Anthony Masure

chercheur en design

Que fait l’amateur?

Résumé

À une époque où la figure du consommateur est à la fois contestée et installée de fait, il est possible de penser le succès médiatique de « l’amateur » comme une tentative d’ajustement de l’époque à ses objets techniques. Pris dans les cadences d’un temps écrasé sur lui-même, nous ne serions plus en mesure de réaliser autre chose que du déjà-là. L’accélération des communications réduit le sensible à des informations dont la valeur décroît à mesure qu’augmente le temps de leur réception. De la même façon, les marchandises aux cycles de renouvellement toujours plus rapides ne permettent pas de réaliser autre chose que des comportements, c’est-à-dire des actes soumis à des réflexes.

Mythologies de l’amateur

Récusant cette vision schématique du consommateur, Michel de Certeau oppose le design des « usages » à ce qui serait de l’ordre de la « pratique » 1 M. de Certeau, L’invention du quotidien (1980), Paris, Gallimard, 1990. Précisons que De Certeau n’emploie jamais le mot « amateur ».. Il s’agira d’observer ce que les « hommes ordinaires » font avec les objets consommés, qui, dès lors, ne sont plus tout à fait des marchandises. La pratique est affaire « d’attitudes » et « d’arts de faire ». Libéré des stratégies économiques, le « héros anonyme » décrit par Michel de Certeau pourrait s’apparenter à l’amateur tel qu’il est habituellement pensé aujourd’hui. En donnant du temps aux objets, l’amateur serait ainsi celui qui ne les soumettrait pas à une rentabilité immédiate. Cette hypothèse est minorée par Nicolas Thély 2 N. Thély, « L’émancipation lyophilisée de l’amateur », colloque de l’Obs/IN, 2011. pour qui l’amateur, au contraire du designer, effectue un « travail secondaire » et non rémunéré. L’amateur (de amator, « celui qui aime ») resterait ainsi pris dans des logiques commerciales, n’ayant jamais accès aux structures dans lesquelles il lui est prescrit de s’exprimer. Sa liberté ne serait exerçable que dans un cadre défini par d’autres (système juridique, industries culturelles, dispositifs techniques). Ce qu’il produit de façon désintéressée est « capté » dans des exploitations commerciales.

Le design comme pensée de l’écart

L’amateur doit donc dépasser la polarité constituée de la récupération publicitaire des productions amateurs et de la sacralisation 3 P. Flichy, Le sacre de l’amateur, Paris, Seuil, 2010. de ses pratiques culturelles. Cependant, si n’importe quelle marchandise peut devenir support de pratiques, la question de la responsabilité du designer est directement posée. L’amateur peut-il se passer du designer, qui lui est davantage au fait des structures techniques ? En accélérant l’adaptation sociale de la nouveauté, le marketing occulte l’écart entre un passé et un présent. La rupture technique ne doit pas se signaler trop bruyamment comme différence ; tel est le lot de l’innovation. En mettant du nouveau dans l’existant sans que cela ne se voit trop (in-novation), l’attention est portée au « procédé » et non au « résultat ». Est-il entendu que le design doive se situer de ce côté ? Faut-il se vouer à n’aimer que ce qui conforte nos habitudes ?

Aimer l’altérité

La tâche du designer serait alors de faire pousser parmi nous des objets qui porteraient en eux du « faire faire » plus que du « faire avec ». On cesse de s’en tenir à des comportements pour réaliser des conduites , trajectoires libres et singulières. Cette « individuation 4 G. Simondon, Du mode d’existence des objets techniques (1958), Paris, Aubier, 2012. » des objets techniques est semblable à ce que produit la parole au sein d’une langue sans cesse à actualiser, à réaliser pour pouvoir être aimée. La langue n’existe que dans la fiction de l’espace commun qui se tisse entre les hommes. Bernard Stiegler sépare ainsi « l’adoption » de « l’adaptation 5 B. Stiegler, Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, 2001. » pour distinguer ce qui serait un authentique accueil de la différence de ce qui relève du conditionnement social.

Nous touchons ici au cœur de la question : l’amateur aime ses objets d’étude, mais que fait l’amateur ? Est-il pertinent de placer la primauté d’une relation à son travail (et pas à son emploi) dans l’amour plutôt que dans la technique ? Si aimer c’est se vouer sans limite à une différence irréductible, comment penser l’appropriation d’une langue ou d’un objet ? Jacques Derrida dit de l’amour qu’il ne peut s’ancrer dans une existence qu’à partir d’une « appropriation » toujours incomplète, où « je suis d’avance mis en échec » :

« Je me porte vers le sens, et je désire qu’il me reste étranger pour pouvoir me porter vers lui. Il faut que j’essaie de faire en sorte que cela soit à moi, mais pour que cela ait un intérêt quelconque, il faut que cela reste assez autre, il faut que cela reste dehors 6 J. Derrida, B. Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée-INA, 1996, p. 124.. »

L’amour a directement à voir avec une distanciation de l’objet aimé. En jugeant toutes les productions humaines sous l’angle de l’intéressement et de la nouveauté, l’économie manque l’expérience du dehors. Donner le temps aux objets permet de penser l’amour comme travail d’une altérité.

Notes

1 Michel de Certeau, L’invention du quotidien [1980], Paris, Gallimard, 1990. Précisons que De Certeau n’emploie jamais le mot « amateur ».

2 Nicolas Thély, « L’émancipation lyophilisée de l’amateur », colloque de l’Obs/IN, 2011.

3 Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur, Paris, Seuil, 2010.

4 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, Aubier, 2012.

5 Bernard Stiegler, Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, 2001.

6 Jacques Derrida, Bernard Stiegler, Échographies de la télévision, Paris, Galilée-INA, 1996, p. 124.