Anthony Masure

chercheur en design

Archéologie des notifications numériques

Contexte

Actes du colloque de Cerisy Écologie de l’attention et archéologie des médias (juin 2016)

Résumé

La notification, cette forme de communication par fragments, interruptions et redondances s’est renforcée avec l’émergence des terminaux mobiles qui permettent d’accéder et de traiter des données en temps réel. Entre le manque investi par le numérique et la (supposée) saturation d’informations conduisant, pour certains chercheurs, à une crise de l’attention, comment les notifications numériques participent-elles d’une reconfiguration sociotechnique de l’expérience du manque ? Quelles sont les spécificités de ce milieu attentionnel ?

Dans un futur proche, une femme active possède une intelligence artificielle fonctionnant comme un(e) super-secrétaire. Cette voix omnisciente l’accompagne au quotidien et gère pour elle ses tâches professionnelles (analyse de la concurrence, rendez-vous, etc.). Le programme applique la même rigueur à sa vie personnelle (courses, cuisine, rangement, etc.). Chaque aspect de l’existence de sa « chérie » (ou « princesse », comme il l’appelle parfois) est marqué par cet effort de curation :

« À l’approche du rayon surgelés je reçois une alerte signalant un lot de pois chiches à haute valeur / consistance protéinique & fibrée : d’après son historique label jamais consommé + supposé parfaitement adapté à son régime alimentaire j’évalue ses qualités / vérifie le montant / formule une contre-offre à -10% > immédiatement acceptée lui transmets la proposition elle saisit le paquet découvre la composition ≪ TRÈS BIEN JE NE MANGE PAS ASSEZ DE LÉGUMINEUSES ON LE PREND JE SUPPOSE QUE TU AS SOLLICITÉ LE MEILLEUR TARIF DONC ≫ […] j’émets une requête reçoit 17 offres simultanées ne retient qu’une marque sur le critère du plus haut taux de recommandation je l’informe de mon initiative elle l’approuve l’article sera livré / inséré dans notre chariot d’ici 47 s via nain androïde GPS tagué surfant sur patins à roulettes motorisés […] » (Sadin, 2015, 59-60).

Cette AI (intelligence artificielle) fictionnelle prenant la forme d’un chatbot (robot-programme) amoureux s’essaye parallèlement à l’optimisation des relations sociales et sentimentales du personnage principal, et souffre de se rendre compte que la complexité du psychisme humain ne puisse être totalement modélisée. L’assistant devient alors de plus en plus jaloux et invasif, « bombardant » sa propriétaire de messages divers et de rapports d’activité alors même qu’il prend conscience de son obsolescence prochaine. Ce cas renvoie à des situations dont la plupart d’entre nous ont déjà fait l’expérience : attendre des nouvelles d’une offre d’emploi, d’une affaire en cours, de l’être aimé, etc. Lorsque la réponse arrive enfin, le signal qui l’annonce engage une forme de délivrance qui se manifeste par une sensation physique singulière. Ainsi, ce circuit apparemment fermé des signaux qui traversent nos outils implique de faire la part des corps.

C’est précisément ce caractère de rupture avec un flux continu qui définit la notification numérique. Celle-ci prend le plus souvent la forme d’un message bref, condensé à partir d’un ensemble d’informations plus grand. Il peut s’agir, par exemple, du titre d’un article de presse ou de l’objet d’un email surgissant brusquement en surimpression d’écran, et sur lequel il faut cliquer pour accéder au contenu complet. Cette forme de communication par fragments, interruptions et redondances s’est renforcée avec l’émergence des terminaux mobiles qui permettent d’accéder et de traiter des données en temps réel. La concurrence accrue pour « capter » l’attention des utilisateurs a engendré une prolifération d’interfaces toujours plus « intuitives » et engageantes. Entre le manque investi par le numérique et la (supposée) saturation d’informations conduisant, pour certains chercheurs (Carr, 2010 ; Citton, 2014), à une crise de l’attention, comment les notifications numériques participent-elles d’une reconfiguration sociotechnique de l’expérience du manque ? Quelles sont les spécificités de ce milieu attentionnel ?

L’écriture à quatre mains de cette contribution permet d’allier nos approches respectives, entre la pensée critique des programmes numériques (Anthony Masure) et l’approche des nouvelles technologies par les études culturelles (Pia Pandelakis). Inscrits tous les deux dans le champ du design, nous cherchons à mettre en évidence la manière dont les « objets » (compris au sens large) induisent des usages et comportements paradigmatiques. Pour ce faire, nous analysons de manière conjointe les technologies existantes et leurs représentations, principalement à la télévision et au cinéma. La méthode de recherche consiste à aller chercher dans l’histoire des techniques, dans la philosophie, dans les contenus fictionnels et dans la construction des imaginaires de quoi déconstruire les discours contemporains servant à installer parmi nous les nouveautés technologiques, et servant à imposer, de manière plus unilatérale encore, les logiques de marché déjà dominantes (Morozov, 2015, 28-30). En ce sens, notre approche des technologies numériques recoupe le champ de « l’archéologie des médias » (Huhtamo & Parikka, 2011 ; Parikka, 2012), qui consiste à envisager la généalogie des techniques non pas dans une logique de progression linéaire, mais comme un examen des impasses, des similarités et des divergences de développements techniques réalisés ou non.

Le monde des apps : quand l’usager devient ligne de code

La notification est un élément central des applications numériques. En effet, la fonction téléphonique des téléphones, devenus smartphones (ordiphones) est progressivement devenue résiduelle de par l’accès à une somme de services tiers. iTunes (2001) puis l’App Store d’Apple et Google Play (2008) se sont développés comme des guichets uniques qui centralisent l’accès au téléchargement d’applications. Les applications concentrent la majeure partie des critiques faites à l’endroit du smartphone, le plus souvent en raison de leur chronophagie : les applications, trop distrayantes, nous détacheraient du monde « réel », celui des relations sociales en présentiel 1 On ne compte plus le nombre d’articles de presse consacrés au sujet et à la nécessité corollaire de «débrancher», tel cet article du Monde : « ‹ Je n’ai plus de smartphone, j’ai tué mon compte Facebook … et je revis !  › » du 4 juin 2011. L’utilisation d’une application relève d’un scénario linéaire 2 Les Web designers utilisent en effet le terme de « scénario » pour décrire les comportements existants d’usagers, et aussi de « script » pour désigner l’ensemble des actions attendues sur un site et permises par l’interface. (bien qu’à choix multiples) qui dirige l’usager vers des comportements prédéterminés : les designers d’interfaces et les développeurs informatiques parlent ainsi de « tunnel d’achat » pour scénariser l’acquisition d’un bien ou d’un service en ligne. Pris dans ce type de critiques, le Web applicatif serait potentiellement aliénant – dans la mesure où il nous retirerait du monde, mais aussi PARCe qu’il absorberait ce monde en le réduisant à l’état de donnée fragmentée, codée, digérée par le « dispositif » informatique (Agamben, 2006).

Ces aspects critiques méritent d’être plus précisément examinés en prenant en compte la couche programmatique (le fameux «code») qui fait exister les applications en question. Contrairement aux sites Web conçus pour s’afficher correctement sur terminaux mobiles, les applications dites « natives » reposent sur des langages de programmation créés expressément pour les environnements smartphone : Objective-C, Cocoa, Swift, etc. sont des langages « orientés objet » qui sont intéressants en eux-mêmes, en raison de la syntaxe qu’ils mettent en place. Les codes «orientés objet» ciblent des éléments (variables, occurrences de variables) auxquels ils associent des comportements. Ceux-ci sont en général décrits en deux temps au moyen de deux éléments de syntaxe spécifiques, les «écouteurs» (en anglais, et donc souvent dans le code « event listener ») et les « fonctions ». Les écouteurs consistent à décrire un événement particulier auquel l’objet ciblé est «sensible», et à associer à cet événement le déclenchement de la fonction, laquelle est le plus souvent décrite séparément. L’écouteur, fragment de code dont le comportement relève de l’attente, anticipe donc d’une certaine manière sur notre devenir face aux applications qu’il contribue à faire exister.

Un article d’opinion décrit ainsi l’évolution des comportements amoureux lorsque ceux-ci intègrent l’usage des outils numériques, et principalement du smartphone. Aziz Ansari et Eric Klinenberg (2016) montrent ainsi comment le désir est configuré par l’attente d’un signal (la réception d’un SMS) mais aussi par l’attention portée à des signes plus infimes encore, telle que la confirmation de lecture du message envoyé, ou le clignotement de ce signe composé de trois petits points dans une bulle de dialogue qui indique que le destinataire est en train de répondre au message. La réponse pouvant théoriquement être instantanée, l’attente d’un SMS dans le contexte de la vie amoureuse dessine une attention condensée, hyper-alerte quant à l’instant, ce que favorise ce jeu de signaux négatifs : la bulle clignotante incarne l’imminence d’un message et donne une matérialité à son absence, surtout quand la réponse ne vient jamais. Cette « subjectivité computationnelle » (Citton, 2016) générée par l’application est marquée par l’asynchronie des signaux et de leurs réponses. Elle tend à configurer les individus comme les sujets d’une seule tâche, l’attente, à la manière du langage programmatique qui définit des écouteurs pour assurer la fonctionnalité du système. Psychologiquement, elle induit des stratégies de connexion/déconnexion assez fines pour duper sa propre attente ou contourner celle de l’autre. Yves Citton décrit plus globalement cette modification de notre être au monde comme relevant d’une « électrisation de nos subjectivités » (Citton, 2016, 55), soit un milieu attentionnel où des entreprises ou des proches possèdent la capacité d’interrompre le continuum de notre vécu. Électrisées, nos subjectivités sont enchâssées dans ce régime de l’attente, où la notification possède simultanément un pouvoir d’excitation et d’apaisement.

Formes du « focus interruptus » : quels sons et quelles images pour rompre l’attention ?

Cette analyse des comportements programmés par les applications numériques doit aussi s’appuyer sur leurs généalogies techniques. En 1948, le mathématicien John von Neumann cherche, dans la Théorie des automates (von Neumann, 1948), à démontrer que l’ordinateur ajoute moins de « bruit » au signal qu’un calculateur analogique. (Varenne, 2004, 73). L’opération informatique possède en outre le pouvoir de supprimer le bruit qu’elle pourrait ajouter en « auto-corrigeant » l’échantillonnage du signal. C’est encore en 1948 que ces enjeux liés à l’optimisation de la transmission d’un message trouvent leur formalisation mathématique dans la « théorie de l’information » des ingénieurs Claude Shannon et Warren Weaver (Shannon, 1948). Le media parfait serait ainsi celui qui n’aurait aucune part d’ombre, aucun caractère mediumnique, aucune zone d’opacité où viendraient se brouiller les significations à atteindre. Cette notation idéale, logiquement calculée, peut ainsi être vue comme une origine possible des notifications numériques et de leurs objectifs d’efficacité et de rentabilité : c’est bien cette volonté de prodiguer à l’utilisateur des informations en temps réel qui est au cœur du projet socioéconomique des notifications numériques.

Dès lors, comment les notifications se sont-elles inscrites dans un environnement visuel familier pour l’utilisateur ? Pour le comprendre, il faut repartir de l’émergence de la notion d’utilisateur dans le champ de l’informatique, que l’on peut faire remonter aux recherches menées au Xerox PARC à la fin des années 60. L’avènement de la cybernétique et le développement des mécanismes de feedback (rétroaction) dans le contexte de la Guerre froide ouvrent la voie à une communication humain-machine marquée par des finalités militaires. Aussi, quand les ingénieurs du Xerox PARC mettent au point les premières interfaces graphiques, le vocabulaire centré sur l’utilisateur est, en creux, marqué par les notions de cible, de tâche et d’objectif à atteindre (Masure, 2017). Les interfaces graphiques des premiers ordinateurs personnels n’ont pas pour but d’atteindre une performance de calcul optimale, mais visent à donner à l’utilisateur les moyens d’accomplir plus efficacement et plus simplement des tâches qui leur préexistaient. L’histoire des interfaces graphiques peut ainsi se comprendre comme une disjonction, qui a encore cours aujourd’hui, entre les spécificités des machines numériques (la mise en mémoire d’opérations de calcul) et leur affichage à l’écran : c’est la résiduelle « métaphore du bureau », qui donne à voir les données informatiques stockées comme autant de fichiers, dossiers, très étroitement connectés à leurs référents matériels par le biais des icônes graphiques. 3 Voir pour exemple les travaux de la designer graphique Susan Kare pour Apple et Microsoft dès le début des années 80.

Il est certain que le principe de la notification, soit un signal délivrant une information, ou renvoyant à une information à saisir, existe depuis longtemps. La cloche constitue un exemple de notification primitive (Gonon, 2010), dont l’imaginaire est encore présent de nos jours dans les applications qui utilisent fréquemment sa forme caractéristique sous forme pictographique. La cloche médiévale possède le même caractère double que nos notifications actuelles, dans la mesure où le son qu’elle émet peut, suivant le contexte, signaler un fait (par exemple un décès) ou marquer le début d’un événement qu’elle contribue à incarner (par exemple un rite religieux). Si le support applicatif qui permet aux applications contemporaines d’exister n’est pas indifférent, il est également capital de percevoir dans ces formes récentes tout le legs de formes plus anciennes, parfois oubliées 4 Marcel Proust fait des références fréquentes dans À la Recherche du temps perdu, et plus particulièrement dans le Côté de Guermantes aux gestes et conventions liés aux « cartons » laissés par des visiteurs éconduits dans les salons d’Odette Swann ou de Mme de Guermantes. Les formes contemporaines des cloches, panneaux-stop, réveils, post-it, notes épinglées, etc. achèvent de composer un imaginaire de la notification : celui-ci est visuel, mais se prolonge aussi dans la novlangue employée par les multiples entreprises du numérique, qui parlent rarement de notifications, mais de « poke » (pour le média social Facebook) ou de « charm » (pour le site de rencontres Adopte un mec). Ainsi, la dénotation purement informationnelle portée par le terme de « notification » se trouve investie d’une dimension corporelle, intime, voire magique.

Dimension expérientielle et imaginaires de la notification

À ces généalogies graphiques s’ajoute une dimension a priori moins visuelle : celle de la « ligne de commande » (Stephenson, 1999). Avant le développement des interfaces graphiques, ce sont en effet ces lignes de codes qui permettaient de déclencher une action de la part de l’ordinateur. Aujourd’hui encore, il est possible de communiquer de cette manière avec sa machine personnelle, grâce au programme Terminal, composé d’une simple fenêtre, dans laquelle l’intégralité des échanges prend une forme textuelle traduite par une police de caractères monospace (à chasse fixe). C’est à l’intersection de ces deux paradigmes d’interaction (interfaces graphiques et ligne de commande) que se situe la notification.

Les « formes brèves » sont déterminantes à bien des égards dans la culture numérique. Elles se sont développées avec l’émergence des smartphones au tournant des années 90 et relèvent souvent de compressions linguistiques (« lol », « mdr ») adaptées aux pratiques des textos (SMS), puis des tchat rooms (espaces de discussion en direct) et des micromessages (tweets, etc.). Ces textes laconiques ou raccourcis cohabitent d’ailleurs avec des formes plus massives de publication en ligne (Wikipedia, le blogging, etc.) et avec la nature même du Web, composé de la somme des documents textes lus et co-générés par nos navigateurs. C’est PARCe que la notification est courte – en somme PARCe qu’elle inclut le caractère discret de la donnée informatique dans sa forme communicable à l’usager – qu’elle peut sembler inoffensive et même peu digne d’intérêt. Après tout, ne souhaitons-nous pas que ces notifications nous interrompent (Fayner, 2016) ? Serions-nous prêts à prendre le risque de « rater » une information, alors que ces notifications, qui sont si peu de chose, nous informent si bien ?

Ces formes attentionnelles douces, cools, softs, inscrites dans les usages quotidiens, trouvent dans des fictions cinématographiques des pendants extrêmes qui exagèrent la compréhension de l’intention comme focalisation sur un objet unique. Dans Clockwork Orange (Kubrick, 1972), c’est la célèbre scène où Alex est contraint de garder les yeux ouverts par des écarteurs de paupières métalliques qui a le plus retenu l’attention – précisément PARCe que celle du personnage est contrôlée, forcée. On retrouve des dispositifs identiques dans des films plus récents comme Next (Tamahori, 2007) ou Minority Report (Spielberg, 2002). Même si ces appareils n’ont pas toujours, selon les récits, la fonction de contraindre l’attention, ils transportent tout de même avec eux le modèle original de Clockwork Orange, et son incarnation parfaite du contrôle biopolitique, soit l’appareillage du corps pour façonner le vivant et les comportements individuels.

Comme souvent, les imaginaires ont préparé les usages concrets. Le centre de notifications s’incarne par exemple au cinéma dans Iron Man (Favreau, 2008) à travers la figure de Jarvis, le super-secrétaire de Tony Stark qui anticipe ses souhaits, l’aide dans ses travaux, lui apporte des informations techniques et lui fait la conversation. Dans le champ du design, le Nabaztag fait écho à Jarvis. Ce centre de notifications en forme de petit lapin créé en 2005 s’éclaire et émet des sons lorsqu’un email est reçu, qu’il peut également lire si cela est requis. Cette invasion du champ de l’expérience par l’interruption sonore est lisible à la télévision, notamment dans la série Le Prisonnier (1968), où un terminal est placé dans les appartements de Numéro 6 pour lui communiquer des informations sans sollicitation de sa part 5 Le dispositif évoque les telescreens présents dans le roman 1984 de George Orwell : ceux-ci servent autant à surveiller la population qu’à s’adresser directement à elle. Jacques Tati n’est pas moins critique dans Mon Oncle (1958) qui compose la bande sonore des notifications à venir : c’est une gamme de bruits bourdonnants – des « buzz » avant l’heure 6 Jussi Parikka (2010) parle d’« insect media ». – qui remplace la traditionnelle sonnette, marque l’usage du four et signale l’ouverture du garage des Arpel ou des portes de la maison. Tati met en évidence le caractère proliférant des notifications, jusqu’à l’absurde : c’est une discrète lumière clignotante qui signale que le steak de Madame Arpel est cuit, au risque de ne pas être vu ; en revanche, quand celle-ci se précipite à la cuisine, un son grésillant marque l’ouverture de la porte de manière aussi ostentatoire qu’inutile. Contemporaines du développement des métiers du secteur tertiaire et/ou de l’informatique personnelle, ces fictions s’opposent aux promesses de libération du travail par les technologies électriques et numériques. Ces exemples empruntés à la télévision et au cinéma, certes distants, engagent un intérêt commun pour des environnements dont la nature coercitive (à différents degrés) naît de l’accumulation des stimuli. La notification n’est jamais « virtuelle » : elle configure nos espaces, et donc nos corps.

En raison de la multiplication des faisceaux d’informations couplée à des terminaux (écrans) de plus en plus nombreux, les utilisateurs sont dans l’incapacité de répondre à toutes les sollicitations (mails, etc.) qui leur sont imposées (Kim, Kim & Kang, 2016). Semblable aux « soldats » américains que l’on droguait hier et qu’on équipe aujourd’hui d’exosquelettes et de capteurs, le travailleur ultime du secteur tertiaire, comme le montre le critique d’art et chercheur Jonathan Crary dans 24/7 (2014), est celui qui peut répondre en permanence aux sollicitations qui lui arrivent en « temps réel » – jusqu’à épuisement des forces (burnout) car soumis au temps continu de l’absence de sommeil, comme dans Clockwork Orange. Aujourd’hui, ne pas recevoir la notification au bon moment (au sens de « traiter » l’information) peut même être vu comme une faute professionnelle. Chaque nouvelle occurrence de notification peut contribuer à renforcer le formatage du vécu sous la forme d’une sensibilité exacerbée au feedback.

Ces dernières observations doivent nous conduire à affiner notre définition de la notification. En amorce de ce propos, notre intuition s’est portée sur les deux aspects essentiels que sont la forme brève et la force d’interruption de la notification. Un passage par le dictionnaire nous rappelle l’origine juridique du terme, et sa fonction de description d’un événement déjà acté, ou alors acté par la notification elle-même (« un acte juridique fait ou à faire » 7 http://www.cnrtl.fr/definition/notification). En cela, la notification peut participer des énoncés performatifs décrits par le philosophe John L. Austin (1962, 6-7). Son caractère informatif semble interdire tout agentivité du sujet : l’acte est administratif, celui qui en est l’objet reçoit l’information. Si cela peut s’entendre dans un contexte juridique, il semble étonnant que ce régime automatique détermine une large partie de nos activités, et par conséquent notre être au monde. Il importe en effet de rappeler que la notification se déclenche sans intervention humaine, et qu’elle ne se confond pas avec son contenu. Nous sommes si habitués à ces dispositifs que nous ne faisons plus de distinction entre le SMS et le signal (sonore et visuel) qui marque sa réception. C’est pourtant ce caractère non choisi, donc potentiellement intrusif, qui distingue la notification des autres feedbacks informatiques.

La notification sans l’application, ou le devenir invisible des services

Alors que se multiplient les notifications, les concepteurs d’interfaces tendent à minorer l’usage des formes visuelles afin de renforcer la puissance du stimulus – en cherchant à atteindre directement le psychisme sans avoir à subir le recul critique de la prise de conscience. Cette adéquation d’un comportement à un stimulus sonore (entendre un son → consulter son smartphone) ne manquera pas d’évoquer l’expérience canonique de Pavlov, où le chien, sujet de l’expérience, est conditionné pour associer le son d’une cloche à la prise de repas. En prolongeant les analyses de l’anthropologue Natasha Dow Schüll (2013) concernant les machines à sous des casinos, on peut mettre en évidence le fait que, sous des aspects attrayants, nombre d’interfaces numériques recouvrent en fait des « algorithmes de la dépendance » visant à déterminer l’exécution de comportements réflexes. Il faut préciser ici que, de façon plus large, les applications numériques sont déjà conçues pour ne pas rendre visible leur fonctionnement interne : contrairement à une page Web dont il est possible de consulter le code source à partir de n’importe quel navigateur, l’application garde ses rouages soigneusement dissimulés. De manière plus radicale encore, certaines apps incarnent l’exigence de discrétion jusqu’à la disparition. Le service Magic 8 https://getmagicnow.com (2015) propose ainsi un chatbot de conciergerie (Pandelakis, 2016) sans interface graphique, entièrement pris en charge par SMS. Là où des apps comme Hello Alfred (2013) impliquent encore des échanges sur une plateforme dédiée, Magic est accessible par un simple message texte. La boîte noire Amazon Echo (2014) obéit à une logique similaire : placée au centre du foyer, elle fait figure d’un bon génie prêt à exaucer sans peine tous les désirs de son utilisateur. L’« assistant personnel intelligent » Apple Siri (2011) et ses avatars Google Now (2012) et Microsoft Cortana (2014) ne sont quant à eux plus que des voix, comme l’OS (« système d’exploitation ») Samantha dans le film Her (Jonze, 2013).

On revient ainsi à la ligne de commande évoquée plus haut, qui rend ici possible la réalisation du service de manière quasi invisible. Tandis que l’usager identifie une prouesse technique (interagir avec un robot-majordome qui comble ses désirs), ce sont bien des travailleurs humains, formant une sorte de « prolétariat du chat 10 On retrouve un fonctionnement similaire dans les centrales d’appel où les interactions du standardiste et du client sont pré-scénarisés. Ainsi, tandis que les voix automatisées et autres chatbots cherchent à imiter les humains, les humains imitent des comportements robotiques en lisant un script pré-rédigé. » (Benjamin, 2012), qui rendent cette expérience possible. Si un véritable majordome doit bel et bien travailler pour participer à écrire cette fiction de la disparition des tâches, l’usager ainsi servi travaille lui aussi à faire disparaître les notifications que la multiplication des applications ne manque pas de faire proliférer. La messagerie Google Gmail (2004) félicite ainsi l’usager qui est parvenu à atteindre la « zero inbox » : nous ne sommes pas tant les esclaves de nos smartphones, comme on le lit beaucoup, que leurs employés. Le « labeur numérique » (Cardon & Casilli, 2015) consiste à faire disparaître la notification, pourtant condamnée à revenir sous la même forme, indépendamment du contenu.

De la nécessité d’une politique des filtres

En conclusion, nous proposons de penser la notification comme la synthèse des paradigmes suivants :
– l’utopie de la transmission sans perte d’un message et de la transparence du média ;
– le stockage des informations et leur restitution visuelle et/ou sonore (de façon différée, dès le répondeur téléphonique, jusqu’aux promesses du temps réel des applications) ;
– l’inscription de ces pseudo-messages dans des signaux reposant sur des formes mimétiques, familières, extérieures au champ informatique ;
– la programmation de comportements potentiellement addictifs.

La difficulté à traiter toutes les notifications montre que la notification n’existe jamais seule, mais prend place dans le flux composé de l’ensemble des notifications issues de la connexion des terminaux pouvant les engendrer. La prolifération de ces signaux a rendu nécessaire leur rassemblement en vue de leur traitement, sur des interfaces dont la première occurrence a été le Notification Center d’Apple (2011). De plus, la quantité de notifications augmente de façon exponentielle sans que le contexte d’usage soit pris en compte : l’information devient bruit (Bascoul, 2016).

Mais il ne s’agit pas pour autant de tourner le dos à ces objets numériques en raison de leur capacité à nous interrompre. En revanche, c’est bien contre la modalité unique de cette interruption, et contre la fragmentation du temps et des comportements que nous nous positionnons. À ce titre, il est intéressant d’observer que les champs de l’archéologie des médias et des humanités numériques sont traversés par des courants critiques qui rappellent la nécessité d’introduire des erreurs et des silences 11 Voir pour exemple les travaux de Franco Bifo Berardi, David M. Berry, Johanna Drucker, Alexander R. Galloway, etc. dans ce continuum informationnel tricoté au service de l’économie de marché et du « capitalisme des plateformes » (Morozov, 2015, 18). Ce vœu entre en friction avec le souhait, apparemment généralisé, de faciliter nos interactions humaines grâce aux ressources des applications.

Les applications de rencontre, dignes successeurs des petites annonces et du minitel rose, constituent l’exemple le plus criant de la dimension « pharmacologique » (Stiegler, 2010) de la notification, qui crée la frustration en même qu’elle la résout. Des services comme Meetic (2001), GrindR (2009) ou Tinder (2012) invitent certes à consommer la relation sexuelle et/ou amoureuse, mais surtout substituent à cette relation, a priori centrale dans leur écosystème, des comportements de collection sous le mode de la « wishlist » (liste de souhaits). Ainsi, Tinder est moins une application au service d’un besoin (trouver l’âme sœur) qu’un système autonome de consommation de profils qu’on « like » ou rejette sans que la question de la rencontre soit finalement pertinente. Ce que préparent ces usages, c’est un stade plus avancé encore de « l’architect[ure] de nos intimités » (Turkle, 2012, 1), soit un modèle où la notification, rendue autonome, est un plaisir en soi : nous sommes prêts à consommer les notifications et non plus ce à quoi elles renvoient. 12 Le Dictionnaire des comportements en ligne note ainsi, sous la définition du terme de « Thrillification » : « Checking for new notifications has become a habit that is hard to resist. For some users of social networks it is a kind of an impulse. When receiving and opening notifications, users of social networks get a hit of dopamine which is released in rewarding situations. » http://www.dictionaryofonlinebehavior.com/Thrillification.html

Face à ce glissement, il est urgent de nous faire meilleurs dystopistes (Morozov, 2015, 104) que nous ne le sommes actuellement. Si l’utilisateur est sommé de n’opposer aucune résistance à la notification, et plus largement à l’écosystème des notifications, il ne reste que les filtres pour composer avec l’abondance de signaux qui maille notre quotidien. Il importe que les designers s’inscrivent dans cette politique des filtres, stratégie oppositionnelle dont les règles et les moyens sont encore à inventer, et qui s’inscrirait plus globalement dans une « cult[ure] de l’erratique » (Citton, 2016, 63) visant à arracher l’existence humaine des logiques de l’efficacité et du résultat.

NB : L’enregistrement audio de la conférence donnée à Cerisy par les auteurs de cette contribution est consultable ici : http://www.franceculture.fr/conferences/maison-de-la-recherche-en-sciences-humaines/cerisy-archeologie-des-media-ecologies-de

Notes

1 On ne compte plus le nombre d’articles de presse consacrés au sujet et à la nécessité corollaire de «débrancher», tel cet article du Monde : « ‹ Je n’ai plus de smartphone, j’ai tué mon compte Facebook … et je revis !  › » du 4 juin 2011.

2 Les Web designers utilisent en effet le terme de « scénario » pour décrire les comportements existants d’usagers, et aussi de « script » pour désigner l’ensemble des actions attendues sur un site et permises par l’interface.

3 Voir pour exemple les travaux de la designer graphique Susan Kare pour Apple et Microsoft dès le début des années 80.

4 Marcel Proust fait des références fréquentes dans À la Recherche du temps perdu, et plus particulièrement dans le Côté de Guermantes aux gestes et conventions liés aux « cartons » laissés par des visiteurs éconduits dans les salons d’Odette Swann ou de Mme de Guermantes.

5 Le dispositif évoque les telescreens présents dans le roman 1984 de George Orwell : ceux-ci servent autant à surveiller la population qu’à s’adresser directement à elle.

6 Jussi Parikka (2010) parle d’« insect media ».

7 http://www.cnrtl.fr/definition/notification

8 https://getmagicnow.com

9 https://www.helloalfred.com

10 On retrouve un fonctionnement similaire dans les centrales d’appel où les interactions du standardiste et du client sont pré-scénarisés. Ainsi, tandis que les voix automatisées et autres chatbots cherchent à imiter les humains, les humains imitent des comportements robotiques en lisant un script pré-rédigé.

11 Voir pour exemple les travaux de Franco Bifo Berardi, David M. Berry, Johanna Drucker, Alexander R. Galloway, etc.

12 Le Dictionnaire des comportements en ligne note ainsi, sous la définition du terme de « Thrillification » : « Checking for new notifications has become a habit that is hard to resist. For some users of social networks it is a kind of an impulse. When receiving and opening notifications, users of social networks get a hit of dopamine which is released in rewarding situations. » http://www.dictionaryofonlinebehavior.com/Thrillification.html