@AnthonyMasure

Responsable de la recherche à la HEAD – Genève
Membre associé du laboratoire LLA-CRÉATIS, université Toulouse – Jean Jaurès

Le design contre,
tout contre les machines

Colloque international « L’art tout contre la machine »
Paris, Collège des Bernardins, 11 octobre 2019

« L’art tout contre la machine »
  • L’art a-t-il pour fatalité d’être « contre » la machine ?
  • Les machines forment-elles un ensemble unitaire ?
  • Où se situe le design dans ces enjeux ?
Conférences « en suspens »
  • Groupe de recherche #CinéDesign
  • Étude critique de la notion d’« outil convivial » chez Illich
Thèse

Le design propose un espace mettant en tension les machines, à savoir une pluralité de rapports à la technique échappant aux injonctions à la rentabilité

1 —
Aux origines du design,
un rapport contrarié à l’industrie

`

1.1 —
Les révolutions industrielles,
des situations contrastées

Carreau de mine de La Houve, Creutzwald, Lorraine, 1895

Machine à vapeur de Watt, Paris, Arts et Métiers, 1769

Métier à tisser Jacquard, Paris, Arts et Métiers, 1801–
Premier système mécanique programmable avec cartes perforées

Métier à tisser Jacquard
  • Conséquences sociales défavorables au travail des enfants
  • Révolte des canuts à Lyon entre 1831 et 1848

1.2 —
Les expositions universelles,
mécaniser l’artisanat

« Le grand principe de la division du travail, que je ne crains pas d’appeler la force motrice de la civilisation, s’étend à toutes les branches de la science, de l’industrie et de l’art. […] Les distances qui séparaient les peuples et les contrées de la Terre s’évanouissent chaque jour devant la puissance de l’esprit d’invention. »

Michel Chevalier, L’exposition universelle de Londres considérée sous les rapports philosophique, technique, commercial et administratif, au point de vue français, Paris, L. Mathias, 1851, p. 36

Joseph Paxton, Crystal Palace, Londres, 1851
Association des arts, des sciences et de l’industrie

Exemples d’objets présentés dans le Crystal Palace de 1851

1.3 —
Le proto-design comme
écart avec les machines

John Ruskin (1819-1900)

« Mais l’ingéniosité mécanique n’est pas l’essence de la peinture ou de l’architecture ; et l’amplitude spatiale n’implique pas nécessairement une noblesse de conception. […] Toutes ces œuvres […] méritent notre plus grande admiration mais pas l’admiration du genre qui est rendu à la poésie et aux arts. Nous pouvons couvrir l’océan allemand avec des frégates, combler le canal de Bristol avec du fer et recouvrir le comté de Middlesex avec du cristal, sans toutefois posséder un seul Milton ou Michel Ange. »

John Ruskin, The opening of the Crystal Palace, 1854, p. 6

« Vous pouvez enseigner à un homme à tracer une ligne droite et à la couper […] d’après des modèles donnés, et vous trouverez son travail parfait dans son genre : mais demandez-lui de réfléchir sur quelques-unes de ces formes, […] son travail deviendra hésitant ; il pensera et, neuf fois sur dix, dans son premier essai, cet être pensant commettra une erreur. Mais, malgré tout, vous en aurez fait un homme alors qu'il n’était qu’une machine, un outil animé. »

John Ruskin, La nature du gothique [1851], Paris, Ensba, 1907, p. 40

William Morris (1834-1896)

« La société de l’ersatz continuera à vous utiliser comme des machines, à vous alimenter comme des machines, à vous surveiller comme des machines, à vous faire trimer comme des machines – et vous jettera au rebut, comme des machines, lorsque vous ne pourrez plus vous maintenir en état de marche. Vous devez donc riposter en exigeant d’être considérés comme des citoyens. »

William Morris, « les arts mineurs » [1877], Contre l’art d’élite, Paris, Hermann, 1985

John Ruskin & William Morris
  • Rejet d’une imitation altérée d’anciennes techniques
  • Croyance dans le pouvoir des objets transformer le monde
  • Repenser les condition de production des objets
  • Dévalorisation des machines, réduites à de la mécanisation

1.4 —
Siegfried Giedion,
la mécanisation du vivant

Siegfried Giedion (1888-1968)

Siegfried Giedion, La mécanisation au pouvoir [1948],
Paris, Centre Pompidou, 1980

Siegfried Giedion, « Mécanisation et substance organique. La mécanisation et la mort : la viande », dans : La mécanisation au pouvoir, Paris, Centre Pompidou, 1980

« Ce sont les dossiers du Bureau des brevets à Washington qui renseignent le mieux sur le fonctionnement de cette machine de mort [les abattoirs de Chicago]. On y voit comment les porcs sont tout doucement attrapés par une patte de derrière à l’aide d’ingénieux dispositifs ; comment on les attire vers la trappe au moyen de nourriture, et comment, suspendus en file indienne, ils prennent, tout en avançant, la meilleure position pour être abattus. On voit également comment on dépouille le bétail en se servant de poulies, de cordes et de leviers et comment on rase les porcs au moyen de pinces et de lames rotatives. »

Siegfried Giedion, « Mécanisation et substance organique. La mécanisation et la mort : la viande », dans : La mécanisation au pouvoir, Paris, Centre Pompidou, 1980, p. 98

La mécanisation au pouvoir
  • Division du travail → perte de la vue globale
  • Meilleures conditions de vie → nouvelles dépendances
  • Incapacité à nous organiser, « nouvelle barbarie »
  • « Peur du progrès qui, d’un espoir, est devenu une menace »
  • Nécessité de trouver un nouvel équilibre

2 —
« Faire avec » les machines

2.1 —
Résistances au faire

« Assistants vocaux » embarqués dans des enceintes connectées
(Amazon Alexa, Google Home, etc.)

Technologies blockchain

Intelligences artificielles du deep learning

Conclusion intermédiaire

Rétrospectivement, le design n’aura eu de cesse de se confronter aux enjeux du capitalisme, à la transformation des choses en marchandises, et aux rapports humains qu’elles engendrent.

Problème

Comment envisager un « faire » avec les machines
qui soit vécu positivement ?

3.2 —
Vilém Flusser,
vivre avec les programmes

Vilém Flusser (1920–1991), « communicologue »

Machine à écrire de Vilém Flusser, UdK Berlin (photo Anthony Masure)

Index de mots-clé, Vilém Flusser Archive, UdK Berlin

Vilém Flusser, Post-histoire [1982], Paris, T&P Work UNiT & Cité du Design, 2019

Vilém Flusser, dossier « Vivre dans les programmes »,
dir. Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, avril 2019

Vilém Flusser, dossier « Vivre dans les programmes »,
dir. Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, avril 2019

« Les robots peuvent honorer notre père et notre mère à notre place. Ils peuvent le faire mieux que nous, avec plus de précision, d’efficacité et de pertinence. Tout comportement est théoriquement mécanisable : pensées, sentiments, et mêmes les inspirations les plus transcendantes. Si difficulté il y a, elle n’est que pratique. »

Vilém Flusser, « Programme (Tes père et mère honoreras) » [1986], dans : dossier « Vilém Flusser : vivre dans les programmes », dir. Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, avril 2019

« Mais qui donc alors devrait être rendu responsable du fait qu’un robot en vient à tuer ? Le constructeur du robot, du couteau, ou bien celui qui a programmé le robot ? Ne serait-il pas possible aussi d’imputer la responsabilité morale à une erreur de conception, de programmation ou de fabrication ? Et qu’en serait-il si cette responsabilité était mise à la charge du secteur industriel qui produit les robots ? Ou bien encore du […] système dont ce complexe fait partie ? En d’autres termes, si les concepteurs, les designers, ne débattent pas de ces questions, il peut en résulter une irresponsabilité totale. »

Vilém Flusser, « L’industrie du design renferme-t-elle une éthique ? » [1991], dans : Petite philosophie du design [recueil posthume, autre version du texte], trad. de l’allemand par Claude Maillard, Paris, Circé, 2002, p. 26-27

DoNotPay, « robot avocat », 2015

Vilém Flusser
  • Les machines programmeront automatiquement d’autres machines (cf. intelligences artificielles)
  • Les appareils nous transforment en « fonctionnaires »
  • Dystopie d’une « liberté totale »
  • Il nous faudra des machines pour nous réhumaniser
  • Face au risque d’une société automatisée, l’art et le jeu !

Casey Reas, Ben Fry, Processing 1.0 IDE Mac OS, 2001

Julie Blanc, « A timeline of technologies for publishing », 2018

Conclusion —
Art, design, mécanisation

Le design comme « faire avec »
  • Une pratique en filiation avec l’art et l’architecture, née d’une tension avec l’industrie et le capitalisme
  • Dimension critique et subversive inhérente à son histoire
  • Ouvrir une brêche dans la réduction de la mécanisation à une quête de rentabilité

« Notre industrie doit former des designers au lieu de former des artisans car nos artisans, ce sont les machines, des artisans tout prêts, efficaces, dociles. Sur ce point le pouvoir mécanique a fait table rase. Comment obtenir de ces impressionnantes ‹ machines / artisans › ce qu’elle peuvent faire de mieux ? Puis, au-delà du savoir-faire mécanique, comment trouver les rythmes de la forme ? »

Frank Lloyd Wright, « L’Architecture moderne » [1930], trad. de l’américain par Georges Loudière et Mathilde Bellaigue, L’avenir de l’architecture, Paris, Linteau, 2003, p. 107-108. Cité dans : Pierre-Damien Huyghe, « De la mécanisation au design », Saint-Étienne, Azimuts, no 39, « Animal », 2013, p. 169-176

Le logiciel au pouvoir ?
Outils, machines, appareils

Lev Manovich, Software Takes Command, 2013

László Moholy-Nagy, Modulateur-espace-lumière, 1929

Dieter Rams, exemples de projets réalisés pour la marque Braun, 1960–

Richard Buckminster Fuller, dôme géodésique, summer camp, 1948

Gaëlle Gabillet, Stéphane Villard, Objet Trou Noir. Pièces Détachables,
carte blanche du VIA, 2011

Thomas Thwaites, The Toaster Project, 2011
250 essais et neufs mois pour parvenir à construire un toaster fonctionnel

Simone Rebaudengo, Sami Niemelä, Made in Machina/e, 2018

Libre Object, plans sous licence libre

@AnthonyMasure
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