Responsable de la recherche à la HEAD – Genève
Membre associé du laboratoire LLA-CRÉATIS, UT2J
Colloque « Le Mystère de la culture », Paris, Ensad, 3 décembre 2019
« Un champ, si fertile soit-il, ne peut être productif sans culture — sine cultura —, et c’est la même chose pour l’âme sans enseignement — sine doctrina. » De cette métaphore cicéronienne jusqu’aux essais récents de Philippe Descola en passant par la querelle Kant/Herder ou le Malaise dans la culture de Freud, la notion de culture n’a cessé d'être perçue comme un ‹ mystère ›. C’est ce dernier que l’École des Arts Décoratifs de Paris se propose d’interroger à son tour dans le cadre des célébrations des 60 ans du ministère de la Culture, lors d’un colloque organisé le mardi 3 décembre 2019 en ses murs. »
Selon l’artiste et informaticien Lev Manovich, les technologies numériques engendrent une « culture [où] la majorité des contenus sont organisés par des logiciels ». Mais si l’on entend sous le nom de culture une part de mystère, d’inexplicable pour la raison humaine, la rationalité énigmatique (car structurellement opaque) du code informatique pourrait-elle menacer la possibilité même de faire culture ? Dès lors, comment faire pour que le code ne se transforme pas en gnose, en entité fermée à toute critique et extériorité – soit donc tout le contraire d’une culture ?
Le code informatique 🔢 façonne les productions culturelles, et donc l’idée même de culture. Pourtant, en tant qu’entité opaque, invisible 🕳️, le code ne se cultive que difficilement 🍃. Comment, dès lors, comprendre ce que pourait être une « culture du code » ?
« Alors, il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions 🗣️ plus longues qu’entre deux mathématiciens, puisqu’il suffira qu’ils saisissent leur plume ✒️, qu’ils s'asseyent à leur table de calcul […] et qu’ils se disent l’un à l’autre 🗯️ : ‹ Calculons ! › 🔣 »
« Concevant les pensées comme des combinaisons de concepts de base 🔘, Leibniz théorise la ‹ caractéristique universelle › 🌐, une langue hypothétique qui permettrait d’exprimer la totalité des pensées humaines 💬, et qui pourrait résoudre des problèmes par le calcul 🕹️ grâce au calculus ratiocinator, anticipant l’informatique 💻 de plus de trois siècles. »
À l’origine, Jacquard travailla sur ce projet afin de limiter le travail des enfants 🚸, qui étaient souvent employés comme aides par leurs parents tisseurs. Mais il regretta toute sa vie les conséquences sociales de cette invention. En effet, les enfants durent trouver du travail ailleurs dans des usines où les conditions étaient plus difficiles. 🚨
« Nous voulons […] accepter la possibilité […] qu’une équipe d’ingénieurs puisse construire une machine ⚙ qui fonctionne ✅, mais dont les modalités de fonctionnement ne peuvent être décrites de manière satisfaisante par ses concepteurs 🤔, parce qu’ils ont appliqué une méthode en grande partie expérimentale. »
Pour expliquer le concept de « boîte noire » 🕳, Norbert Wiener utilise l’exemple d’une machine ⚙ se substituant à un organisme 🙈. Il est donc possible de remplacer un système par un autre 🔁 sans connaître le détail de son fonctionnement interne.
Quelles sont les conséquences d’un paradigme technique reposant sur l’invisible et l’inintelligible ? 🕳️
« Ce régulateur ⚖️, [ce] code, ou cette architecture, définit la manière dont nous vivons le cyberespace 🕸. Il détermine s’il est facile ou non de protéger sa vie privée 🔒, ou de censurer la parole 💬. Il détermine si l’accès à l’information est global 🌎 ou sectorisé. Il a un impact sur qui peut voir quoi, ou sur ce qui est surveillé 👀. Lorsqu’on commence à comprendre la nature de ce code, on se rend compte que, d’une myriade de manières, le code du cyberespace régule 🔱. »
« Nous devrions examiner l’architecture 🏗️ du cyberespace 🕸 de la même manière que nous examinons le fonctionnement de nos institutions. Si nous ne le faisons pas, ou si nous n’apprenons pas à le faire, la pertinence de notre tradition constitutionnelle va décliner 👎. […] Nous resterons aveugles à la menace que notre époque fait peser sur les libertés et les valeurs dont nous avons hérité. La loi du cyberespace dépendra de la manière dont il est codé, mais nous aurons perdu tout rôle dans le choix de cette loi 🙅♂️. »
« En déplaçant l’attention des insuffisances institutionnelles et des malversations économiques pour s’attacher au contrôle des personnes 👮, la réglementation algorithmique ☣️ nous offre une bonne vieille utopie technocratique de la politique sans politique 🙀. Le désaccord et le conflit, selon ce modèle, sont considérés comme des sous-produits malheureux de l’ère analogique – à résoudre par la collecte des données – et non comme les conséquences inévitables de conflits économiques ou idéologiques. »
« La réglementation algorithmique ☣️, quelles que soient ses avantages immédiats, produira un régime politique où les entreprises de technologie et les bureaucrates du gouvernement décident de tout 👁️🗨️. L’auteur polonais de science-fiction Stanislaw Lem, dans une critique bien vue de la cybernétique, publiée à peu près au même moment que L’État automatisé, écrivait : ‹ La société ne peut pas se débarrasser du fardeau d’avoir à décider de son propre sort en sacrifiant cette liberté au bénéfice du régulateur cybernétique ›. »
« […] une intuition du réel […] où l’on croit surprendre le nombre en train d’envahir l’espace et de prendre corps. Le sentiment de l’essence numérale est aussi fort chez Piero [della Francesca] que celui de l’être singulier, de la réalité contingente. […] Ce qui distingue telle personne, disons Socrate, de l’idée de l’être humain comme telle, c’est l’acte imprévisible, non nécessaire, c’est la réalité de ce temps existentiel dans lequel elle semble n’être jetée que pour mieux décevoir et déchirer toute notion fixe, ou a priori, de son essence. »
Si le code informatique fait énigme à l’entendement humain de par son opacité structurelle ⚫, il fait également obstacle à la compréhension de la contingence humaine, c’est-à-dire à l’énigme de l’existence.
Nous concevons des programmes qui nous programment ➰, et nous ne pouvons pas vivre sans eux.
Mais comment exister avec eux, en tant qu’être humain ?
« La compétence de l’appareil doit être supérieure à celle de ses fonctionnaires 🤖. Aucun appareil photo 📷 correctement programmé ne peut être entièrement percé à jour 🔎 par un photographe […]. C’est une black box 🕳️. […] Voilà ce qui caractérise le fonctionnement de tout appareil : le fonctionnaire 🤖 est maître de l’appareil grâce au contrôle qu’il exerce sur ses faces extérieures 🎛 (sur l’input et sur l’output), et l’appareil est maître du fonctionnaire du fait de l’opacité ⚫ de son intérieur. »
« La boîte 📦, qu’elle soit appareil photo ou média, tend automatiquement à nous dévorer. Les photographes essaient de duper les boîtes pour leur faire produire de l’information. C’est la lutte entre la liberté humaine et ses propres dispositifs. Chaque photographie témoigne isolément de cette lutte ⚔️. »
« Un poète, c’est quelqu’un qui augmente la compétence d’un code déterminé 🔊, par exemple : la langue française, la peinture ou la physique nucléaire. […] ‹ Poète › ça veut dire en grec celui qui fait 👏, c’est-à-dire celui qui met quelque chose dans le code pour que l’univers augmente 📈. Tous les codes ne sont pas comme cela, il y a des codes fermés 🔐 qu’on ne peut pas augmenter. »
« Peut-être trouvera-t-on des codes qui peuvent être traduits 💬 et d’autres qui ne le peuvent pas. Si on fait un tel catalogue, on comprendra beaucoup de choses sur la situation humaine ; pour le moment ça n’existe pas. […] C’est une théorie pour les temps nouveaux 💨. C’est un champ d’engagement très grand, parce qu’il ne s’agit pas seulement de traduire de l’anglais en français, il s’agit, par exemple, de traduire Marx en Freud, ou Freud en catholicisme, ou le catholicisme en néopositivisme. C’est là le vrai jeu ⚽. Vous voyez où nous allons si nous commençons à penser en termes de codes. Nous allons vraiment vers une autre culture 🙃, nous la voyons de dehors et nous pouvons la manipuler 🤙. »
« La dignité humaine consiste à être négativement entropique, créer l’information 💥, aller contre l’idiotie de la nature. Et je ne sais pas comment nous le faisons 🤔, mais je sais que nous le faisons. »
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Licence des contenus (hors images) : CC BY–SA
Crédits typo :
iAWriter Quattro (fork de la IBM Plex Mono, Mike Abbink × Bold Monday), 2018
TXT25, Phantom Foundry (Jean-Baptiste Morizot) × FutureFonts, 2019
Image d’ouverture et de fin :
Input Font, David Jonathan Ross, 2017