Anthony Masure

chercheur en design

Visual Culture. Open Source Publishing, Git et le design graphique

Résumé

Le collectif Open Source Publishing (OSP) propose aux designers graphiques de s’inspirer des méthodes de programmation informatique en vigueur depuis de nombreuses années, notamment dans le logiciel libre. Placé en financement collaboratif (crowdfunding) en novembre 2014 sur la plateforme Kiss Kiss Bank Bank, leur projet « Visual culture, un outil pour le design collaboratif (avec Git) » nous donne ainsi une parfaite occasion d’envisager des façons de faire du graphisme qui ne soient pas marquées par les logiques dominantes type Adobe.

Il est urgent d’agir car, comme l’affirme Frank Adebiaye (typographe-comptable, fondateur de la fonderie libre VTF), il est frappant de constater que la diversité logicielle est plus grande dans le domaine de la comptabilité que dans le design graphique ! Faisons les comptes en compagnie de Eric Schrijver et de Gijs de Heij, tous deux membres de OSP 1 Article écrit à partir d’un entretien Skype réalisé le 22 novembre 2014 (merci à Julien Keita).

Des outils intimes

Open Source Publishing est un collectif de designers travaillant à Bruxelles, qui ont comme particularité de ne produire leurs livres, sites Web, posters, outils, etc. qu’uniquement à partir de logiciels libres ou open source :

« À l’opposé de l’industrie des logiciels propriétaires standardisés, ces outils ouverts permettent une étude et une modification approfondies, la plupart du temps en collaboration avec la communauté : nous pensons qu’il est important d’avoir une relation intime avec nos outils 2 Source : « Visual Culture », Kiss Kiss Bank Bank.. »

Réunissant depuis 2006 des praticiens aux compétences diverses, OSP organise des ateliers dans des écoles d’art ou festivals, et collabore avec des institutions de toutes tailles, suivant une charte rédigée dans une logique d’horizontalité, proche de la licence libre GPL. Ils initient également des projets par eux-mêmes tels que Visual Culture présenté ici.

On n’est jamais mieux servi qu’à plusieurs

Partant du principe que les designers graphiques sont limités par des interfaces propriétaires sur lesquelles ils n’ont que peu de prise et qui restent majoritairement marquées par la logique analogique des anciens médias, les membres du collectif OSP ont été chercher de nouvelles méthodes du côté des développeurs informatiques. Des logiciels libres comme Linux ou Firefox ont ainsi été créés via Git (2005), qui est un environnement de travail permettant de conserver chaque version des fichiers source (versioning). Ces documents numériques peuvent ainsi être dupliqués et partagés (fork) pour être modifiés sans altérer les précédents, puis ces modifications peuvent être échangées (push & pull).

Si la plupart des solutions collaboratives (Dropbox, Google Drive, etc.) utilisent une logique de centralisation (notamment dans le cloud), Git et Visual Culture offrent un modèle dans lequel la création s’opère dans l’espace privé, sur l’ordinateur de l’utilisateur ; c’est l’échange des versions qui se fait à travers l’Internet. L’existence de plusieurs versions parallèles d’un même projet (plusieurs forks) est facilitée par le programme et permet de se retrouver facilement dans les diverses modifications des productions. Visual Culture rappelle aux designers que chercher à créer en se libérant des techniques – ce que promeut Adobe avec son idée de « suite créative » auto-alimentée – n’est qu’un leurre. Même si, comme le dit Eric Schrijver, « la tête c’est l’endroit où les idées font des bébés », c’est quand même mieux à plusieurs.

Animation : Loraine Furter

Just git it

La plateforme GitHub, sorte de Facebook du code lancé en 2008, a permis aux développeurs informatiques d’accéder plus simplement aux fonctions du programme Git via n’importe quel navigateur Web. Pour autant, son aspect centralisé et son manque de fonctions de visualisations de fichiers graphiques 3 Malgré le plugin GitHub pour les fontes UFO développé par Eric Schrijver, désormais obsolète. ont conduit le collectif OSP a repartir de la base Git, qui est à l’origine un programme à installer sur son poste de travail. En proposant à terme des fonctions de visualisation avancées de fichiers libres ou propriétaires (fontes UFO, fichiers vectoriels SVG, bitmaps PSD, etc.), le projet Visual Culture donne aux designers une liberté d’action bienvenue : il ou elle peut voir l’ensemble des fichiers dans un projet, étudier leur évolution, et évaluer un changement précis avant de l’envoyer aux collaborateurs.

Véritable trousse à outils, ce qui nous intéresse dans cette démarche est qu’elle fournit un appareillage permettant d’appréhender les fichiers numériques comme des matières potentielles d’autres projets. Visual Culture pourrait très bien à terme permettre des usages tout à fait insoupçonnés : transformer les versions d’un même poster en une animation, servir de base de données pour alimenter automatiquement un site Web, modifier une fonte en injectant des variables directement dans son code source, etc.

Les métaphores du web

Le principe de Git n’est qu’un exemple de ce qu’il est possible de faire en travaillant dans le champ du design graphique avec des logiciels a priori hétérogènes à cette discipline. Si des programmes libres comme Gimp, Inkscape et Scribus fonctionnent dans un paradigme similaire aux logiciels dominants connus des designers, d’autres approches sont possibles – citons pour exemple, LaTeX (édition scientifique) et Graphviz (visualisation technique des réseaux). Eric et Gijs ont ainsi l’habitude d’utiliser dans leurs pratiques le bloc-note collaboratif Etherpad ou le système de chat IRC car il sont facilement reliables à d’autres programmes.

Cela étant, tout ne marche pas pour tout et il est donc important que les designers fassent davantage que reprendre des logiques issues de la culture du développement Web : qu’ils inventent de nouveaux langages.

Contribuer à co-créer des programmes permettra, nous l’espérons, de dépasser enfin la situation actuelle où ne plus payer un abonnement « dans les nuages » revient à ne plus pouvoir ouvrir ses fichiers et à être dépendant du logiciel (et que faire si les bugs ne sont jamais résolus ?). Dit autrement, nous soutenons ici qu’il serait acceptable de payer un abonnement type Adobe Creative Cloud si les formats de fichiers étaient libres et documentés, et s’ils pouvaient être utilisés dans d’autres programmes aux logiques diversifiées.

Abolir la dépendance logicielle

Quand il s’agit de mettre en pratique ces démarches dans des contextes d’enseignement, on s’entend souvent répondre que les « professionnels » ne fonctionnent qu’avec des logiciels propriétaires (des exceptions existent). Comment changer cette logique dominante si nous n’agissons pas à la base ? Dans ce vase clos où les étudiants sont formés à leur propre aliénation, les écoles ont donc un rôle essentiel à jouer pour que le monde à venir ne soit pas celui promis par l’industrie des programmes. Nous rêvons d’écoles qui utiliseraient leur budget logiciel par exemple pour moitié à destination de logiciels libres, 25% pour la formation des enseignants, et le reste pour du matériel d’atelier ; des écoles qui construiraient et redistribueraient des programmes, pouvant en faire – pourquoi pas ? – un vecteur de communication. Combien faudra-t-il de faillites et d’échecs pour que nous ouvrions enfin les yeux ?

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Notes

1 Article écrit à partir d’un entretien Skype réalisé le 22 novembre 2014 (merci à Julien Keita).

2 Source : « Visual Culture », Kiss Kiss Bank Bank.

3 Malgré le plugin GitHub pour les fontes UFO développé par Eric Schrijver, désormais obsolète.