Anthony Masure

chercheur en design

Overall Technology

Contexte

« Overall Technology  », introduction de section coécrite avec Océane Ragoucy, dans : Catherine Geel, Clément Gaillard (dir.), Extended French Theory & The Design Field… On Nature and Ecology: A Reader, Paris, T&P Work UNiT

English version here.

Ouvrage publié à l’occasion de réflexions menées dans le cadre de la Section française, De la pensée au visible. Design as large ring, XXIIe Triennale de Milan, Broken Nature, du 1er mars au 1er septembre 2019.

Dans la pensée commune, l’écologie, comprise comme gestion de ressources naturelles, s’oppose de fait à la technique : la logique moderniste aurait poussé le progrès technique jusqu’à un point d’achoppement où ce dernier s’effondrerait sous la finitude de sa croissance. La technique comme savoir-faire ou capacité à modifier son environnement est ici comprise dans son acception contemporaine de « technologie » : une suite d’énoncés techniques (logos) incarnés dans des artefacts consommables. Or les textes qui suivent montrent que l’écologie est multiple, tout comme devrait l’être « la » technique. Cette pluralité des cadres de vie, préoccupation au cœur des champs de l’art et du design, recoupe les textes incisifs du philosophe Félix Guattari. Sa notion d’« écosophie » (d’écologie globale) invite ainsi à ne pas penser l’écologie séparément de l’esthétique :

« Mettre au jour d’autres mondes que ceux de la pure information abstraite, engendrer des Univers de référence et des Territoires existentiels où la singularité et la finitude soient prises en compte […] et affronter le face-à-face vertigineux avec le Cosmos pour le soumettre à une vie possible, telles sont les voies enchevêtrées de la triple vision écologique [des environnements, des rapports sociaux, et des subjectivités] 1 Félix Guattari, Les trois écologies, (Paris, Galilée, 1989), 70. » 

Y voir plus clair dans les relations entre écologie et technique implique aujourd’hui de considérer des textes écrits à partir des années 1970 dans le contexte de la Guerre froide et du développement effectif de l’informatique dite « personnelle ». La philosophie des techniques, déjà riche d’une longue histoire, est alors en plein essor à l’échelle internationale depuis une quarantaine d’années. Parce qu’il est articulé aux enjeux esthétiques et écologiques, ce champ trouve en France des relais singuliers que cette sélection de textes se propose d’explorer.

Un domaine, l’archéologie des médias, en faisant s’entrechoquer des couches techniques hétérogènes, qu’elles soient historiques, matérielles ou logicielles offre un puissant contre-feu aux promesses d’efficacité – parfois effrayantes – de ces techniques numériques. Précurseur de ce champ, le philosophe nomade Vilém Flusser, dans son essai Vampyroteuthis infernalis 2 Vilém Flusser, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], trans. C. Lucchese, (Bruxelles: Zones sensibles, 2015). dessine un bestiaire dérivé des calmars et des pieuvres révélant en creux les impensés de la prolifération des machines d’information électroniques.

Avec différentes approches, les philosophes de la French Theory et leurs héritiers contemporains (Bernard Stiegler, Pierre-Damien Huyghe, Isabelle Stengers, Bruno Latour, Madeleine Akrich, etc.) auront affronté de façon aiguë les profondes conséquences des mutations technologiques. Traversés par l’idée de penser la technique au-delà des acteurs humains et/ou de son assignation à un principe d’efficacité, ces auteurs – bien qu’ils ne se réclament pas forcément de cette notion – interrogent et élargissent une compréhension trop limitée de l’écologie. Alors qu’ils ne sont pas (tous) contemporains de la massification des usages des technologies numériques, le fait que ces écrits soient encore largement étudiés témoigne d’un fait évident : pour faire de la recherche, les notions de nouveauté et de progrès sont parfois inopérantes.

Dans This Progress, une performance participative (Palais de Tokyo, Paris, 2016) 3 This Progress ( Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 2006) est rejouée au Palais de Tokyo, (Paris, 12 octobre 2016 – 18 décembre 2016) : « Carte blanche à Tino Sehgal », commissariat Rebecca Lamarche-Vadel., l’artiste germano-britannique Tino Sehgal met en branle la notion de progrès en activant ses dimensions : personnelles, partagées et transgénérationnelles. Un témoignage de visite relate cette surprenante expérience basée sur la voix humaine, le mouvement corporel et l’interaction sociale : « En s’avançant seul dans un grand espace libre, un enfant d’une douzaine d’années s’approche de nous en nous demande soudain ‹ qu’est-ce que le progrès ? ›.

Rappelons quelques éléments de cadrage historique : l’émergence de l’informatique grand public s’est majoritairement basée sur une compréhension cognitiviste du modèle cybernétique 4 Pour une compréhension plus large de la cybernétique, voir : Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains [1954], trans. P.-Y. Mistoulon, (Paris: Point, 2014).. Ce paradigme de conception, qui imprègne encore largement les interfaces des « dispositifs 5 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? [2006], trans. M. Rueff, (Paris: Payot & Rivages, 2007). » numériques que nous utilisons tous les jours, s’est développé économiquement de façon dissimulée – recouvert par des vagues d’objets au renouvellement accéléré et installés parmi nous sans négociation ou réflexion citoyenne en amont. Autrement dit : nous manquons de recul pour comprendre ce que les médias numériques nous font, font avec nous, ou font contre nous.

Le collectif d’artistes RYBN met à mal l’idée de progrès ou de neutralité technologique. En hybridant la rationalité informatique avec des modes de pensée basés sur la mythologie ou la croyance, les formes ésotériques de leurs travaux trahissent le caractère « hanté » des machines électroniques. Leur projet Data Ghost 6 RYBN, Data Ghost 1, installation présentée à l’exposition “Media Mediums”, commissariat Jeff Guess et Gwenola Wagon, Paris, Ygrec, ( 4 avril-31 mai 2014) (galerie Ygrec, Paris, 2014) scanne inlassablement les bruits de fond des flux de données numériques pour y détecter des messages « fantômes ». Internet devient alors la chambre d’écho de spectres rétro-inter-actifs.

À 30 ans d’écart avec les écrits de Félix Guattari, ces réflexions sur la désubjectivation des individus résonnent avec les dispositifs invisibles (car encodés) qui s’infiltrent dans la plupart des activités humaines. C’est ce que le chercheur Evgeny Morozov appelle « réglementation algorithmique » 7 Evgeny Morozov. « La prise de pouvoir des données et la mort de la politique ». Trans. P. Jorion, août 2014. https://www.pauljorion.com/blog/2014/08/25/la-prise-de-pouvoir-par-les-donnees-et-la-mort-de-la-politique-par-evgeny-morozov/, à savoir une forme pernicieuse de contrôle social opérée par des agents non-humains. Au tournant des années 2010, force est de constater que les filets des toiles d’information n’ont pas créé de « village global 8 in Marshall McLuhan, Quentin Flore, The Medium is the Massage. Inventory of the Effects (New York : Bentam books, 1967).». La puissance d’un « capitalisme des plateformes 9 Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique [2016], trans. P. Blouin, (Montréal: Lux, 2018). » – celle des GAFAM et des BATX – menace plus que jamais la capacité des citoyens à inventer leurs modes d’existence. Captant de la valeur à partir de prises sur les « données », les dispositifs numériques sont également de formidables machines à polluer les esprits pour peu que l’on navigue sans filtre.

Face à cette partition entre une technologie invasive et la capacité du corps social à organiser ses conditions d’existence, l’écologie prend ici une dimension psychique. La technique étant de fait constitutive de l’humanité, il ne s’agit pas pour autant de revenir à un âge d’or qui n’a en fait jamais existé. En ce sens, le designer Ezio Manzini plaide pour une « écologie de l’environnement artificiel 10 Ezio Manzini, Artefacts. Vers une écologie de l’environnement artificiel [1990], trans. Adriana Pilia, (Paris: Centre Georges Pompidou, CCI, 1991). » – une « seconde nature » formée par le tissu technique qui reste largement à inventer. Dès le début des années 1990, ce dernier nous avertissait du risque que le trop-plein d’informations se transforme en « bruit » : « Nous vivons au milieu d’une masse croissante de ‹ déchets sémiotiques ›, autrement dit de messages, de textes et de codes usagés dont nous ne pouvons nous défaire. […] En proliférant de façon incontrôlée, la plus grande variété de formes, de couleurs et de textures peut déboucher sur le plus gris des mondes11 Ezio Manzini, Artefacts. Vers une écologie de l’environnement artificiel [1990], trans. Adriana Pilia, (Paris: Centre Georges Pompidou, CCI, 1991), 36-37. » À rebours du « déficit attentionnel » qu’auraient engendré les boucles de rétroaction comportementales des « services » numériques dominants – à savoir l’exploitation économique des comportements, des affects et des désirs –, le chercheur Yves Citton invite ainsi à penser les conditions d’une « écologie de l’attention 12 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, (Paris: Seuil, 2014). » allant de pair avec une réorientation des politiques médiatiques.
Le philosophe des techniques Gilbert Simondon notait à la fin des années 1950, pour désigner cette perte d’intelligibilité, que c’est alors « l’essentiel qui manque, le centre actif de l’opération technique qui reste voilé 13 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], (Paris: Aubier, 2012).». Les poussées techniques n’auront eu de cesse d’accentuer cette opacité et de démultiplier les « boîtes noires ». Qui, aujourd’hui, comprend vraiment, par exemple, comment fonctionnent les protocoles blockchain ou les codes auto-évolutifs du deep learning ?

Dans la vidéo Rare Earthenware (exposée au ZKM à Karlsruhe dans l’exposition Reset Modernity!, (dirigée en 2016 par le sociologue et philosophe Bruno Latour), le studio de design Unknown Field Divisions a documenté la trajectoire de métaux rares nécessaires à la construction de trois objets de télécommunication : un téléphone portable, un ordinateur portable ultrafin et une puce de batterie de voiture « intelligente ». La quantité de déchets toxiques nécessaires à leur production a ensuite été assemblée sous la forme de vases traditionnels Ming.

Inséparables de la conception de nombre d’objets technologiques, les « guerres civiles » voilent les opérations de minage délétères sur un plan environnemental et humain et rendent invisibles les approvisionnements. Dès lors, l’enjeu d’une écologie des techniques numériques, d’un point de vue psychique, serait aussi d’interroger la prétention des technologies à « solutionner 14 Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique [2013], trans. M-C. Braud, (Limoges: Fyp, 2014). » tous les problèmes du monde. Non seulement les technologies numériques ne font pas toujours gagner du temps, mais elles font proliférer de nouveaux problèmes. Afin que le numérique puisse profiter au plus grand nombre et pas seulement à une poignée d’investisseurs, il faut prendre de la distance avec l’idée que les problèmes liés aux technologies puissent simplement se résoudre avec davantage de technologie.

Nous sommes bien face à deux premières questions écologiques graves : environnementale et humaine. Une troisième surgit, à l’autre extrémité de la chaîne, qui concerne l’utilisateur, à savoir – au sens large – une disjonction entre un « milieu technique 15 André Leroi-Gourhan, Évolution et techniques. Milieu et techniques, (Paris: Albin Michel, 1973). » et les « acteurs 16 La théorie de l’acteur réseau (AnT) a été développée dans les années 1990 par les chercheurs Bruno Latour, Madeleine Akrich ou Michel Callon. » qui y évoluent. Traiter les personnes comme des « utilisateurs » revient à introduire une dissymétrie entre les concepteurs (des objets, des programmes numériques, etc.) et celles et ceux qui ne peuvent que les utiliser. On entrouvre alors, via l’écologie, d’autres dimensions que la réduction de la technique à son assignation technologique et numérique : l’imagination, la spiritualité, la mémoire, etc.

Dans le contexte français, par exemple, une généalogie intéressante à étudier parcourt les travaux du paléontologue André Leroi-Gourhan du philosophe des techniques Gilbert Simondon, et des travaux du philosophe Bernard Stiegler autour des mutations numériques. Pour Leroi-Gourhan, la notion d’outil prend un tour quasi biologique. L’outil est ce par quoi l’être vivant accède à l’existence en développant le geste et la parole. Le rapport au milieu est toujours une dynamique, et jamais un acquis que l’on pourrait stabiliser : l’existence humaine est un détachement progressif et continu de ses conditions initiales. Simondon aborde les objets techniques comme des « lignées » pouvant s’apparenter à des configurations et reconfigurations organiques. Ses écrits plus tardifs sur l’imagination et l’invention dans les techniques prennent une direction quasi spirituelle. Le sujet serait à comprendre dans une évolution constante. Plus précisément, l’individuel est pensé à partir d’un « pré-individuel » tendant vers un « transindividuel ». Ces réflexions sur « l’individuation » et la technique seront largement reprises par Bernard Stiegler, qui les replace dans une époque où l’alliage du néolibéralisme et du marketing (via les sciences comportementales) démultiplie le risque d’assujettissement de l’être humain. Pour Stiegler, l’écologie est à comprendre comme la relation des êtres vivants à leurs milieux, relations que menace le capitalisme (industriel, financier, cognitif, etc.). Ainsi, en plus des nécessaires actions et réflexions sur l’écologie des ressources (épuisement des capacités de subsistance), repenser l’écologie de l’esprit (épuisement du psychisme et du désir) apparaît comme une tâche de plus en plus urgente.

Notes

1 Félix Guattari, Les trois écologies, (Paris, Galilée, 1989), 70.

2 Vilém Flusser, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], trans. C. Lucchese, (Bruxelles: Zones sensibles, 2015).

3 This Progress ( Solomon R. Guggenheim Museum, New York, 2006) est rejouée au Palais de Tokyo, (Paris, 12 octobre 2016 – 18 décembre 2016) : « Carte blanche à Tino Sehgal », commissariat Rebecca Lamarche-Vadel.

4 Pour une compréhension plus large de la cybernétique, voir : Norbert Wiener, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains [1954], trans. P.-Y. Mistoulon, (Paris: Point, 2014).

5 Giorgio Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ? [2006], trans. M. Rueff, (Paris: Payot & Rivages, 2007).

6 RYBN, Data Ghost 1, installation présentée à l’exposition “Media Mediums”, commissariat Jeff Guess et Gwenola Wagon, Paris, Ygrec, ( 4 avril-31 mai 2014)

7Evgeny Morozov. « La prise de pouvoir des données et la mort de la politique ». Trans. P. Jorion, août 2014. https://www.pauljorion.com/blog/2014/08/25/la-prise-de-pouvoir-par-les-donnees-et-la-mort-de-la-politique-par-evgeny-morozov/

8in Marshall McLuhan, Quentin Flore, The Medium is the Massage. Inventory of the Effects (New York : Bentam books, 1967).

9 Nick Srnicek, Capitalisme de plateforme. L’hégémonie de l’économie numérique [2016], trans. P. Blouin, (Montréal: Lux, 2018).

10 Ezio Manzini, Artefacts. Vers une écologie de l’environnement artificiel [1990], trans. Adriana Pilia, (Paris: Centre Georges Pompidou, CCI, 1991).

11 Ezio Manzini, Artefacts. Vers une écologie de l’environnement artificiel [1990], trans. Adriana Pilia, (Paris: Centre Georges Pompidou, CCI, 1991), 36-37.

12 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, (Paris: Seuil, 2014).

13 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], (Paris: Aubier, 2012).

14 Evgeny Morozov, Pour tout résoudre, cliquez ici. L’aberration du solutionnisme technologique [2013], trans. M-C. Braud, (Limoges: Fyp, 2014).

15 André Leroi-Gourhan, Évolution et techniques. Milieu et techniques, (Paris: Albin Michel, 1973).

16 La théorie de l’acteur réseau (AnT) a été développée dans les années 1990 par les chercheurs Bruno Latour, Madeleine Akrich ou Michel Callon.