Anthony Masure

chercheur en design

À défaut d’esthétique : plaidoyer pour un design graphique des publications de recherche

Contexte

Article publié dans la revue de recherche Sciences du Design, Paris, Puf, no 8, novembre 2018, p. 67-78

Résumé

Selon le philosophe Jacques Derrida, la distinction métaphysique entre l’écriture et la parole (logos) entraîne une dépréciation de l’écriture et interroge par extension la prétention d’une « pure » pensée à exister séparément de sa représentation graphique. Nous proposons de mettre en résonance l’analyse de ce « logocentrisme » avec le champ des publications numériques de recherche, où la forme demeure majoritairement impensée. En montrant au travers de l’étude de deux publications en ligne (GAM3R 7H30RY et Haunted by Algorithms) comment certaines pratiques de design graphique permettent de dépasser l’opposition forme/contenu, nous soutenons que la prise en compte de la dimension esthétique de l’écriture peut contribuer à dérouter et à renouveler les pratiques de recherche communément installées.

Promesse d’un remède à la difficulté d’apprendre, l’écriture est pourtant rabaissée par Platon dans le Phèdre en tant qu’elle affaiblirait la mémoire biologique. Simple savoir préalable « consigné dans les pages d’un livre » (Platon, 1831, p. 121-122), l’écriture est pour lui une présence en défaut, en distance avec l’immédiateté de la parole. Cherchant à déconstruire cette dépréciation de l’écriture et ses nombreux héritages, le philosophe Jacques Derrida (1967) propose le concept de « logocentrisme », qu’il entend comme la logique métaphysique de l’écriture phonétique basée sur une opposition entre l’idéal du signifié comme régime de vérité (de la pleine présence), et l’incarnation seconde (et dépréciée) du signifiant. Selon Derrida, « L’histoire de la métaphysique […] a toujours assigné au logos l’origine de la vérité en général : l’histoire de la vérité […] a toujours été [le] refoulement [de l’écriture] hors de la parole ‹ pleine › » (Derrida, 1967, p. 11-12). Dans cette visée, la graphie, c’est-à-dire la « représentation du phonème dans le code graphique » (Graphie, s. d.), est condamnée à rester en deçà d’une vérité originelle. Charriées d’une longue tradition théologique occidentale, la linguistique et la sémiologie telle que reprise dans la perspective saussurienne, en devenant des cadres d’analyse globaux du monde, ont prolongé cette tradition métaphysique :

« La notion de signe implique toujours en elle-même la distinction du signifié et du signifiant, fût-ce à la limite, selon Saussure, comme les deux faces d’une seule et même feuille. Elle reste donc dans la descendance de ce logocentrisme qui est aussi un phonocentrisme : proximité absolue de la voix et de l’être, de la voix et du sens de l’être, de la voix et de l’idéalité du sens. »
(Derrida, 1967, p. 23)

1 – Critique du design comme chute dans l’extériorité du sens

Derrida inscrit Saussure dans « la définition traditionnelle de l’écriture qui déjà chez Platon et chez Aristote se rétrécissait autour du modèle de l’écriture phonétique et du langage de mots » (Derrida, 1967, p. 46). La notion saussurienne « d’arbitraire du signe » (Saussure, 2005 [1967] et 2002 [1996]) et la définition de l’écriture comme « système de signes » entraînent, selon Derrida, un rétrécissement de l’écriture :

« Il n’y a pas d’écriture tant que le graphisme garde un rapport de figuration naturelle et de ressemblance quelconque à ce qui est alors non pas signifié mais représenté, dessiné, etc. Le concept d’écriture pictographique ou d’écriture naturelle serait donc contradictoire pour Saussure. Si l’on songe […] à l’incertitude des frontières entre les écritures dites pictographiques, idéographiques, phonétiques on mesure non seulement l’imprudence de la limitation saussurienne mais la nécessité pour la linguistique générale d’abandonner toute une famille de concepts hérités de la métaphysique. »
(Derrida, 1967, p. 49)

Il en résulte, à suivre Derrida (1967, p. 23), que « l’époque du logos abaisse […] l’écriture pensée comme […] chute dans l’extériorité du sens ».

Appliquée à la recherche, comprise ici dans le sens restreint de construction et de transmission des savoirs, la partition logocentrique entre signifié et signifiant interroge la prétention de la pensée à exister séparément d’une représentation graphique. Ce sont ces rapports entre discours, écriture et graphie que nous souhaitons examiner au prisme du design graphique afin de dépasser l’idée d’une pure pensée. Alors que la recherche n’existe pas sans transmission des savoirs, la plupart des publications (revues, essais, affiches, etc.) se signalent à nous par une apparente absence de réflexion formelle, par un « défaut d’esthétique ». Alexandre Laumonier, designer graphique et fondateur des éditions Zones Sensibles, constate ainsi que les publications de recherche sont souvent marquées du présupposé « selon lequel la pensée est suffisamment importante pour que la forme soit négligée » (Laumonier, 2017).

En tant que designer, cette distinction nous interroge puisqu’elle met en péril la possibilité que puisse exister une expression graphique qui ne serait pas anticipée dans du discours (Huyghe, 2012, p. 25) : un design graphique qui s’appuie sur la distinction signifiant/signifié est en fait un design des apparences. En tant que chercheur, la volonté d’exprimer du sens sans se soucier des formes nous semble receler le risque de passer à côté de possibilités d’interroger et de renouveler les publications de recherche. La problématique qui se pose alors est de savoir en quoi le design graphique permettrait de dépasser l’opposition entre forme et contenu. Pour des questions de place et d’intérêt personnel, nous limiterons ici nos analyses aux publications numériques de recherche, dont nous regrettons que les qualités graphiques (chromatiques, typographiques, interactives, etc.) soient habituellement moins développées que dans les médias imprimés.

2 – L’esthétique « par défaut » des publications numériques

Le grand public a souvent en tête l’image d’écrits de recherche composés visuellement dans une forme austère et homogène. Par exemple, subordonnées à des guides directifs qui ne sont que rarement interrogés, les thèses de doctorat – y compris en art et en design – se signalent fréquemment par des « normes de présentation » homogènes : police Times corps 12, interligne double, gabarit de traitement de texte à respecter, etc. (Brulé et Masure, 2015), et ce quel que soit le sujet traité. Non seulement ce type d’écrit n’est pas pensé pour un lectorat élargi, mais cette esthétique peut également véhiculer des significations contraires aux propos soutenus. Il est en effet ironique de constater que les usages contemporains de la police Times (1931), appliquée indifféremment à n’importe quel sujet de recherche, sont en contradiction avec la vision de son concepteur Stanley Morison qui avait en tête le « besoin de nouveaux caractères, adaptés à chaque usage, à chaque publication afin d’en faciliter la lecture et l’identité » (Gabor, 2006) : le choix (ou non-choix) du Times n’est donc jamais neutre.

Fig. 1. Première une du journal The Times du 3 octobre 1932 composée avec le nouveau caractère éponyme conçu par Victor Lardent et Stanley Morison

Le fait que cette police intelligemment conçue pour diminuer l’encombrement d’espace dans les colonnes d’un journal imprimé (Dreyfus, 1975) – et non pensée pour les livres ou les écrans (Mann, 2014) – soit devenue mondialement si connue s’explique principalement par sa présence « par défaut » dans le système d’exploitation Microsoft Windows, mais surtout dans le « traitement de texte » propriétaire Microsoft Word développé à partir de 1983 et encore utilisé par une majorité de chercheurs. Le cas de Word est d’autant plus important en raison des implications économiques et politiques incorporées (embedded) au sein du logiciel, et qui ne sont que rarement questionnées alors même qu’elles orientent nécessairement les pratiques d’écriture (Fuller, 2003, p. 137-165 et Vitali-Rosati, 2018).

Dès lors que les chercheurs ne font que trop peu de relations entre leurs environnements d’écriture et les contextes de lecture de leurs productions, il est logique que les publications numériques de recherche soient rares en expérimentations divergentes (Blanc et Haute, 2018). Même si notre analyse gagnerait à étudier plus en détails les relations entre chercheurs, éditeurs et ingénieurs dans l’élaboration de publications numériques, nous pouvons tout de même regretter le manque de réflexion formelle – et ce malgré leur indéniable intérêt intellectuel – de services à mi-chemin entre dépôt et publication comme HAL (2001), Theses.fr (2011) ou encore la plateforme de blogs Hypotheses.org (2009). Il en va de même dans de nombreuses revues de recherche en ligne, qui se reposent bien souvent sur des systèmes de gestion de contenu (CMS) à base de données comme WordPress ou Lodel, lesquels favorisent l’usage de gabarits (templates) préconçus (Mineur, 2008), c’est-à-dire sans formes vraiment décidées. L’historienne du design graphique Catherine de Smet note ainsi, grinçante, que « la maîtrise, désormais accessible à tous, de l’outil informatique constitue […] l’une des plus grandes sources d’affaiblissement [des compétences graphiques]. Le risque que présente cette fallacieuse conviction d’autosuffisance se trouve renforcé par l’argument économique, qui vient légitimer chez tout éditeur le désir de limiter le nombre des intervenants pour chaque projet de publication » (De Smet, 2012 [2003], p. 162).

Poussant cette logique jusqu’à l’absurde, l’artiste Étienne Cliquet célébrait en 2002 « la beauté parfum vanille » d’une « esthétique par défaut », c’est-à-dire « qui n’a pas été conçue par un designer ou tout autre humain mais par le programme de la machine (serveur). “Par défaut” en informatique signifie une valeur définie dès le début de l’exécution du programme, avant que l’utilisateur ne la modifie » (Cliquet, 2002). Publié en ligne sur une page Web à l’esthétique « par défaut » – qui n’est donc pas une absence d’esthétique –, l’ironie du texte d’Étienne Cliquet met par contraste l’accent sur l’incongruité de publications en ligne pouvant à première vue passer pour similaires, mais qui n’intègrent pas cette réflexion critique.

Fig. 2. Capture d’écran de l’article en ligne « Esthétique par défaut », Étienne Cliquet, août 2002

3 – Renouveler l’ancien

Le fait qu’une forme puisse déplacer la commodité des habitudes (« par défaut ») trouve une incarnation saisissante dans les réminiscences berlinoises (1932-1933) de Walter Benjamin. Relatant une expérience d’enfance avec ses chaussettes « empilées [au fond de l’armoire] de façon traditionnelle de telle sorte que chaque paire avait l’aspect d’une petite bourse », Benjamin (1994, p. 103) constate que lorsqu’il retire de la paire « la chaussette du dedans », la bourse disparaît. C’est alors l’expérience de la forme qui se fait jour : « Pas assez souvent à mon gré je pus ainsi faire de l’expérience de cette vérité énigmatique : la forme et le contenu, l’enveloppe et l’enveloppé, la “chaussette du dedans” et la bourse sont une seule et même chose » (Benjamin, 1994, p. 104). Cette métamorphose annihile la distinction forme/contenu : le contenu n’est rien d’autre que la forme déployée (Déotte, 2016). Mis en rapport avec le champ des publications numériques, un tel paradoxe résonne avec la mobilité de la matière numérique où forme et code s’enchevêtrent d’une telle façon que les pratiques de recherche devraient nécessairement en être déplacées.

Pourtant, ce que montrent la plupart des éditions numériques de recherche est plutôt la quête, dans le neuf, d’une adéquation à l’ancien. Or si l’on soutient sous le nom de design une activité qui ne modélise pas des usages mais qui travaille à les diversifier, on comprendra alors l’intérêt de publications numériques de recherche pluralisées et renouvelées. « [Dans] mon esprit », écrit Benjamin dans ce même article, « il importait moins de maintenir le neuf que de renouveler l’ancien » (Benjamin, 1994, p. 106). La fin de son texte, bien qu’apparemment éloignée des enjeux contemporains des technologies numériques, nous semble pourtant plus actuelle que les templates interchangeables promis par l’industrie des programmes :

« Ce qui était exposé là n’allait pas par dix, mais par vingt ou trente. Et quand je regardais ces longues rangées, longues rangées de cuillères à Moka et de porte-couteaux, de couteaux à dessert ou de fourchettes à huîtres, une crainte rivalisait avec le plaisir que je prenais à cette abondance : que les invités qu’on attendait maintenant ne fussent tous pareils, comme nos couverts. »
(Benjamin, 1994, p. 108)

Afin de montrer en quoi la dimension esthétique peut contribuer à un renouvellement des pratiques de recherche, nous allons à présent nous demander, à rebours des logiques de standardisation (templates, etc.) et de rentabilité productive, quelles formes pourraient prendre des publications de recherche au fait des enjeux du design graphique et des technologies numériques. Deux cas d’étude vont nous aider à préciser une telle intention.

4 – Travailler l’instabilité des écritures numériques

Auteur de l’essai Un manifeste hacker (2006), les productions du chercheur Ken McKenzie Wark « [attribuent] au corps textuel une consistance à la fois fragmentaire et atemporelle qui convoque divers degrés de déchiffrages possibles […] » (Boenisch, 2007). Publié en ligne avec la collaboration de The Institute for the Future of the Book (If :Book), son essai GAM3R 7H30RY (« Gamer Theory », 2006) prolonge l’exploration de nouvelles unités de texte dépassant l’unité de la page. Cette approche critique des jeux vidéo se constitue de neuf chapitres de vingt-cinq paragraphes chacun. Agencées sur le site Web en couches colorées et empilées à la façon d’un jeu de cartes, ces unités modulaires pouvant se déplier voisinent avec une colonne latérale transformant l’interface de lecture en espace de discussion avec l’auteur. Développé sous licence libre (If :Book, 2007), un module complémentaire (plugin) permet de commenter n’importe quelle partie du texte. En raison de cette instabilité éditoriale, GAM3R 7H30RY se présente ainsi comme un « livre en réseau [networked book] » (If :Book, 2006a) et montre par l’exemple qu’un livre « [peut] être réinventé comme un processus plutôt que comme un produit » (If :Book, 2006b).

Fig. 3. Capture d’écran du 1er chapitre de l’essai en ligne GAM3R 7H30RY, Ken McKenzie Wark et The Institute for the Future of the Book, 2006

Le design de cette publication ne peut pas être compris comme une apparence éventuellement superflue, puisque les aspects modulaires et contributifs modifient de fait les pratiques de lecture et d’écriture, et constituent la structure même de cet essai réticulaire : il n’existe pas de contenu qui préexiste à cette organisation puisque sans elle il ne prend pas forme (il n’est pas formé) pour l’auteur comme pour les lecteurs : « ce livre en réseau n’est pas une version ou une étape, mais est le livre-même » (If :Book, 2006a). Cet exemple montre l’intérêt d’une démarche de design graphique qui ne soit pas une apparence interchangeable mais une réflexion sur l’architecture de l’écriture qui déplace des pratiques de recherche installées. À présent, nous allons voir comment les écritures habituellement dissimulées, celles du code informatique, peuvent venir à la perception et faire forme.

5 – Avérer l’instabilité de la matière numérique

Initié et coordonné par les artistes Jeff Guess et Gwenola Wagon de 2016 à 2017, le projet de recherche Haunted by Algorithms (« Hanté par les algorithmes ») se proposait d’explorer les relations entre agents humains et non humains (programmes, robots, animaux, etc.) par une série de conférences et une exposition ayant eu lieu aux Grands Voisins (Paris) début 2017. Une publication-bilan en ligne, projetée lors de cet événement, comprenait une série de textes commandés à des auteurs de diverses disciplines. Réalisé par les artistes et designers graphiques Jeff Guess, Loïc Horellou et Jérôme Saint-Loubert Bié, le site Web HauntedByAlgorithms.net (2017) s’ouvre sur un titre rouge vif dont les mots sont constitués de petits caractères alphanumériques à chasse fixe utilisant la police libre Roboto Mono (dont le nom fait écho à la notion d’algorithme) dessinée par Christian Robertson pour Google en 2011. Cette composition fait écho aux pratiques amateur de l’art ASCII des mainframes des années 1960 et aux traitements « par lots » de données numériques. Le design graphique vient ici révéler l’écriture habituellement dissimulée (« hantée ») des « commentaires » (Masure, 2015) des programmes et pages Web numériques. Cet écran titre change automatiquement toutes les trois secondes environ, comme pour affirmer la dimension « variable » propre aux médias numériques (Manovich, 2011, p. 111).

Un défilement vertical à la souris fait apparaître les textes du recueil d’articles, qui se voient ponctuellement traversés par de petits blocs de textes. Composés dans la police Chicago dessinée par Susan Kare en 1991 pour le premier Macintosh d’Apple, ces inserts animés alternent entre sérieux, humour ou absurdité. Intitulés « Robothumanbot », « Schizobot », « Insultbot », etc., ces chatbots (Lechner, 2015), sortes de robots-programmes d’écriture, semblent converser sans intervention humaine. Une carte du site Web, dépliable à partir d’un onglet, met en évidence la contamination proliférante de ces agents non humains sous forme de petits carrés évoquant les fantômes du jeu vidéo Pac-Man (Namco, 1980). Les différentes traversées langagières de ces programmes mettent en évidence la capacité des médias numériques à produire des éléments au caractère « instable comme source potentielle de langage à remixer » (Goldsmith, 2018, p. 86).

Fig. 4. Capture d’écran, écran titre et carte du site Web, de la publication en ligne Haunted by Algorithms dirigée par Jeff Guess et Gwenola Wagon, 2017

Ces procédés graphiques et programmatiques bousculent la notion d’auteur, tant dans son potentiel élargissement à une dimension extra-humaine que dans l’hybridation de fragments collectés, écrits sur mesure, voire générés. Le design graphique travaille ici de multiples strates de textes, ces « écritures sans écritures », telles que les nomme l’écrivain et chercheur Kenneth Goldsmith (2018), à savoir les mutations du langage au contact des technologies numériques. La publication numérique Haunted by Algorithms incarne – et fait exister – sa thématique de recherche au sein d’un objet éditorial spécifique et emblématique qui manifeste les profondes transformations de l’édition au contact des technologies numériques (Ludovico, 2012), au sens où ces dernières ont fait bouger la notion même d’écriture dans le rapport du code informatique à la notion de symbole.

Conclusion : l’impensé de la forme

Nous parlions en ouverture des rapports écriture/parole et en sommes venus à considérer que l’esthétique des publications numériques de recherche mettait directement en jeu l’opposition forme/contenu. Il est notable de constater que le possible retrait d’une métaphysique logocentrique n’aura pu être formulé comme tel par Jacques Derrida que depuis son expérience de la psychanalyse, notamment via les notions inspirées de Lacan d’impensé du texte et de refoulement. La rencontre avec les technologies numériques lui permettra de préciser son étude des mutations de l’écriture. Près d’une trentaine d’années après La Grammatologie, dans le recueil d’articles Papier-Machine, Derrida commence par poser que « la question du livre ne se confond pas avec celle de l’écriture, du mode d’écriture ou des techniques d’inscription » (Derrida, 2001 [1997], p. 15). Il en vient ensuite à comprendre ce qu’il appelle « le livre à venir » (en écho à l’écrivain Maurice Blanchot) comme « un espace de travail, de lecture et d’écriture réglé ou dominé par des textes qui ne répondent plus à la forme “livre” [finie et délimitable] mais [qui seraient] des processus textuels ouverts et offerts […] à l’intervention active ou interactive du lecteur devenu coauteur » (Derrida, 2001 [1997], p. 19). Derrida nous montre donc que les technologies numériques introduisent de nouveaux paradigmes qui font que les notions d’écriture, et par ricochet celle de graphie, en sont profondément modifiées.

Il nous faut à présent lever l’ambiguïté de la dénonciation platonicienne de l’écriture afin d’éclaircir la place de l’esthétique dans les publications de recherche. Comme le montre le philosophe Michel Gourinat (1993, p. 9-56) dans un chapitre intitulé « Littérature et philosophie », le dialogue platonicien n’échappe pas au conflit entre une relation d’indifférence de la philosophie par rapport aux formes littéraires dans lesquelles elle s’incarne, et le fait que la forme littéraire compromette la pensée abstraite qu’elle cherche à exprimer. Tout se passe comme si Platon déniait à l’écriture son pouvoir littéraire (poétique), dont la puissance sensible dépasse le simple rôle d’une transmission des connaissances. Or les formes d’écriture, littéraires comme graphiques, atteignent, entament et abîment nécessairement l’idée d’une origine immaculée.

Derrida n’aura jamais cessé de mettre en pratique des déplacements entre l’écriture du logos et la graphie du supplément (Chancogne, 2015), que ce soit par exemple dans les jeux d’autorialité de l’article/conférence Signature, événement, contexte (1971, reproduit dans Limited Inc, 1990), dans les vis-à-vis des doubles colonnes de Glas (1974), ou encore dans les correspondances posthumes de La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà (1980).

Fig. 5. Double page de l’ouvrage Glas, Jacques Derrida, 1967

C’est donc davantage de déni que d’absence d’esthétique dont il est question dans les publications de recherche. Le recours systématique à des formats de publication automatisés (templates, etc.) ou à des normes de présentation viserait ainsi à s’abstraire des questionnements soulevés par le fait que l’aspect sensible existe toujours, y compris quand il est « impensé » (comme nous l’avons vu avec le cas de la police Times). Il ne faut donc pas limiter le design graphique à une recherche de lisibilité ou à tel ou tel choix de support, mais bien l’ouvrir à une vraie réflexion quant aux formes des publications de recherche (De Smet, 2012 [2003], p. 165), dans leurs multiples relations à la production et à la transmission des savoirs.

La thèse que nous soutenons est que le design graphique, dans la conception que donne Jacques Derrida d’un « graphique de la supplémentarité […] irréductible à la logique » (Derrida, 1967, p. 366), permet de repenser la place de l’écriture dans l’activité intellectuelle. Au travers de deux études de cas, nous avons vu que le design graphique peut dérouter les pratiques de recherche communément instituées en interrogeant les présupposés liés à la lecture et à l’écriture en milieux numériques. De façon plus large, la prise en compte de « l’aspect » des publications numériques de recherche peut aussi devenir l’« occasion de diversifier et de pluraliser l’orientation [des] technologies » (Huyghe, 2006, p. 53) en montrant que ces dernières ne se réduisent aux habitudes installées. Activer ces potentialités nécessite une redéfinition de ce que l’on entend par recherche lorsque cette appellation se concrétise par des publications : l’évaluation et la légitimation de telles pratiques nécessiteront sans doute l’élaboration de nouveaux critères d’appréciation.

Ces perspectives de travail invitent les communautés de chercheurs à faire du processus éditorial l’endroit d’une nécessaire recherche, tant au niveau du choix des environnements d’écriture que des modalités proposées aux lecteurs. Nous ne pouvons qu’inciter les chercheurs à se familiariser davantage avec les spécificités techniques propres aux médias numériques et à développer des relations de travail avec des designers graphiques et développeurs informatiques qui ne soient pas de l’ordre de l’exécution mais d’un cheminement commun.

Numéro dirigé par Renée Bourassa, Lucile Haute et Gilles Rouffineau