Anthony Masure

chercheur en design

Manifesto for an Acentric Design

Contexte

Version enrichie d’un chapitre de l’essai Design et humanités numériques (2017), traduction du français par Jesse Cohn], Berlin, Interface Critique, dir. Florian Hadler, Daniel Irrgang, Alice Soiné, no 2, « Navigating the Human »

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« Là où vous voyez des choses idéales, moi je vois… des choses humaines, hélas ! trop humaines ! » […] Un « esprit libre » ne signifie pas autre chose qu’un esprit affranchi, un esprit qui a repris possession de lui-même.
— Friedrich Nietzsche 1 Friedrich Nietzsche, « Pourquoi j’écris de si bons livres. Humain, trop humain et deux suites », dans : Ecce Homo [1888], trad. de l’allemand par Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1908, p. 636-637. Dans ce fragment aux allures autobiographiques, Nietzsche revient sur son livre Humain, trop humain [1876-1878].

Dans les expressions circulant à propos du « design d’interface », celles de « design centré utilisateur », « d’expérience utilisateur », et par extension de « design d’expérience » pourraient, à première vue, aller de soi. Le design aurait ainsi pour but de créer des choses « utiles », partant des besoins des utilisateurs, « centrés » sur eux et sur l’amélioration de leur « expérience ». Pourtant, si l’on regarde ces notions de plus près, on peut se demander ce que ces méthodes engagent comme conceptions du design, et plus largement comme compréhension des relations humaines et des relations humains-machines. En effet, il ne va pas sans poser problème de présupposer que « nous » serions avant tout des utilisateurs, c’est-à-dire des êtres voués à n’entretenir que des rapports d’utilité. Que penser alors de termes tels que « user-centered design (UCD) 2 Shawn Lawton Henry, Justin Thorp, « Notes on User Centered Design Process (UCD) », W3C.org, mars 2004, [En ligne], http://www.w3.org/WAI/redesign/UCD accès : 1er Juillet, 22:00», « human-centered design (HCD) 3 Ideo, « Human-Centered Design Toolkit », 2009, [En ligne], http://www.ideo.com/work/human-centered-design-toolkit», « activity-centered design (ACD) 4 Geraldine Gay, Helene Hembrooke, Cambridge, Activity-Centered Design. An Ecological Approach to Designing Smart Tools and Usable Systems, MIT Press, 2004. » ou encore « people-centered design (PCD) 5 Hugh Graham, « People Centered-Design », [En ligne], http://hughgrahamcreative.com/people-centered-design » ? Pourquoi le design devrait-il se « centrer » sur quelque chose ? Plus largement, n’y a-t-il pas dans l’existence humaine quantité d’aspects auxquels les « expériences » générées par le design ne sauraient se substituer ?

Afin de critiquer l’ingénierisation du design et la réduction du travail des designers à des méthodologies normatives voire quantitatives, nous proposons comme méthode de recherche d’associer une étude historiques des notions à interroger à des analyses techniques et aux discours afférents qui les entourent. Plus précisément, nous pourrions synthétiser la méthode de recherche de ce texte de la façon suivante 6 Nous reprenons ici la formulation établie par le chercheur Alexandre Saint-Jevin dans son compte-rendu de lecture de l’essai Design et humanités numériques : « Sur la trace de l’humain dans les ‹ objets › de design », Non-Fiction, mars 2018, [En ligne], https://www.nonfiction.fr/article-9264-sur-la-trace-de-lhumain-dans-les-objets-de-design.htm:

1 . Analyser la notion déterminant le processus de création des choses de design pour en dégager les concepts philosophiques sous-jacents.
2. Retracer la généalogie de ce concept pour confronter la réalité technique des productions de design aux discours de l’entité (des concepteurs, des entrepreneurs, des communicants, des marketeurs, etc.) à propos des productions concernées.
3. Synthétiser l’histoire et les discours des entités sur les choses du design en général pour en dégager les enjeux philosophiques.
4. Confronter les enjeux philosophiques révélés par l’analyse des discours de l’entité à ceux de la notion de départ pour révéler en quoi ils viennent conditionner et déterminer la réalité technique.

À rebours de la volonté de modéliser l’activité du design sous forme de chaînes logiques (diagrammes, schémas, timelines, etc.), cette formalisation ne vise donc pas à dire aux designers ce qu’il convient de faire mais ambitionne de leur fournir, dans leur démarche même, des entrées critiques leur permettant d’analyser ce qui a déjà été fait ou ce qu’ils sont en train d’élaborer. Afin d’activer d’autres façons de faire des interfaces que les scénarisations comportementales du design d’expériences, nous proposons de débuter notre analyse par un retour sur l’histoire des premières interfaces graphiques. Comment les valeurs recouvertes par ces couches techniques infusent-elles voire limitent-elles nos relations à la technique ?

Le « modèle conceptuel de l’utilisateur » du Xerox Star

L’expression « d’interface utilisateur » (user interface) est contemporaine du développement des ordinateurs personnels à la fin de années 60. En 1968, Douglas Engelbart présentait l’aboutissement des recherches menées au sein du Xerox PARC lors d’un évènement rétrospectivement surnommé « la mère de toute les démos » (Mother of all demos), où l’on vit pour la première fois la visioconférence, la téléconférence, le courrier électronique, le système de navigation hypertexte et le modèle d’interface de la « métaphore du bureau » basé sur des « fenêtres » (windows), « dossiers » (folders), « corbeilles » (trash), etc. Partiellement réalisée dans l’ordinateur Xerox Alto de 1973 7 Seulement 1500 unités furent produites : 1000 pour les employés de Xerox et le reste pour des universités et institutions publiques., cette première forme d’interface graphique (« GUI » pour graphic user interface) fut reprise dans le Xerox Star de 1981. Ce dernier était de plus accompagné d’un accès au réseau, de la possibilité d’envoyer des mails, d’une souris, et d’un système d’impression WYSIWIG (What You See Is What You Get) assez précis pour faire coïncider ce qui est vu à l’écran avec une impression papier.

Afin de préciser l’origine du modèle conceptuel ayant servi de base à un design se revendiquant explicitement des besoins des « utilisateurs », il importe de revenir sur les principes fondateurs du Xerox Star. Dans un article datant de 1982, cinq anciens employés de Xerox Corporation expliquent leur compréhension des relations humains-machines, et plus précisément leurs méthodologie de design d’interface :

« Nous avons appris du Star l’importance de formuler les concepts fondamentaux (le modèle conceptuel de l’utilisateur [the user’s conceptual model] avant que le programme ne soit écrit, plutôt que de faire suivre l’interface utilisateur user interface après. […]Elle a été conçue avant designed before les fonctionnalités du système ne soient entièrement décidées. Elle a même été conçue avant que le matériel informatique n’ai été construit. Nous avons travaillé pendant deux ans avant d’avoir écrit une seule ligne de code du programme du produit réel 8 David Canfield Smith, Charles Irby, Ralph Kimball, Bill Verplank, Eric Harslem, « Designing the Star user interface », Byte, no 4, 1982, p. 242-282, [En ligne], http://www.GUIdebookgallery.org/articles/designingthestaruserinterface. »

Une telle importance attribuée au design « avant » que les spécification matérielles ne soient formulées ne manquera pas d’interroger le lecteur contemporain, habitué à ce que le design soit réduit à une action en bout de course, dépendante d’une multitude de paramètres extérieurs. Dans le cas du Star, il était question d’introduire sur le marché des « concepts radicalement nouveaux 9 Ibid. » bien plus que de chercher à appliquer une « commande » venue d’en haut. En dédiant une mémoire à l’affichage écran, les concepteurs du Star furent en mesure de créer une interface visuelle fonctionnant de concert avec la souris (également utilisée sur le Xerox Alto), définie dans le texte de 1982 comme « un moyen de pointer rapidement un item à l’écran 10 Ibid. » plus efficace que les curseurs activables par le clavier.

Il est particulièrement intéressant d’étudier comment les équipes de Xerox mirent au point une méthodologie de projet pouvant être reliée avec ce qui se nomme aujourd’hui « design centré utilisateur ». Le développement d’une interface pose en effet de nombreux problèmes : la compréhension de la variété des langages dans lesquels les utilisateurs expriment leurs commandes à l’ordinateur, le design des représentations à l’écran montrant l’état du système à l’utilisateur, et d’autres problèmes abstraits pouvant affecter la compréhension du comportement du système. Selon les équipes du Star, ces problèmes sont hautement subjectifs, et ne peuvent être résolus qu’au cas par cas. La méthode employée aura donc consisté à se focaliser sur ce qui devrait précéder tout design d’une interface réussie, à savoir « l’analyse des tâches » (task analysis) :

« La description de la tâche actuelle avec sa répartition des objets et des méthodes d’information actuellement employées offre un point de départ pour la définition d’un ensemble équivalent d’objets et de méthodes devant être fournies par le système informatique l’ordinateur, ses programmes et ses périphériques]. L’idée derrière cette phase de conception [this phase of design] est de construire un nouvel environnement des tâches utilisateur [a new task environment for the user], dans lequel il puisse travailler pour atteindre les mêmes objectifs [same goals] qu’avant, désormais entourés d’un ensemble différent d’objets, et en employant de nouvelles méthodes 11 Ibid. »

Pour Xerox, l’utilisateur est une entité essentiellement vouée à effectuer des tâches en vue d’accomplir des objectifs. On retrouve ici la définition commune d’un algorithme, à savoir un ensemble d’instructions destinées à accomplir une action déterminée. Autrement dit, n’est-ce pas du « programme » (un algorithme écrit en langage machine) en tant que modèle de pensée que découle la compréhension de ce qu’est un utilisateur ? N’est-ce pas étonnant que d’aller de la machine vers les êtres humains afin de comprendre comment améliorer leurs relations ?

En ce sens, ce que l’on appellerait « utilisateur » dans le contexte informatique ne serait bien souvent qu’une réduction logique de la subjectivité humaine, capable dès lors de dialoguer avec des programmes « extra humains 12 J’emprunte cette expression au livre Haunted by algorithms issu de la ligne de recherche Meta Mediums dirigée par Jeff Guess et Gwenola Wagon, à apparaître en 2016 aux Presses du réel. ». De même que certains voient dans le design une discipline susceptible de faire science 13 Voir : « Pour une recherche en design sans modèle », supra., il s’agirait ici de « modéliser des comportements » disparates en vue d’améliorer l’efficacité des « tâches ». L’étymologie du terme « tâche » renvoie à taxer (taxare) pour désigner « le travail déterminé que l’on a l’obligation de faire, avec une notion de ‹ rétribution › [voire de] devoir moral 14 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010. ». Le verbe « tâcher » exprime quant à lui l’idée de « faire des efforts pour », avec parfois l’idée d’une pénibilité voire d’un ordre atténué avec l’impératif « tâchez de ». Si l’utilisateur est celui dont les objectifs à réaliser passent nécessairement par une série de tâches à accomplir, cela ferait-il de nous des « tâcherons », c’est-à-dire des « personne effectuant des besognes de commande [nous soulignons], sans grande intelligence » ? 15 Ibid.

Dans l’exemple du Xerox Star, les choses sont néanmoins plus complexes. Le fait de partir d’un « modèle-utilisateur » constitué d’un petit ensemble de principes de design (design principles) permet d’assurer une cohérence globale, puisque « l’expérience utilisateur acquise dans une des zones du programme peut s’appliquer dans une autre 16 « Designing the « Xerox Star user interface », op. cit : « The Star user interface adheres rigorously to a small set of design principles. These principles make the system seem familiar and friendly, simplify the human-machine interaction, […]and allow user experience in one area to apply in others. » Nous soulignons. », réduisant ainsi la charge cognitive relative à l’utilisation du système informatique. Un autre aspect discuté dans l’article – relatif à la notion de cohérence – concerne la notion de « familiarité » (« Familiar User’s Conceptual Model ») :

« Un modèle conceptuel utilisateur [a user’s conceptual model] est l’ensemble des concepts qu’une personne acquiert progressivement pour expliquer le comportement [behavior] d’un système […]. La première tâche d’un concepteur de système est de décider quel modèle est préférable pour les utilisateurs […]. Cette étape extrêmement importante est souvent négligée ou mal faite. Les concepteurs du [Xerox] Star [The Star designers] ont consacré de nombreuses années […]à évoluer vers […]un modèle approprié pour un système d’information bureautique : la métaphore d’un bureau physique 17 Ibid. »

C’est en partant de l’univers actuel des utilisateurs, à savoir le modèle hiérarchique du bureau, que l’interface du Xerox Star a pu être élaborée. Il était important de donner naissance à une interface « familière » afin qu’il y ait le moins de frictions (seamless) dans « l’expérience utilisateur ». Ce dernier retrouve ainsi dans la machine son organisation habituelle de gestion et de découpage des tâches. Par exemple, les message papier empilés sur le bureau physique de l’utilisateur employé de bureau deviennent, dans son ordinateur, un pictogramme d’enveloppe indiquant quand un nouvel email est reçu. Il est intéressant de préciser que le modèle métaphorique défini avant le développement effectif du programme modifie de fait les fonctions dudit programme : le design n’est pas abordé comme un simple habillage. Toujours dans l’exemple des emails, la commande d’envoi (send mail) a ainsi pu être évitée en utilisant le déplacement d’icônes. Un dernier aspect important de l’interface du Star concerne la personnalisation de l’interface, les icônes déplaçables permettant de configurer l’environnement de travail.

Si l’on résume les grands principes du Xerox Star, ce qui est ici désigné sous le terme d’« utilisateur » est en fait une succession de « tâches » orientées vers des objectifs à partir desquelles les designers vont élaborer un « modèle conceptuel » servant de base au développement du système informatique et assurant sa cohérence métaphorique. En fournissant un environnement « familier » et « amical » à l’utilisateur, l’interface développée vise donc à accroître son efficacité en développant des « synergies humains-machines ». L’interface « amicale » (« friendly ») du Xerox Star montre toutefois ses limites sur certaines fonctions où la métaphore du bureau est inopérante :

« Une des raisons d’être du [Xerox Star] est que Les objets physiques ne donnent pas assez de pouvoir aux gens [do not provide people with enough power] pour gérer la complexité croissante de « l’ère de l’information ». Par exemple, nous pouvons tirer avantage de la capacité des ordinateurs à chercher rapidement en mettant en place une fonction de recherche pour les dossiers de fichiers électroniques, aidant ainsi à résoudre le vieux problème des fichiers perdus 18 Ibid. »

La fin de l’article de 1982 se conclut de façon intrigante sur le fait qu’il est difficile de choisir entre plusieurs modèles d’interfaces en s’appuyant sur des critères stabilisés (scientifiques) : « Le design d’interface est encore un art et non une science 19 Ibid. : « User-interface design is still an art, not a science. » ». Bien que le texte du Xerox Star plaide au final pour l’établissement de « processus plus rigoureux » concernant l’élaboration d’interfaces, une telle assertion ne manquera pas d’intriguer le lecteur contemporain.

L’émergence des systèmes d’exploitation « graphiques » rationalisés

Malgré l’échec commercial du Xerox Star, ces méthodes de design vont connaître un succès qui changera définitivement nos rapports aux machines électroniques. Précurseur des recherches menées au Xerox PARC, la thèse en Informatique (computer science) de Jef Raskin, Quick-Draw Graphic System, publiée en 1967 (soit 6 ans avant le Xerox Alto 20 Au début des années 70, le IBM Usability lab ne se préoccupait que d’ergonomie. The Psychology of Computer Programming fut publié par Gerald Marvin Weinberg en 1971, et les travaux de Stuart K. Card, Allen Newell et Thomas P. Moran ne furent connus du grand public qu’après la parution en 1983 de The Psychology of Human-Computer Interaction.), plaidait pour un environnement informatique où l’interface graphique tiendrait une place prépondérante. Une telle idée n’allait pas du tout de soi à la fin des années 1960 :

« Ma déclaration la plus hérétique […]fut de dire que mon travail était basé sur une « conception [design] et une mise en œuvre philosophique qui plaçaient la généralisation et l’utilisabilité humaine [human usability] devant la vitesse d’exécution et l’efficacité ». Ceci à une époque où le principal objectif des cours d’informatique était de vous apprendre à faire des programmes plus rapides [to make programs run fast] et utilisant le moins de mémoire possible 21 « Articles from Jef Raskin about the history of the Macintosh », 1996, [En ligne], https://drbobtechblog.com/articles-from-jef-raskin-about-the-history-of-the-macintosh/. »

Après des contacts avec Xerox concernant le développement de la souris, Jef Raskin fut embauché par Apple en 1978. C’est sous son impulsion et celle de Bill Atkinson 22 Le titre de la thèse de Jef Raskin (A Hardware-Independent Computer Drawing System Using List-Structured Modeling: The Quick-Draw Graphics System, Pennsylvania State University, 1967) fut repris par Bill Atkinson pour nommer l’environnement graphique (graphics package) du Macintosh. que Steve Jobs et Steve Wozniak prirent connaissance des recherches menées au Xerox PARC sur les interfaces graphiques. La suite de l’histoire est connue. Alors CEO de Apple Inc., Steve Jobs, âgé de 24 ans, visita en 1979 les locaux de Xerox. Dans un documentaire sorti en 1995, il revient sur le choc que constitua pour lui cet événement :

« Ils [Xerox] me montrèrent […]trois choses. […]. Une des choses qu’ils me montrèrent fut la programmation orientée objet […]. L’autre chose qu’ils me montrèrent était un système informatique [d’une centaine d’ordinateurs] en réseau […]. Je ne le voyais même pas. J’étais totalement aveuglé par la première chose […], à savoir l’interface graphique utilisateur [the graphical user interface]. Je pensais que c’était la meilleure chose que j’ai jamais vue de toute ma vie. Aujourd’hui, je me souviens que c’était très imparfait. […] Mais, à l’époque], au bout de […]dix minutes, il était évident pour moi que tous les ordinateurs fonctionneraient comme cela un jour. C’était évident 23 Steve Jobs, entretien avec Robert X. Cringely, Triumph of the Nerds: The Rise of Accidental Empires, documentaire, 1996, [En ligne], http://www.pbs.org/nerds »

Suite à cette présentation obtenue en échange d’actions de l’entreprise Apple Inc., Steve Jobs lança l’ordinateur personnel Apple Lisa en 1982, qui reprenait du Xerox Star les principes de la souris et de l’interface graphique. D’un prix trop élevé (10 000 $ pour l’époque soit 24  000 $ aujourd’hui), le Lisa fut remplacé par le Macintosh sorti en 1984, bien plus accessible financièrement. Si beaucoup pensent encore que Steve Jobs s’est contenté de « voler » les principes clés du Xerox Alto, l’histoire est cependant plus complexe. Les dirigeants de Xerox n’avaient pas pris conscience des conséquences décisives de ce qu’ils avaient découvert, abandonnant leur vision prospective aux équipes de ventes et du marketing qui étaient focalisées sur les photocopieurs, le cœur de la marque, et non sur le nouveau marché des ordinateurs 24 Pour un histoire détaillée de l’entreprise Xerox, voir : Douglas K. Smith, R. C. Alexander, Fumbling the Future. How Xerox invented, then Ignored, the first personal computer, New York, William Morrow & Co, 1988.. Il a fallu que Bill Atkinson réécrive et améliore quantité de fonctions pour que le Lisa puis le Macintosh puissent bénéficier d’une interface graphique « supérieure » (ajout des menus déroulants, ouverture des fenêtres en double-clic, icône corbeille, etc.). Aucune ligne de code ne fut, au sens propre, « copiée/collée 25 Christoph Dernbach, « Did Steve Jobs steal everything from Xerox PARC? », Mac History, février 2012, [En ligne], http://www.mac-history.net/computer-history/2012-03-22/apple-and-xerox-parc ».

Afin de développer l’offre logicielle des machines Apple, Steve Jobs invita Microsoft au début des années 1980 à éditer des programmes pour le Macintosh. Malgré la demande faite par Jobs à Bill Gates (alors CEO de Microsoft) de ne pas utiliser d’interface graphiques pilotable à la souris avant que le Macintosh (1984) ne fut en vente depuis un an, Microsoft surprit tout le monde en annonçant en 1983 le système d’exploitation Windows 1.0 26 windows 1.0 n’était pas encore un système d’exploitation complet, mais plutôt une « couche graphique » utilisable par des logiciels tiers., dont la sortie officielle n’aura lieu qu’en 1985. Quand Jobs, furieux, accusa Bill Gates de l’avoir trahi, ce dernier lui répondit qu’ils avaient tous les deux volé « leur riche voisin Xerox 27 Andy Hertzfeld, « How the Mac was born, and other tales », entretien avec Scott Ard, CNET, janvier 2005, [En ligne], http://news.cnet.com/How-the-Mac-was-born%2C-and-other-tales/2100-1082_3-5529081.html ». En 1988, la justice américaine classa sans suite le procès intenté par Apple.

Don Norman, les limites de « l’expérience utilisateur »

Après la sortie de Microsoft windows, les méthodes de conception liées au design d’interface se structurent autour de disciplines scientifiques connexes à ce champ. En plus des expressions d’« utilisabilité humaine » (human usability) et d’« interface utilisateur » (user interface), celle d’« expérience utilisateur » (souvent abrégée en « UX » pour User eXperience) rencontre alors un succès notable. Cette dernière semble apparaître pour la première fois en 1986 28 Pour une chronologie détaillée de l’histoire de ce terme, voir : Peter Merholz , « Whither ‹ User Experience  », novembre 1998, [En ligne], http://www.peterme.com/index112498.html dans un livre codirigé par Donald Norman (chercheur en sciences cognitives) et intitulé User Centered Design: New Perspectives on Human-Computer Interaction (Design des systèmes centrés utilisateur) 29 Donald A. Norman, Stephen W. Draper (dir.), User Centered Design: New Perspectives on Human-Computer Interaction, San Diego, University of California, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1986. Après un développement sur l’impossibilité de parvenir à un sens univoque par des images normées (pictogrammes), on trouve cette citation :

« Un engagement direct se produit lorsqu’un utilisateur fait l’expérience d’une interaction directe [a user experiences direct interaction] avec des objets dans un milieu […]plutôt qu’une communication avec un intermédiaire. Ces interactions s’apparentent à interagir avec des objets du monde physique. […]L’]interface et l’ordinateur deviennent invisibles [the interface and the Computer become invisible]. Bien que nous croyons que ce sentiment d’engagement direct soit d’une importance capitale, nous ne savons […]que peu de choses sur les besoins réels nécessaires à sa production 30 Edwin L. Hutchins, James D. Hollan, Donald A. Norman, « Direct Manipulation Interfaces », ibid., p. 114. »

L’« expérience utilisateur » pourrait ainsi être comprise comme un volonté d’élargir le modèle de conception du Xerox Star à d’autres champs que celui des interfaces écran et des ordinateurs qui pourraient disparaître, devenant « invisibles ». Fréquemment mentionné comme étant l’inventeur de cette expression, Don Norman la définissait ainsi en 1998 :

« J’ai inventé l’expression [d’expérience utilisateur] parce que je pensais que celles d’interface humaine et d’utilisabilité 31 La notion d’« utilisabilité », que Don Norman juge insuffisante, était abordée par ses zélateurs Jeff Rubin et Dana Chisnell sous ces termes : « Quand un produit ou un service est vraiment utilisable, l’utilisateur peut faire ce qu’il […]veut faire de la façon dont il […]espère pouvoir le faire, sans entrave, hésitation, ou questions. » Source : Jeff Rubin, Dana Chisnell, Handbook of Usability Testing. Second Edition. How to Plan, Design, and Conduct Effective Tests [1994], Indianapolis, Wiley, 2008, p. 4. étaient trop restreintes [I thought Human Interface and usability were too narrow]: je voulais couvrir tous les aspects de l’expérience d’une personne [the person’s experience] avec un système, incluant le design industriel, le design graphique, l’interface, l’interaction physique et le mode d’emploi 32 Don Norman, cité dans : Peter Merholz , « Whither ‹ User Experience  », op. cit »

Cet aspect plus large de l’« expérience utilisateur » fut ensuite précisé dans la version « canonique » formulée par Jakob Nielsen et Don Norman :

« L’expérience utilisateur » englobe tous les aspects de l’interaction de l’utilisateur final [«User experience » encompasses all aspects of the end-user’s interaction] avec l’entreprise, ses services et ses produits. La première exigence pour une expérience utilisateur exemplaire est de répondre aux besoins exacts du client [to meet the exact needs of the customer]. […]Nous devons distinguer l’UX [l’expérience utilisateur] et l’utilisabilité [usability]. La définition de l’utilisabilité indique que c’est une qualité de l’UI [interface utilisateur] couvrant le fait qu’un système soit simple à comprendre, efficace à utiliser, plaisant, etc. [L’expérience utilisateur] est un concept bien plus large 33 Jakob Nielsen, Don Norman, « The Definition of User Experience », article non daté, Nielsen Norman Group, [En ligne], http://www.nngroup.com/articles/definition-user-experience. »

Le « design d’expérience » et la fable de l’informatique « invisible »

Cet intérêt désormais resserré autour de la personne-utilisateur et non plus de l’appareillage technique (l’interface) est encore plus explicite dans la formule « design centré utilisateur » (« UCD » pour user-centered design), qui consiste à fonder l’ensemble de la méthodologie de conception sur le point central qu’est l’utilisateur. Cette méthodologie de conception a rencontré un très grand succès peut-être en raison du lien qu’elle permettait d’établir entre les services marketing chargés d’étudier les consommateurs et les équipes chargées du design des produits.

Pourtant, de l’aveu même du zélote Don Norman, le terme « d’utilisateur » a montré ses limites. Dans un article paru en 2006 et intitulé « Words Matter. Talk About People: Not Customers, Not Consumers, Not Users », Don Norman confessait ainsi :

« Nous dépersonnalisons les individus que nous étudions en les rebaptisant « utilisateurs ». Ces termes sont péjoratifs. Ils nous éloignent de notre mission première : aider les gens [to help people].[…]Les gens sont des êtres complexes et riches. […]Une étiquette telle que client, consommateur ou utilisateur ignore cette […]structure sociale. […]Il est temps de débarrasser notre vocabulaire de termes tels que consommateur, client et utilisateur. Il est temps de parler à des personnes. Le pouvoir au peuple [Time to speak of people. Power to the people] 34 Don Norman, « Words Matter. Talk About People: Not Customers, Not Consumers, Not Users », jnd.org, 2006, [En ligne], http://www.jnd.org/dn.mss/words_matter_talk_a.html. »

De même, en 2008 :

« Parmi les horribles mots que nous employons, il y a le mot « utilisateurs ». Je pars en croisade pour nous débarrasser de ce terme. Je préfère parler de « personnes ». […] Nous concevons des produits pour des personnes, pas pour des utilisateurs 35 « Don Norman at UX Week 2008, Adaptive Path », YouTube, [En ligne], https://youtu.be/WgJcUHC3qJ8 »

Résumons ces différents points. La méthodologie de conception « centrée sur l’utilisateur » consiste à traiter par le design chaque être humain comme un utilisateur, comme une personne vouée à n’entretenir avec les entreprises que des rapports « centrés » sur ses « besoins exacts 36 Jakob Nielsen, Don Norman, « The Definition of User Experience (UX) », op. cit », avec lesquels il n’aurait ni « entrave[s], hésitation[s]ou questions 37 Jeff Rubin, Dana Chisnell, Handbook of Usability Testing, op. cit ». Ce courant de pensée est issu d’une modélisation scientifique des principes ayant présidé à la conception du Xerox Star afin d’en faire une machine « personnelle » optimisant les tâches à accomplir par l’utilisateur. Rétrospectivement, les textes performatifs de Don Norman faisant l’éloge de l’étude des « besoins » ont conduit, de l’aveu même de l’auteur, à une impasse, en raison du fait que l’être humain ne peut pas être réduit à un rôle déterminé 38 Cette idée a été inscrite dans les normes ISO, qui proposent de changer l’expression d’« expérience centrée-utilisateur » en « conception centrée sur l’opérateur humain ». Voir : « ISO 9241-210:2010. Ergonomie de l’interaction homme-système. Partie 210 : Conception centrée sur l’opérateur humain pour les systèmes interactifs », Iso.org, mars 2010, [En ligne], https://www.iso.org/obp/ui/fr/#iso:std:iso:9241:-210:ed-1:v1:fr. Il serait possible de se réjouir d’un tel revirement de pensée. Pourtant, à y regarder de plus prêt, ne faudrait-il pas également interpréter ces injonctions contradictoires comme le signe d’un pouvoir qui n’appartiendrait pas au « peuple », mais à ceux tenant ces discours ? Autrement dit, n’est-ce pas contre ceux qui s’enrichissent continuellement (au sens banal du terme) en maîtrisant la circulation des méthodologies de conception qu’il faudrait « partir en croisade » ?

Davantage qu’un plaidoyer en faveur d’une complexité à prendre en compte dans la conception, cet « appel à l’humain » aura été, pour Don Norman, l’occasion d’éliminer progressivement les « interfaces » au nom d’une informatique « invisible 39 Donald A. Norman, Norman, The Invisible Computer. Cambridge, MIT Press, 1998. » dont les produits seraient « humainement centrés » (human-centered) 40 Le chapitre 2 du livre The Invisible Computer a pour titre « Growing up: Moving from technology-centered to human-centered products ». Cette prédiction d’invisibilité passant à couvert dans un changement de vocabulaire a priori innocent fut si bien intégrée par les entreprises qu’en 2012 Apple en faisait l’objet d’une publicité :

« Nous pensons que la technologie atteint son summum lorsqu’elle devient invisible, quand vous ne pensez qu’à ce que vous faites et non à l’appareil avec lequel vous le faites. […] L’iPad illustre parfaitement cette idée. C’est une fenêtre magique qui peut devenir tout ce que vous voulez qu’elle soit. […]C’est une expérience de la technologie plus intime que ce que le public [people] a connu jusqu’alors 41 « Official Apple (New) iPad Trailer », YouTube, mars 2012, [En ligne], https://youtu.be/RQieoqCLWDo. »

La prise de recul de Don Norman ne veut pas dire pour autant que son idée d’informatique « invisible » soit viable. Le terme qui importe ici est celui d’« expérience », qui va de pair avec celui de « magie ». Quoi de plus magique, en effet, que de faire l’expérience d’une technologie « invisible » ? Olia Lialina (artiste), dans un article critique consacré à l’étude de la notion d’utilisateur, ne s’en laisse pas compter :

« C’est pour cela que le design d’interfaces a progressivement été rebaptisé design d’expériences – expression dont l’objectif premier est de faire oublier l’existence des ordinateurs et des interfaces auprès des utilisateurs. Le design d’expériences vous laisse seul avec vos émotions à ressentir, vos objectifs à atteindre et vos tâches à effectuer 42 Olia Lialina, « L’utilisateur Turing-complet » [2012], trad. de l’anglais par Jean-François Caro, LGRU Reader, 2013, [En ligne], http://reader.lgru.net/texts/lutilisateur-turing-complet. »

Pour un design appareillé

En conclusion de son article consistant à étudier les limites d’une exclusion du terme d’utilisateur des méthodes de conception d’interface, Olia Lialina propose de revenir à des fondements antérieurs au Xerox Star, à savoir ceux développés par l’informaticien Ted Nelson dans son ouvrage Computer Lib / Dream Machine de 1974 :

« L’INFORMATIQUE A TOUJOURS ÉTÉ PERSONNELLE [COMPUTING HAS ALWAYS BEING PERSONNAL]. Je veux dire par-là que si vous ne vous y plongiez pas intensément, parfois avec chaque cellule de votre cerveau éveillé, vous n’étiez pas en train de faire de l’informatique, vous n’étiez qu’un simple utilisateur [you weren’t doing computers, you were just a user] 43 Theodor Holm Nelson, Computer Lib. You can and must understand computers now, auto-édition, 1974, p. 3. »

L’argument est fort. L’utilisation « naïve » dénoncée Ted Nelson, précise les risques d’une perte de contact avec l’ordinateur, qui du Xerox Star à l’iPad, présuppose que tout ce qui est « vrai » (la vraie vie, la créativité, etc.) serait extérieur à la machine. Pourtant, malgré la montée en puissance des interfaces tactiles (sans souris), malgré l’émergence des interfaces gestuelles (sans boutons), des interfaces sonores (sans écran), et malgré le retour des interfaces [En ligne de commande (sans icônes), force est pourtant de constater que les grands principes des interfaces graphiques élaborées au Xerox PARC au début des années 1970 régissent encore majoritairement nos rapports aux machines électroniques – qui ne sont pas encore, loin s’en faut, « invisibles ». En témoignent, par exemple, les « Apple Human Interface GUIdelines 44 Voir pour exemple : « OS X Human Interface GUIdelines », Apple, [En ligne], https://developer.apple.com/library/mac/documentation/UserExperience/Conceptual/OSXHIGUIdelines : « Designing for Yosemite : […] A great OS X app integrates seamlessly into this environment, while at the same time providing custom functionality and a unique user experience. » » (littéralement : « Directives Apple d’interfaces humaines ») et le « Material Design 45 Google, Material Design, première version publiée en juin 2014, [En ligne], https://www.google.com/design/spec/material-design/introduction.html » de Google qui, dans les années 2010, sont des lectures recommandées – à condition d’être critique – pour quiconque s’intéresse au design d’interface.

Cette actualité n’empêche pas que le modèle de pensée d’une interface couplée avec une figure utilisateur idéalisée (prise dans un faisceau d’habitudes) ait ses limites. Depuis le texte de Jef Raskin de 1967 associant « l’utilisabilité humaine » à l’efficacité de la résolution de tâches 46 Jef Raskin, A Hardware-Independent Computer, 1967, op. cit, la volonté de créer une interface graphique pour procurer à l’« utilisateur » un nouvel environnement de travail et de nouvelles méthodes pour accomplir « les mêmes objectifs qu’avant 47 « Designing the Star user interface », op. cit » aura consisté à envisager les médias électroniques comme des « résolveurs de problèmes » plutôt que comme des puissances de transformation et d’invention. Or, comme le note avec acuité le spécialiste des humanités Yves Citton :

« L’invention des dispositifs techniques de communication […]s’inscrit dans une vaste nébuleuse d’espoirs, d’angoisses, de rêves, de bricolages, de savoirs parallèles, de détournements et de réappropriations, qui traversent de nombreux champs disciplinaires traditionnels […]. Nos médias ne sauraient en effet se réduire à de simples instruments de transmission de formes et de contenus : il fonctionnent avant tout comme des médiums qui nous fascinent, nous hallucinent, nous hypnotisent et nous stimulent par l’entremise des simulations qu’ils qu’ils font pénétrer à travers nos sens 48 Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. Le temps des idées, 2012, p. 21-22. »

Au regard de ces quelques textes fondateurs du design à l’époque du numérique, il est évident que les machines électroniques posent des questions qui n’existaient pas avant elles. Mais peut-être est-ce précisément contre ces nouveautés que se seront élaborées des méthodologies de conception trop inquiètes de préserver les pouvoirs et savoirs en place. Malgré ses indéniables avancées techniques, le Xerox Star n’aura pas bénéficié du plein soutien des dirigeants de l’entreprise, qui préférèrent développer le commerce des photocopieurs, plus en phase avec les « usages » de l’époque. Dans cette histoire de « design centré utilisateur », expression postérieure au Xerox Star, il est en effet question d’une inquiétude quant à un oubli de « l’utile », de l’utilité de l’objet. Mais est-ce vraiment possible dans un monde où les services marketing, par exemple, cherchent sans cesse à anticiper les « besoins » des consommateurs par des procédures statistiques couplées à des protocoles d’observation ?

Un autre aspect allant dans le sens d’un design se construisant contre les nouveautés techniques – c’est-à-dire pour les habitudes – est cette histoire de « centre », terme qu’il faut à présent examiner. Ce double suffixe accolé à design aurait pu faire l’objet de variations. Pourquoi ne parle-t-on jamais, par exemple, de design « centré forme » par exemple, ou bien de design « centré pratiques » ? Peut-être est-ce parce que ces deux notions (il pourrait y en avoir d’autres) résistent à l’idée de « centre », de délimitation. Si l’on prend la notion de forme, il est notable que celle-ci, historiquement, aura concerné le design – suivant la formule de l’architecte Louis Sullivan suivant laquelle « de la forme suit de la fonction 49 Traduction proposée par Pierre-Damien Huyghe de la formule « form ever follows function » de 1886. ». Fin observateur d’une histoire qui, parfois, « piétine » (où des enjeux sont tantôt occultés, tantôt redécouverts), le philosophe Pierre-Damien Huyghe note que la notion de forme traduit le « souci artistique » du design :

« Il ne s’agissait pas seulement de mettre au monde des objets fonctionnels qui pouvaient servir. Le souci de faire forme aura été absolument essentiel au design. On pourra noter ici que le latin forma peut, a pu se traduire par « beauté » 50 Pierre-Damien Huyghe, « On appelle beaucoup trop de choses « design », entretien avec Julie Delem, Naja21, avril 2015, [En ligne], http://www.naja21.com/fr/espace-journal/pierre-damien-huyghe-on-appelle-beaucoup-trop-de-choses-design »

De façon plus générale, c’est bien le design, dans ce qu’il comprend de capacité à transformer le monde, qui ne saurait « se centrer » sur quelque chose. Le design n’a de l’intérêt que s’il est emprunt de tensions, de polarités, de contradictions – soit tout le contraire d’un centre. Olia Lialina, en conclusion de son article, refuse également de se laisser réduire à une étiquette :

« Nous, utilisateurs généralistes – qui ne sommes ni hackers, ni « personnes » –, qui interrogeons, consciemment ou non, notre potentiel et celui de l’ordinateur, sommes les participants ultimes de la symbiose de l’homme et de l’ordinateur 51 Olia Lialina, « L’utilisateur Turing-complet », op. cit »

Il faut désormais revenir sur le fait que le modèle conceptuel de l’interface du Xerox Star de 1981 ait été décidé « avant » que le matériel (hardware) n’existe, « deux ans avant d’avoir écrit une seule ligne de code 52 « Designing the Star user interface », op. cit ». Rétrospectivement, ce récit peut être compris comme celui d’une rencontre manquée avec l’altérité des machines, puisqu’il y est question, en substance, d’assujettir la technique numérique (hardware et software) à un « modèle », c’est-à-dire à quelque chose d’anticipé et de stabilisé. Cette mise à distance progressive de la notion d’« utilisateur généraliste {53; Olia Lialina, « L’utilisateur Turing-complet », op. cit} » (actif et polyvalent) aura rendue possible les expressions de « design centré-humain » puis de « design d’expérience », qui incarnent la promesse d’un monde où l’on pourrait « faire ce que l’on veut », immédiatement, comme par « magie ». Mais de quel « faire » parle-t-on quand l’invisibilité devient l’idéal des machines ?

Cette fable de l’invisibilité des nouveautés techniques était en fait déjà en germe aux prémices de l’informatique personnelle. Dans un spot publicitaire de 1979 pour le Xerox Alto censé démontrer la puissance du « bureau du futur », un cadre commercial (Bill) arrive au travail et salue ses collègues un café à la main. Quand il arrive à son poste, il allume son ordinateur Alto et s’adresse vocalement à lui : « Hello, Fred ». L’ordinateur lui répond « Bonjour Bill ». Après une série de tâches facilement résolues par la machine, vient le dialogue final :

Bill (fatigué) : « Autre chose ? »

Fred : Un bouquet de fleurs richement détaillé apparaît à l’écran

Bill (troublé) : « Des fleurs ? Pourquoi des fleurs ? »

Fred : « Votre anniversaire est ce soir. »

Bill (attristé) : « Mon anniversaire. J’avais oublié. »

Fred : « Ça va. Nous ne sommes que des humains [It’s ok. We’re only human] 54 Fumbling the Future. How Xerox invented, then Ignored, the first personal computer, op. cit, p. 20.»

Ce que décrivent de telles initiatives est paradoxalement un monde sans expérience, au sens où l’expérience ne peut avoir lieu qu’au sein d’un champ de possibles ouvert à l’incertitude :

« La puissance économique est bien ce que la socialisation des expériences met en œuvre. Mais d’un autre côté, si cette mise en œuvre nourrit jour après jour l’expérience et la perception communes, elle n’apparaît pas authentiquement. Le plus souvent même, elle emprunte les formes de l’habitude, elle se glisse mimétiquement dans l’expérience 55 Pierre-Damien Huyghe, « Faire place », dans : Richard Conte, Sandrine Morsillo (dir.), Qu’est-ce que l’art domestique ?, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. Arts et monde contemporain, 2006, p. 29.. »

Symptomatique d’une époque où les « appareils 56 L’appareil est défini par Pierre-Damien Huyghe comme « une modalité technique distincte de l’outil et de la machine qui fait qu’il y a en lui une puissance de perception, une forme particulière de la sensibilité ». Voir : Pierre-Damien Huyghe (dir.), L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2006. » ne sont plus des objets dignes d’intérêt, les relations humains-machines sont de plus en plus marquées (brandées) par les registres de l’utilité, du rendement ou du gain de temps. L’expérience humaine du « design d’expérience » se réduit bien souvent à une situation expérimentale, celle d’un rat cherchant sa sortie dans un labyrinthe. Qu’il soit « amical » (friendly) voire « invisible », ce milieu technique n’en est pas moins un carcan, une situation sous contrôle où tout échange est anticipé et programmé. À force de vouloir nous imiter dans des ordinateur « humains, trop humains », c’est nous-mêmes, « simples personnes », qui risquons de passer à côté de leurs possibilités complexes et infinies.

Notes

1 Friedrich Nietzsche, « Pourquoi j’écris de si bons livres. Humain, trop humain et deux suites », dans : Ecce Homo [1888], trad. de l’allemand par Henri Albert, Paris, Mercure de France, 1908, p. 636-637. Dans ce fragment aux allures autobiographiques, Nietzsche revient sur son livre Humain, trop humain [1876-1878].

2 Shawn Lawton Henry, Justin Thorp, « Notes on User Centered Design Process (UCD) », W3C.org, mars 2004, [En ligne], http://www.w3.org/WAI/redesign/UCD accès : 1er Juillet, 22:00 

3 Ideo, « Human-Centered Design Toolkit », 2009, [En ligne], http://www.ideo.com/work/human-centered-design-toolkit

4 Geraldine Gay, Helene Hembrooke, Cambridge, Activity-Centered Design. An Ecological Approach to Designing Smart Tools and Usable Systems, MIT Press, 2004.

5 Hugh Graham, « People Centered-Design », [En ligne], http://hughgrahamcreative.com/people-centered-design

6 Nous reprenons ici la formulation établie par le chercheur Alexandre Saint-Jevin dans son compte-rendu de lecture de l’essai Design et humanités numériques : « Sur la trace de l’humain dans les ‹ objets › de design », Non-Fiction, mars 2018, [En ligne], https://www.nonfiction.fr/article-9264-sur-la-trace-de-lhumain-dans-les-objets-de-design.htm

7 Seulement 1500 unités furent produites : 1000 pour les employés de Xerox et le reste pour des universités et institutions publiques.

8 David Canfield Smith, Charles Irby, Ralph Kimball, Bill Verplank, Eric Harslem, « Designing the Star user interface », Byte, no 4, 1982, p. 242-282, [En ligne], http://www.GUIdebookgallery.org/articles/designingthestaruserinterface

9 Ibid.

10 Ibid.

11 Ibid.

12 J’emprunte cette expression au livre Haunted by algorithms issu de la ligne de recherche Meta Mediums dirigée par Jeff Guess et Gwenola Wagon, à apparaître en 2016 aux Presses du réel.

13 Voir : « Pour une recherche en design sans modèle », supra.

14 Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 2010.

15 Ibid.

16 « Designing the « Xerox Star user interface », op. cit : « The Star user interface adheres rigorously to a small set of design principles. These principles make the system seem familiar and friendly, simplify the human-machine interaction, […]and allow user experience in one area to apply in others. » Nous soulignons.

17 Ibid.

18 Ibid.

19 Ibid. : « User-interface design is still an art, not a science. »

20 Au début des années 70, le IBM Usability lab ne se préoccupait que d’ergonomie. The Psychology of Computer Programming fut publié par Gerald Marvin Weinberg en 1971, et les travaux de Stuart K. Card, Allen Newell et Thomas P. Moran ne furent connus du grand public qu’après la parution en 1983 de The Psychology of Human-Computer Interaction.

21 « Articles from Jef Raskin about the history of the Macintosh », 1996, [En ligne], https://drbobtechblog.com/articles-from-jef-raskin-about-the-history-of-the-macintosh/

22 Le titre de la thèse de Jef Raskin (A Hardware-Independent Computer Drawing System Using List-Structured Modeling: The Quick-Draw Graphics System, Pennsylvania State University, 1967) fut repris par Bill Atkinson pour nommer l’environnement graphique (graphics package) du Macintosh.

23 Steve Jobs, entretien avec Robert X. Cringely, Triumph of the Nerds: The Rise of Accidental Empires, documentaire, 1996, [En ligne], http://www.pbs.org/nerds

24 Pour un histoire détaillée de l’entreprise Xerox, voir : Douglas K. Smith, R. C. Alexander, Fumbling the Future. How Xerox invented, then Ignored, the first personal computer, New York, William Morrow & Co, 1988.

25 Christoph Dernbach, « Did Steve Jobs steal everything from Xerox PARC? », Mac History, février 2012, [En ligne], http://www.mac-history.net/computer-history/2012-03-22/apple-and-xerox-parc

26 windows 1.0 n’était pas encore un système d’exploitation complet, mais plutôt une « couche graphique » utilisable par des logiciels tiers.

27 Andy Hertzfeld, « How the Mac was born, and other tales », entretien avec Scott Ard, CNET, janvier 2005, [En ligne], http://news.cnet.com/How-the-Mac-was-born%2C-and-other-tales/2100-1082_3-5529081.html

28 Pour une chronologie détaillée de l’histoire de ce terme, voir : Peter Merholz , « Whither ‹ User Experience  », novembre 1998, [En ligne], http://www.peterme.com/index112498.html

29 Donald A. Norman, Stephen W. Draper (dir.), User Centered Design: New Perspectives on Human-Computer Interaction, San Diego, University of California, Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1986.

30 Edwin L. Hutchins, James D. Hollan, Donald A. Norman, « Direct Manipulation Interfaces », ibid., p. 114.

31 La notion d’« utilisabilité », que Don Norman juge insuffisante, était abordée par ses zélateurs Jeff Rubin et Dana Chisnell sous ces termes : « Quand un produit ou un service est vraiment utilisable, l’utilisateur peut faire ce qu’il […]veut faire de la façon dont il […]espère pouvoir le faire, sans entrave, hésitation, ou questions. » Source : Jeff Rubin, Dana Chisnell, Handbook of Usability Testing. Second Edition. How to Plan, Design, and Conduct Effective Tests [1994], Indianapolis, Wiley, 2008, p. 4.

32 Don Norman, cité dans : Peter Merholz , « Whither ‹ User Experience  », op. cit

33 Jakob Nielsen, Don Norman, « The Definition of User Experience », article non daté, Nielsen Norman Group, [En ligne], http://www.nngroup.com/articles/definition-user-experience

34 Don Norman, « Words Matter. Talk About People: Not Customers, Not Consumers, Not Users », jnd.org, 2006, [En ligne], http://www.jnd.org/dn.mss/words_matter_talk_a.html

35 « Don Norman at UX Week 2008, Adaptive Path », YouTube, [En ligne], https://youtu.be/WgJcUHC3qJ8

36 Jakob Nielsen, Don Norman, « The Definition of User Experience (UX) », op. cit

37 Jeff Rubin, Dana Chisnell, Handbook of Usability Testing, op. cit

38 Cette idée a été inscrite dans les normes ISO, qui proposent de changer l’expression d’« expérience centrée-utilisateur » en « conception centrée sur l’opérateur humain ». Voir : « ISO 9241-210:2010. Ergonomie de l’interaction homme-système. Partie 210 : Conception centrée sur l’opérateur humain pour les systèmes interactifs », Iso.org, mars 2010, [En ligne], https://www.iso.org/obp/ui/fr/#iso:std:iso:9241:-210:ed-1:v1:fr

39 Donald A. Norman, Norman, The Invisible Computer. Cambridge, MIT Press, 1998.

40 Le chapitre 2 du livre The Invisible Computer a pour titre « Growing up: Moving from technology-centered to human-centered products ».

41 « Official Apple (New) iPad Trailer », YouTube, mars 2012, [En ligne], https://youtu.be/RQieoqCLWDo

42 Olia Lialina, « L’utilisateur Turing-complet » [2012], trad. de l’anglais par Jean-François Caro, LGRU Reader, 2013, [En ligne], http://reader.lgru.net/texts/lutilisateur-turing-complet

43 Theodor Holm Nelson, Computer Lib. You can and must understand computers now, auto-édition, 1974, p. 3.

44 Voir pour exemple : « OS X Human Interface GUIdelines », Apple, [En ligne], https://developer.apple.com/library/mac/documentation/UserExperience/Conceptual/OSXHIGUIdelines : « Designing for Yosemite : […] A great OS X app integrates seamlessly into this environment, while at the same time providing custom functionality and a unique user experience. »

45 Google, Material Design, première version publiée en juin 2014, [En ligne], https://www.google.com/design/spec/material-design/introduction.html

46 Jef Raskin, A Hardware-Independent Computer, 1967, op. cit

47 « Designing the Star user interface », op. cit

48 Yves Citton, Gestes d’humanités. Anthropologie sauvage de nos expériences esthétiques, Paris, Armand Colin, coll. Le temps des idées, 2012, p. 21-22.

49 Traduction proposée par Pierre-Damien Huyghe de la formule « form ever follows function » de 1886.

50 Pierre-Damien Huyghe, « On appelle beaucoup trop de choses « design », entretien avec Julie Delem, Naja21, avril 2015, [En ligne], http://www.naja21.com/fr/espace-journal/pierre-damien-huyghe-on-appelle-beaucoup-trop-de-choses-design

51 Olia Lialina, « L’utilisateur Turing-complet », op. cit

52 « Designing the Star user interface », op. cit

53 Olia Lialina, « L’utilisateur Turing-complet », op. cit

54 Fumbling the Future. How Xerox invented, then Ignored, the first personal computer, op. cit, p. 20.

55 Pierre-Damien Huyghe, « Faire place », dans : Richard Conte, Sandrine Morsillo (dir.), Qu’est-ce que l’art domestique ?, Paris, Publications de la Sorbonne, coll. Arts et monde contemporain, 2006, p. 29.

56 L’appareil est défini par Pierre-Damien Huyghe comme « une modalité technique distincte de l’outil et de la machine qui fait qu’il y a en lui une puissance de perception, une forme particulière de la sensibilité ». Voir : Pierre-Damien Huyghe (dir.), L’art au temps des appareils, Paris, L’Harmattan, 2006.