@AnthonyMasure

De la sémiologie graphique aux Cultural analytics, les failles de la mathématisation du visible

Strasbourg, 17 & 18 décembre 2018
Journées d’étude « Objectivité et design graphique : l’interdisciplinarité entre art, image et science »
Dir. Anne-Lyse Renon (LIAS, Institut Marcel Mauss) & Catherine Allamel-Raffin (AHP-PReST)

Résumé des journées d’étude

Ces journées visent à produire une réflexion collective ayant pour thème la question de l’objectivité dans la production et la circulation de connaissances scientifiques obtenues au moyen d’outils graphiques. Il s’agit de faire se rencontrer à cette occasion des cartographes, des géographes, des anthropologues, des archéologues, des illustrateurs scientifiques, des designers, des sémioticiens et des philosophes des sciences, afin de créer les conditions d’un dialogue interdisciplinaire.

Résumé de cette communication

Cette communication propose de resituer dans l’histoire de la cartographie topographique du 18e siècle l’émergence, au 19e siècle, de l’objectivité scientifique. Prolongée efficacement au 20e siècle dans la « sémiologie graphique » de Jacques Bertin, cette rationalité du visible influencera largement le champ de la visualisation de données. Cette prise de recul nous permettra d’analyser le récent domaine des Cultural Analytics, qui ambitionne de modéliser les productions culturelles humaines par l’analyse de grands jeux de données. Nous nous demanderons ainsi jusqu’où cette volonté de mathématisation du visible est-elle tenable.

1 —

Éléments biographiques

1.1 —

Précédents travaux

Le design des programmes, des façons de faire du numérique
Thèse de doctorat en esthétique, dir. Pierre-Damien Huyghe, 2008-2014

Revue de recherche Back Office
no 1, « Faire avec », design E+K, Fork / B42, 2017

Revue de recherche Back Office
no 2, « Penser, classer, représenter », design E+K, Fork / B42, 2018

2 —
Points de départ

2.1 —

Éléments méthodologiques

Design ?
  • Racines depuis la Renaissance, apparition de la figure de l’architecte et séparation entre la conception et l’exécution
  • Apparition du design comme une « révolution » au sein des révolutions industrielles et du proto-capitalisme
  • En France, confusion avec les arts décoratifs
  • « Le design » VS « design de ». Approche plus ouverte côté anglo-saxon : design graphique, design d’objets, design de mode, design d’espace, etc.
Quelles approches du design ?
  • « Réponse à des besoins » ou à des « usages », approche « appliquée » voire « solutionniste »
  • Design comme « science du projet », approche qui me semble ignorer l’héritage esthétique du design et la pluralité des pratiques
  • Contre ces deux approches, je propose de comprendre le design comme « un cheminement dans les qualités formelles, structurelles et fonctionnelles de nos environnements »
Méthode de travail
  • Chercher dans l’histoire du design (au sens large) des éléments permettant d’éclairer la situation contemporaine
  • Ne pas détacher le design des sciences humaines et sociales
  • Produire des propositions critiques des « transformations numériques »

2.2 —

Premiers questionnements

Précédents travaux personnels sur ce thème
Hypothèses de travail
  • Éclairer les liens entre la prétention à l’objectivité de la cartographie et la modélisation des programmes numériques
  • Ancrage dans le travail de Jacques Bertin (avec IBM) et son influence dans le champ de la visualisation de données
  • Sa « sémiologie graphique » pourrait permettre d’éclairer les récentes cultural analytics de Lev Manovich
Problématique de départ

En quoi l’étude de la sémiologie graphique de Jacques Bertin pourrait-elle permettre d’interroger la prétention des big data à modéliser la complexité des expériences humaines ?

// travail en cours //

3 —
La cartographie du 18e siècle comme base de l’objectivité scientifique

Henri Desbois, « L’œil et la toise : l’objectivité cartographique du 18e à nos jours », Cartes et géomatique, revue du Comité français de cartographie, no 235-236 [actes du colloque « La face cachée des cartes », Montpellier, 2017], mars-juin 2018, p. 67-78

3.1 —
La cartographie comme modèle de vision

Henri Desbois
  • la cartographie topographique du 18e siècle a formé un certain idéal de scientificité qui préfigure l’idéal d’objectivité du 19e siècle (Daston & Galison)
  • En incarnant simultanément une forme nouvelle de regard et une pratique de mesure, elle définit un type de représentation détaché de la subjectivité humaine individuelle

Jean D’Alembert, « Système figuré des connaissances humaines », 1751
La carte comme mode privilégié de représentation des connaissances

« Ce [schéma] consiste à […] rassembler [les connaissances] dans le plus petit espace possible, et à placer, pour ainsi dire, le Philosophe au-dessus de ce vaste labyrinthe dans un point de vue fort élevé d’où il puisse apercevoir à la fois les Sciences et les Arts principaux ; voir d’un coup d’œil les objets de ses spéculations, et les opérations qu’il peut faire sur ces objets […]. Ces cartes particulières seront les différents articles de notre Encyclopédie, et l’arbre ou système figuré en sera la mappemonde. »

D’Alembert, « Discours préliminaire à l’Encyclopédie », 1751

« Je vole avec la rapidité de l’ouragan tantôt au plus haut des airs, tantôt à cent pieds du sol, et la carte africaine se déroule sous mes yeux dans le grand atlas du Monde ! »

Jules Vernes, Cinq semaines en ballon, 1863, chapitre 3

Philippe Mercier, Le sens de la vue, 1744-1747, huile sur toile, Yale Center for British Art
Selon Desbois, cette peinture montre que les lois qui produisent la cartographie sont aussi fixes et prévisibles que les lois des rayons lumineux.

« [Une] mappemonde […] montre le globe de tous côtés à la fois, mais même dans le cas d’une carte à plus grande échelle, il n’y a pas de point de vue unique : l’observateur est à la verticale de tout point de l’espace représenté. On pourrait, à plus d’un titre, qualifier ce type de vue de désincarnée. Non seulement l’observateur est libéré de son corps pesant, mais en plus, il n’est pas attaché à un point unique. »

Henri Desbois, « L’œil et la toise », 2018

« Carte de Cassini » (ou « Carte de l’Académie »), 1750-1815
Selon Desbois, il faut réduire tant que possible le jugement humain individuel

3.2 —
La cartographie comme base des unités de mesure

Passage de la cartographie à la normalisation des mesures

Le décret du 18 germinal an III (7 avril 1795) « relatif aux poids et mesures » institue le système métrique décimal. Il est basé sur une grandeur naturelle, dégagée de tout arbitraire humain. Le « mètre » se base ainsi sur un quart de méridien, soit la distance de l’équateur au pôle.

Décret du 18 germinal an III (7 avril 1795) « relatif aux poids et mesures »

Étalon prototype du mètre avec son étui, fabriqué par Lenoir, platine, 1799

3.3 —
L’invention de l’objectivité scientifique au 19e siècle

Lorraine Daston, Peter Galison, Objectivité [2007], Dijon, Les Presses du Réel, 2012

« La science [du 19e siècle] s’applique à des objets qui existent hors des individus qui les observent et au sujet desquels il est possible d’énoncer des propriétés (sous forme de relations) véridiques (au sens de vérifiables) indépendamment des observateurs. »

Henri Desbois, « L’œil et la toise : l’objectivité cartographique du 18e à nos jours »

« Ce que nous appelons la réalité objective, c’est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et pourrait être commun à tous : cette partie commune, nous le verrons, ce ne peut être que l’harmonie exprimée par les lois mathématiques. »

Henri Poincaré, La valeur de la science, Paris, Flammarion, 1905

3.4 —
La carte militaire et la « banalisation » du calcul

« La carte de l’Académie est sobre, et porte assez peu de chiffres. La carte d’État-major, qui lui succède, porte quelques lignes géodésiques, des coordonnées dans son cadre, et de nombreux points cotés. Toutes ces indications ont une portée pratique, mais aussi, dans le même temps, une fonction rhétorique : rappeler que la carte est fondée sur la mesure et le calcul. […] Son objectivité est d’autant moins susceptible d’être mise en question que les principes cartographiques sont stabilisés. »

Henri Desbois, « L’œil et la toise », 2018

La carte d’État-major du XIXe siècle, 978 dessins-minutes, Grand Palais, 2012

4 —
De la sémiologie graphique à la visualisation de données

4.1 —
La sémiologie graphique de Jacques Bertin

Jacques Bertin (1918–2010)

Roberto Gimeno, présentation de la Graphique de Jacques Bertin

Gilles Palsky, « La Sémiologie graphique de Jacques Bertin a cinquante ans ! », 2007

La Graphique de Jacques Bertin
  • Publication de la Sémiologie graphique en 1967
  • Fonder la représentation cartographique sur un système de signes (les « variables visuelles ») scientifiquement prouvé
  • Primauté de l’efficacité de la communication sur le précision (simplification préalable de l’information)
  • Caractère dynamique (mobile) de l’image et importance de la manipulation tangible
  • Cette doxa cartographique a grandement influencé les cartographes depuis les années 1970

« Il importe donc de définir un critère précis, mesurable, à partir duquel on puisse classer les constructions, définir incontestablement la meilleure et expliquer, s’il y a lieu, pourquoi certains lecteurs préfèrent une construction et certains une autre. Nous appellerons ce critère ‹ l’efficacité ›. […] Si pour obtenir une réponse correcte et complète à une question donnée, et, toutes choses égales, une construction requiert un temps d’observation plus court qu’une autre construction, on dira qu’elle est plus efficace pour cette question. »

Jacques Bertin, Sémiologie graphique. Les diagrammes. Les réseaux. Les cartes, Paris, Gauthier-Villars, 1967, p. 139

« [L’enjeu de Bertin] est clair : maîtriser la communication, et poser les règles d’un système ‹ purifié ›, c’est-à-dire exclusivement scientifique, rigoureux et neutre. C’est oublier que même si une légende prédéfinit une signification, un signe peut toujours en revêtir d’autres à la lecture. Un signe n’est jamais purement dénotatif, il connote également, et toutes ses connotations sont transférées sur l’objet. Une carte a plus qu’un sens littéral : elle développe aussi des significations métaphoriques, ou symboliques. »

Gilles Palsky, « La Sémiologie graphique de Jacques Bertin a cinquante ans ! », VisionsCarto.net, 2007

Les angles morts de la Graphique selon Gilles Palsky
  • Le modèle de la communication de Claude Elwood Shannon et Warren Weaver (1948) ne sont pas solubles dans le visible
  • Les règles techniques, juridiques ou graphiques masquent les valeurs transcendantales et morales des cartes (J. B. Harley)
  • les notions de règle, d’efficacité ou d’« image » ne prennent pas en compte les aspects culturels de la lecture d’une représentation graphique
  • Quid de la dimension esthétique, celle de « l’œil du peintre » ?

4.2 —
La banalisation du calcul

« Avec son échelle au 1/200 000 soit 1cm = 2km et son relief image satellite, la carte Sardaigne MICHELIN vous offre une vision précise de la topographie. Grâce aux INDICATIONS TOURISTIQUES (points de vue, parcours pittoresques…) elle vous permet d’explorer toutes les richesses et les curiosités locales en profondeur. Pour mieux vous repérer et vous déplacer : INDEX DES LOCALITÉS, TABLEAU DES DISTANCES et des TEMPS DE PARCOURS et PLANS DE VILLES. Le fond cartographique a entièrement été mis à jour cette année ! Cartes et atlas MICHELIN, trouvez bien plus que votre route ! »

Carte de la Sardaigne, Michelin, 2008
Selon Desbois, la suppression de l’intervention humaine dans l’interprétation et la figuration du relief est un gage d’exactitude

Carte de l’Alsace-Forêt Noire, Michelin, 2017

« Cartographie : ViaMichelin se refait une jeunesse », Numerama, 2008

2.7 —
De la sémiologie graphique à la visualisation de données

Exposition dirigée par Anne-Lyse Renon, EHESS Paris, 2017

« Voir ou lire. L’héritage pédagogique de Jacques Bertin », Back Office, no 2, 2018

Ben Fry, Computational Information Design, MIT, PhD in Media Arts & Sciences, 2004
Le développement du logiciel Processing commence en 2001

Casey Reas & Ben Fry, « A Modern Prometheus », 2018

4.3 —
Poursuites de l’objectivité scientifique dans les interfaces numériques

Google Earth (2018), version renforcée de l’objectivité cartographique

Watchdogs 1, Ubisoft, 2014

« Watch Dogs website maps your unprotected social data », Wired, 2013

5 —
Les Cultural Analytics,
vers une mise en schémas des productions culturelles

Lev Manovich (1960–)

Lev Manovich, Le langage des nouveaux médias [2001], Dijon, Les Presses du Réel, 2015

Lev Manovich, Software Takes Command, New York, Bloomsbury, 2013

Site Web du Cultural Analytics Lab

Lev Manovich (dir.), Phototrails / Instagram Cities, 2012-2015

Lev Manovich (dir.), Selfie City, 2014

Lev Manovich, « Introduction aux Cultural Analytics » [décembre 2016] entretien avec Anthony Masure, trad. de l’anglais par Anthony Masure et Kévin Donnot, article inédit initialement prévu pour la revue Back Office, no 1, « Faire avec », février 2017

« Le but ultime des analytiques culturelles devrait être de cartographier et de comprendre en détail la diversité​ des objets culturels contemporains […], c’est-à-dire se concentrer sur leurs différence, et pas seulement sur leurs points communs. […] Aujourd’hui, je peux utiliser n’importe quel ordinateur pour cartographier et visualiser des milliers de différences entre des dizaines de millions d’objets. Nous n’avons plus d’excuse pour nous concentrer uniquement sur ce que les objets ou les comportements culturels partagent — ce que nous faisons quand nous les catégorisons ou quand nous les percevons comme des exemples de grandes typologies. »

Lev Manovich, « Introduction aux Cultural Analytics », décembre 2016

« Cultural Analytics is an open-access journal dedicated to the computational study of culture. Its aim is to promote high quality scholarship that applies computational and quantitative methods to the study of cultural artifacts (text, image, sound) at significantly larger scales than traditional methods. […] In combining the very best of the humanities and the social and computational sciences, Cultural Analytics aims to challenge disciplinary boundaries and serve as the foundational publishing venue of a major new intellectual movement. »

Journal of Cultural Analytics, 2016

Christian Fauré, « Digital Studies (2) : Cultural Analytics », août 2011
Fauré relie explicitement les Cultural Analytics à Jacques Bertin !

Conclusion –
Déconstruire la carte

John Brian Harley, Déconstruire la carte, Cartographica, vol. 26, no 2, 1989, p. 1-20

« [Nous] avons tendance à partir de l’hypothèse que les cartographes se consacrent sans équivoque à la production d’une connaissance scientifique ou objective. […] Le but est de suggérer qu’une épistémologie alternative, enracinée dans la théorie sociale plutôt que dans le scientifisme positiviste, est plus appropriée pour l’histoire de la cartographie. On montrera que même les cartes ‹ scientifiques › sont produites non seulement en fonction des ‹ règles de l’ordre géométrique de la raison › mais aussi des ‹ normes et valeurs de l’ordre de la tradition sociale ›. »

John Brian Harley, « Déconstruire la carte », 1989

« À mesure qu’ils adoptent la cartographie assistée par ordinateur et les systèmes d’information géographique, la rhétorique scientiste des faiseurs de cartes devient plus assourdissante. »

John Brian Harley, « Déconstruire la carte », 1989

Donna Harraway, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial perspective », Feminist Studies, vol. 14, no 3, 1988, p. 575-599

« Je voudrais insister sur le caractère incarné [embodied] de la vision et ainsi [échapper au] regard conquérant venu de nulle part. […] Ce regard [renvoie au] mot ‹ objectivité › [des] sociétés scientifiques et technologiques de la fin de l’ère industrielle, militarisées, racistes et dominantes, c’est-à-dire ici, dans le ventre du monstre, aux États-Unis à la fin des années 1980. J’aimerais une doctrine de l’objectivité incarnée qui tienne compte du paradoxe et des projets scientifiques des critiques féministes : l’objectivité féministe renvoie tout simplement à l’idée de connaissances situées. »

Donna Harraway, « Situated Knowledges », 1988


Prolongements

De la sémiologie graphique aux Cultural Analytics
  • Les Cultural Analytics : art ou science ?
  • Relire les Cultural Analytics au prisme de la Digital Art History
  • Persistence, dans l’informatique, du point de vue surplombant de la cartographie du 18e
  • Comment révéler les failles de la mathématisation du visible ?
  • Quid d’une visualisation de données « située » ?

@AnthonyMasure
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Crédits typo : IBM Plex, Mike Abbink pour Bold Monday, 2018