poème, pour des raisons matérielles de fabrication de la revue, restait la page simple et non la double page. Aussitôt après cette première et encore imparfaite publication, Mallarmé s’occupa donc de réaliser pour Ambroise Vollard ce qui devait être l’édition définitive, illustrée de lithographies d’Odilon Redon. Cette édition, qui donna lieu à de nombreuses épreuves de l’imprimerie Didot, ne parut jamais, pour d’obscures raisons, et ce n’est qu’en 1914 que fut publiée, par les soins du Dr Bonniot, l’édition originale (et point tout à fait conforme) du Coup de dés. » Source : CultureFrance.com. lie intimement forme et contenu, et l’on pourrait alors parler de contenu délimité (« definite content »). Dans une lettre à Camille Mauclair, Mallarmé commentait ainsi son poème :

« Au fond, des estampes : je crois que toute phrase ou pensée, si elle a un rythme, doit le modeler sur l’objet qu’elle vise et reproduire, jetée à nu, immédiatement, comme jaillie en l’esprit, un peu de l’attitude de cet objet quant à tout. La littérature fait ainsi sa preuve : pas d’autre raison d’écrire sur du papier 14 Mallarmé, Lettre du 8 octobre 1897.. »

Le contenu sans forme, texte liquide, ne verrait pas les limites physiques du livre, là où le contenu délimité concevrait la page comme une toile, avec des dimensions, des bordures, des images… Cette idée me semble contestable, car elle revient à penser qu’il existerait des formes qui ne feraient pas sens. L’on touche ici à l’idée d’un texte vierge, vidé de toute matérialité, balisé syntaxiquement par des métadonnées XML (au niveau minimum : titre, contenu, source), qui serait accueilli par des interfaces de lecture diverses. Chaque interface de lecture peut appliquer au texte une mise en page particulière via des feuilles de styles CSS séparées du contenu. Reste à faire l’historicité de ce découpage sémantique, qui n’est pas neutre – quel programme s’en charge ? Et que se passe t-il quand un même texte passe d’un support à un autre ? La pensée de Moholy-Nagy selon laquelle le designer « doit savoir que les caractéristiques internes {d’un objet} ne peuvent être disjointes 15 László Moholy-Nagy, op. cit., p.278. » nous interroge ici : qu’advient t-il quand un objet change de support, et quelle est la pertinence de ses nouvelles fonctions 16 À la différence du Sony E-Reader, qui formate les ouvrages dans une même mise en page troublante, l’application Apple iBooks permet à l’utilisateur de pouvoir changer la police de caractères d’un livre. L’argument est alors d’offrir le même confort qu’un livre imprimé, tout en y ajoutant des fonctions annexes (traduction, recherche, etc.) dans la marge. ? La forme suit-elle une fonction ou une ancienne forme ? Est-il même encore pertinent de parler de « fonction organique » et de « caractéristiques internes » dans le cas d’un objet numérique ?

Je fais l’hypothèse qu’un logiciel de traitement de texte influe sur l’écriture-lecture d’un texte, même s’il ne s’agit pas de sa version finalisée. La taille de l’écran, la police de caractère, les sauts de page, les options de relecture, etc. font sens, même s’ils sont occultés dans la publication effective du livre. Et un livre-papier, objet résultant de l’assemblage de plusieurs feuilles, est toujours une forme délimitée, de par son format, sa mise en page, sa police de caractère, sa couverture, etc. Penser l’inverse reviendrait à nier le travail des éditeurs et compositeurs. Si un texte numérique peut revêtir une multiplicité de supports, ce sera toujours en s’incarnant dans des formes délimitées qui ne sont jamais vides de sens. Un texte n’a pas une signification identique suivant qu’il soit lu sur papier ou téléphone, même si un designer graphique peut donner plus de poids à l’interaction entre le sens du texte et son agencement visuel. La formule de Craig Mod 17 Craig Mod, op. cit. suivant laquelle seuls mériteraient d’être imprimés les livres au contenu délimité (c’est-à-dire accordant de l’importance à la présentation du contenu) semble donc suspecte, puisque les formes neutres n’existent pas. On y projette toujours de l’affect, des habitudes, des souvenirs. Tel ou tel livre lu nous marque en étant intimement lié à un moment, à un lieu, à un support. Si l’on suit à nouveau les conclusions de Craig Mod, l’iPad, avec ses dimensions « assez larges », permettrait de repenser un contenu délimité, adapté à ce terminal. En clair : une nouvelle grille de mise en page adaptée à l’iPad serait la voie à suivre pour les designers d’interface. Mais pourquoi ne serait-ce pas valable pour tous les terminaux de lecture ? Serait-ce le nombre (espéré) de ventes de cet appareil qui justifierait que l’on accorde du temps à penser une nouvelle trame ? Ne faudrait-il pas s’attacher à différencier le logiciel (software) du matériel (hardware) ? En effet, nous avons pu constater que, quelque soient les dimensions de l’appareil (qui diffèrent ou se rapprochent de l’échelle 1:1 du livre papier), la même scène d’imitation se rejoue dans la plupart des lecteurs. Plusieurs objets, un même modèle d’interface.

L’archivage à l’ère du texte liquide

La multiplicité des typologies d’interfaces et des différents formats d’écran pose la question de la pérennité des contenus numériques. Le livre imprimé a une valeur documentaire, qui s’explique par sa relative stabilité formelle au cours des siècles, même si son modèle de distribution industriel est récent. Un livre imprimé ne change pas d’aspect, ne disparaît pas 18 Clément Monjou, « Kindle : Amazon fait disparaître des livres de Orwell », Ebouquin.fr, mars 2010 : « Peut-on encore posséder un livre au format électronique ? C’est la question sous-jacente qui émerge suite à la dernière affaire qui a touché Amazon et de nombreux utilisateurs du Kindle. Plusieurs milliers de possesseurs de Kindle et acquéreur d’une version de 1984 et de Animal Farm, deux ouvrages de George Orwell, ont eu la surprise de découvrir qu’ils avaient tout simplement disparus de leur Kindle. », a des références normées (ISBN, numéros de page, etc.) et se conserve facilement dans des endroits dédiés. Rien ne permet d’affirmer que les fichiers des livres numériques actuels seront encore lisibles dans quelques années, comme en témoignent les différentes normes concurrentes (ePub, PDF, etc.) qui font qu’un livre acheté et lu sur iPad ne peut pas être continué sur Mac ou PC. Dès lors, on peut s’interroger sur la pertinence de la création de contenus qui ne seraient lisibles que sur un seul support. L’interconnexion trop fine entre forme et contenu textuel reviendrait à créer des formats dépendants d’une technologie propriétaire, qui n’est pas exportable ni modifiable aisément.

La forme d’un livre imprimé, si elle a valeur de document, n’en est pas moins que l’inscription matérielle d’une pensée à un instant donné. Quand à la réflexion, elle vie, change, reste ouverte, en témoignent les éditions revues et augmentées, les commentaires de lecture, etc. Si, comme Thierry Crouzet 19 Thierry Crouzet, « Le livre : une contexture du flux », Tcrouzet.com, décembre 2009., on en vient à penser le livre (imprimé) comme une interface de lecture parmi d’autres, alors on pourra facilement constater que la mimesis des interfaces de lecture actuelles nie la possibilité d’interagir avec l’auteur ou avec d’autres lecteurs. Militant pour une lecture du flux, Thierry Crouzet envisage le livre à l’ère des discussions et des commentaires. Reste à savoir si l’acte de lecture va nécessairement de pair avec la conversation, et si la plupart des commentaires ne sont pas du bavardage diffus.

Cette notion de texte liquide se retrouve d’ailleurs à un niveau abstrait dans la principale technique d’affichage des livres électroniques. L’E-Ink, ou encre électronique. Un champ électrique déplace des molécules noires et blanches dans un liquide pour former les caractères du texte. L’avantage de ce procédé est qu’il ne nécessite du courant que pour changer de page, et que la surface d’affichage ne nécessite pas de rétro-éclairage, ce qui est reposant pour les yeux. Le Salon du Livre de Paris 2010 présentait des flacons d’encre (liquide) dans un espace dédié au livre numérique. Le prototype de livre électronique développé par Philippe Starck en 2003 pour DEIS 20 Collectif, Starck, Paris, Taschen, p. 481. possède une surface granuleuse, presque aquatique, comme si le livre papier reposait à l’état de fantôme sous le linceul translucide de la technologie.

Se reposent alors de façon cruciale les questions de Moholy-Nagy dans son court texte « Production – Reproduction 21 László Moholy-Nagy, « Production – Reproduction » (1922), dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 135. » :

« La production (la création humaine) servant au premier chef la constitution humaine, nous devons tenter d’exploiter à des fins productives les appareils (moyens) qui jusqu’alors n’avaient été utilisés qu’à des fins reproductives. Cela nécessite un examen approfondi, basé sur les questions suivantes :
– A quoi sert cet appareil (ce moyen) ?
– Quelle est l’essence de sa fonction ?
– Sommes-nous capables, et est-ce pertinent d’en élargir les possibilités de sorte qu’il puise également servir à la production ? »

De la consommation à la production : l’industrie des programmes

Comme la plupart des appareils numériques de notre quotidien, il est compliqué de définir à quoi sert l’iPad, et quelle est l’essence de sa fonction. Quand à savoir s’il pourrait servir à la production, cela ne semble pas être une volonté d’Apple, car plusieurs faisceaux convergent pour en faire un paradigme de ce que serait un appareil fermé : système d’exploitation verrouillé, impossibilité d’y installer des applications non-approuvées, utilisation obligatoire d’iTunes, pas de lecteur de carte externe, refus du Flash Player, batterie non-remplaçable, etc 22 Camille Gévaudan, « Si la batterie de votre iPad ne tient plus la charge, Apple remplacera votre iPad », Libération, mars 2010.. L’iPad est une réactualisation du minitel : une tentative de recentrement du réseau 23 Benjamin Bayart, « Tout le monde a intérêt à transformer Internet en Minitel », entretien avec Astrid Girardeaud, Libération, février 2009..Apple pose comme postulat que la plupart des utilisateurs sont des consommateurs, en attentes d’outils exécutant des tâches simples : lire, regarder un film, jouer quelques minutes. Les outils de production sont petit à petit évincés, remplacés par des choix prédéfinis 24 Lev Manovich, « La logique de la sélection » (2001), dans : Annick Bureaud (dir.), Nathalie Magnan (dir.), Connexions, art réseaux media, Paris, ENSBA, 2002. où l’on compose un document à partir de modèles basiques (templates).

Le modèle de production industrielle, évoqué par Moholy Nagy lorsqu’il évoque le cas d’une goutte de soudure en moins représentant une économie de 30 millions de dollars 25 László Moholy-Nagy, op. cit., connaît une évolution à l’ère de la diffusion numérique des contenus. La question n’est plus seulement de savoir comment produire à grande échelle un objet fiable, mais aussi, (et surtout), de mettre en œuvre une stratégie de diffusion des contenus des ces terminaux. On achète l’iPad pour avoir la possibilité d’acheter des programmes exclusifs à cet objet. Le modèle économique se déplace donc des caractéristiques techniques (où Apple n’est pas forcément le meilleur constructeur) vers un modèle de vente en ligne d’applications fermées.

Le livre, en tant que bien culturel digitalisé, se trouve alors pris dans ce circuit de distribution verrouillé. La mimesis du livre imprimé ne doit pas occulter le fait que lire un « classique » sur un iPad, au-delà des contraintes et limitations ergonomiques (écran brillant, poids de l’objet, etc.), c’est faire l’expérience d’une idéologie qui refuse l’ouverture et la modification des structures. Ce qui me dérange, donc, dans ces interfaces lisses et aseptisées, c’est qu’elles ne font pas place à l’imprévu, au hasard, à la bidouille (ce dernier terme pourrait être défini par la capacité de faire évoluer les fonctions après réalisation, avec ou sans la volonté du concepteur). Sous couvert d’accessibilité au grand public et de compréhension immédiate par le plus grand nombre (mimesis), ces modes d’accès à la connaissance nient la possibilité d’interagir avec les œuvres. Si la forme de la lecture prolongée sur écran reste encore à trouver, il faut aussi s’interroger sur les conséquences culturelles que suppose le fait de laisser des sociétés privées contrôler comment l’on accède à des œuvres.

Le dictionnaire dans Apple iBooks
Le choix des polices et la recherche dans Apple iBooks

L’Apple Bookstore classe les livres par audiences suivant l’intérêt du marketing, le jugement critique est remplacé par les avis et les notations à étoiles. Il faut faciliter l’achat impulsif par des accroches fortes et par un système de paiement immédiat 26 iTunes enregistre les coordonnées de la carte bleue, et permet des achats en un clic, sans avoir à saisir aucune donnée.. Par son mode de fonctionnement clôturé, l’iPad nie la condition de « l’amateur », au sens où l’emploie Bernard Stiegler. Les nouveaux objets communiquant devraient être le lieu d’une éducation au goût, le lieu d’un espace critique et d’échange. La lecture, en tant que pré-requis à une culture commune, ne peut se développer que dans un environnement propice à la réflexion. Or, cette « lecture de l’étude 27 Alain Giffard, « Lecture numérique et culture écrite », Skhole.fr, janvier 2010. », nécessaire à l’établissement de l’archivage, du classement et de l’indexation des connaissances, va à l’encontre du devenir-consommateur souhaité par Google et Apple. Les moyens techniques existent aujourd’hui pour une alternative à cette « technologie par défaut 28 Ibid. » basée sur l’imitation incomplète d’une expérience archétypale. Le design d’interface de l’iPad y fait écran.

Notes

1 La tablette numérique iPad a été présentée le 27 janvier 2009, Steve Jobs (président de la société Apple) met en avant la diversité des fonctions multimédias (musique, vidéo, etc.) dans un format élargi.

2 Nous ne traiterons pas dans ce texte des lectures de magazines numériques, qui obéissent à d’autres contraintes ergonomiques et économiques.

3 László Moholy-Nagy, « Nouvelle méthode d’approche – Le design pour la vie (1947) », dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Paris, Folio, 2007, p. 283.

4 Ibid.

5 Les interfaces dites « riches » (rich medias) emploient principalement des technologies non standards (Adobe Flash, Adobe Air, Microsoft Silverlight, etc.) afin de produire des contenus vidéo, sonores, interactifs, etc.

6 Borders, distributeur américain, s’est lancé en 2008 dans une concurrence frontale avec Amazon à grand renforts d’interfaces riches.

7 La cartouche 100 livres classiques a été rendue publique en France le 5 mars 2010. Etrangement, il n’est pas facile de trouver la liste complète des 100 ouvrages (tous du domaine public), compilés en partenariat avec Folio Gallimard. La qualité de lecture varie suivant les différents types de consoles Nintendo DS : Sur la DS XL (plus grande), les caractères de texte sont agrandis sans que la résolution soit meilleure, ce qui implique un floutage des polices de caractères peu agréable.

8 Maël Poulain, « Il n’y a pas de e-book ».

9 László Moholy-Nagy, op. cit.

10 Scott Gilbertson, « Kiss Boring Interfaces Goodbye With Apple’s New Animated OS », Wired, juin 2007.

11 László Moholy-Nagy, op. cit., p.285.

12 Craig Mod, « Books at the age of iPad », Craigmod.com, mars 2010.

13 « En mai 1897, la revue internationale Cosmopolis publiait sous la signature de Mallarmé ce qu’une note de la rédaction présentait comme une « œuvre d’un caractère entièrement nouveau », Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. Encore la publication de Cosmopolis n’était-elle, par rapport au vœu du poète, qu’une demi-mesure, puisque l’unité du poème, pour des raisons matérielles de fabrication de la revue, restait la page simple et non la double page. Aussitôt après cette première et encore imparfaite publication, Mallarmé s’occupa donc de réaliser pour Ambroise Vollard ce qui devait être l’édition définitive, illustrée de lithographies d’Odilon Redon. Cette édition, qui donna lieu à de nombreuses épreuves de l’imprimerie Didot, ne parut jamais, pour d’obscures raisons, et ce n’est qu’en 1914 que fut publiée, par les soins du Dr Bonniot, l’édition originale (et point tout à fait conforme) du Coup de dés. » Source : Culturefrance.com.

14 Mallarmé, Lettre du 8 octobre 1897.

15 László Moholy-Nagy, op. cit., p.278.

16 À la différence du Sony E-Reader, qui formate les ouvrages dans une même mise en page troublante, l’application Apple iBooks permet à l’utilisateur de pouvoir changer la police de caractères d’un livre. L’argument est alors d’offrir le même confort qu’un livre imprimé, tout en y ajoutant des fonctions annexes (traduction, recherche, etc.) dans la marge.

17 Craig Mod, op. cit.

18 Clément Monjou, « Kindle : Amazon fait disparaître des livres de Orwell », Ebouquin.fr, mars 2010 : « Peut-on encore posséder un livre au format électronique ? C’est la question sous-jacente qui émerge suite à la dernière affaire qui a touché Amazon et de nombreux utilisateurs du Kindle. Plusieurs milliers de possesseurs de Kindle et acquéreur d’une version de 1984 et de Animal Farm, deux ouvrages de George Orwell, ont eu la surprise de découvrir qu’ils avaient tout simplement disparus de leur Kindle. »

19 Thierry Crouzet, « Le livre : une contexture du flux », Tcrouzet.com, décembre 2009.

20 Collectif, Starck, Paris, Taschen, p. 481.

21 László Moholy-Nagy, « Production – Reproduction » [1922], dans : Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, op. cit., p. 135.

22 Camille Gévaudan, « Si la batterie de votre iPad ne tient plus la charge, Apple remplacera votre iPad », Libération, mars 2010.

23 Benjamin Bayart, « Tout le monde a intérêt à transformer Internet en Minitel », entretien avec Astrid Girardeaud, Libération, février 2009.

24 Lev Manovich, « La logique de la sélection » (2001), dans : Annick Bureaud (dir.), Nathalie Magnan (dir.), Connexions, art réseaux media, Paris, ENSBA, 2002.

25 László Moholy-Nagy, op. cit.

26 iTunes enregistre les coordonnées de la carte bleue, et permet des achats en un clic, sans avoir à saisir aucune donnée.

27 Alain Giffard, « Lecture numérique et culture écrite », Skhole.fr, janvier 2010.

28 Ibid.

Ressources

  • Moholy-Nagy László, Peinture Photographie Film et autres écrits sur la photographie, Paris, Folio, 2007.
  • Bureaud Annick (dir.), Magnan Nathalie (dir.), Connexions, art réseaux media, Paris, Ensba, 2002.