Anthony Masure

chercheur en design

Archéologie du numérique. Le CCA fait des fouilles

Résumé

Le catalogue de l’exposition Archéologie du numérique édité en 2013 par le Centre canadien d’architecture (CCA) permet de lever le voile sur le passé récent et méconnu de la conception d’édifices par ordinateur. S’inscrivant dans les domaines des media & software studies, cet ouvrage explore quatre projets précurseurs de Frank Gehry, Peter Eisenman, Chuck Hoberman et Shoei Yoh. Les allers-retours entre interviews, notes d’intention, données techniques, maquettes et schémas constituent un matériau de réflexion de premier choix pour qui s’intéresse aux possibilités et limites de la conception numérique.

« Le numérique n’est plus cette boîte noire qui devait permettre d’incarner une vision de l’avenir. Il s’agit plutôt d’une chose concrète, avec des limites et des influences. Il est temps aujourd’hui de commencer à écrire son histoire et sa théorie. Ce livre pourrait alors commencer par la phrase ‹dans le passé, voilà ce qu’a permis la technologie numérique…›
— Frank Gehry 1 Greg Lynn (dir.), Archéologie du numérique, catalogue du Centre canadien d’architecture, Berlin, Sternberg Press, 2013, 4e de couverture. »

Le lecteur peut rentrer dans le chantier par deux voies d’accès. Celle de gauche mène à des « observations », qui sont essentiellement des entretiens menés par Greg Lynn autour des projets exposés. En croisant le regard de l’architecte avec celui des ingénieurs, cette entrée éclaire les processus de conception et de production d’une façon singulière. Ce cahier ne comprend pas de description factuelle des projets, mais remet en jeu une vieille question, à savoir l’équilibre entre la conception et la fabrication. De par l’organisation éclatée du livre, il n’est pas possible de le résumer. Aussi, nous développerons ici quelques remarques transversales aux différents projets de l’exposition.

La fin du numérique « dans l’avenir »

« Trop souvent, le terme de numérique en architecture s’est retrouvé associé à l’expression dans l’avenir. Qu’il soit interactif, hypersurface, liquide ou imprimé, le numérique était alors généralement chargé de promesses.
— Frank Gehry 2 Ibid., p. 11. »

Conçu par Katja Gretzinger, le livre s’ouvre à gauche par la préface de Greg Lynn intitulée « La fin du numérique dans l’avenir ». Alors que le numérique est le plus souvent associé à des discours de type prophétique (c’est-à-dire tournés vers la réalisation d’un idéal dans un futur), la notion d’archéologie permet de changer de point de vue sur ce passé proche et méconnu.

Ouverture en deux parties du catalogue.

Cette fouille numérique rencontre rapidement des obstacles pratiques. Les déménagements des agences d’architecture et les mises à jours des logiciels et systèmes d’exploitation rendent compliqué voir impossible l’accès aux fichiers source des projets. La difficulté de ce champ de recherche tient donc à son caractère fragmenté. Il faut combler les informations manquantes par des connaissances techniques transdisciplinaires, et confronter les hypothèses de recherche avec les acteurs du projet dont la plupart, heureusement, sont encore en vie.

C’est pour pallier l’oubli de ce passé proche que le Centre canadien d’architecture (CAA) a entrepris un programme de documentation et d’archivage de travaux clés, qui dépasse la conservation des matériaux d’époque pour inclure des entretiens faisant retour vers le passé.

L’identification au langage du logiciel

« À mon avis, le problème de la conception de bâtiments à l’ordinateur, c’est qu’une partie de ce qui en ressort conserve l’empreinte du logiciel. On peut reconnaître un bâtiment conçu avec RHINO ; il ne s’agit pas d’un bâtiment créé par un artiste, c’est un bâtiment RHINO. Il faut dépasser ça […].
— Frank Gehry 3 Ibid., p. 29. »

Si cette affirmation pourrait s’entendre à propos de la pierre, du bois ou du métal, le facteur de nouveauté, habituellement associé au numérique, est ici mis à mal. Frank Gehry écarte le mythe du numérique tout puissant, générateur de formes originales. En identifiant certaines limites propres à cette conception, Gehry conteste l’usage de l’ordinateur comme « gadget pratique ». Au sein des logiciels, pour qui ne prête pas attention à leurs structures, se logent des conditionnements que l’intervention humaine se doit de contester. La compréhension du projet comme ce qui dépasse les systèmes techniques est au cœur de la pratique de Frank Gehry. Si l’on suit cette hypothèse, l’architecte-artiste serait capable de dépasser « l’empreinte » des logiciels pour produire un langage singulier.

Frank O. Gehry & Associates, Inc., Résidence Lewis, Lyndhurst, Ohio, février 1994. Perspective d’une maquette CATIA en 3D. Image fournie par Gehry Partners, LLP.
Frank O. Gehry & Associates, Inc., Résidence Lewis, Lyndhurst, Ohio, 1989-1995. Maquette d’étude pour le jardin d’hiver. Image fournie par Gehry Partners, LLP.

Différents registres de maquettes

« Les gens croient, peut-être à mauvais escient, que l’on construit la maquette physique et que le numériseur graphique en quelque sorte la reproduit magiquement. […] Il y a un certain va-et-vient. On regarde ce qui s’affiche à l’écran, on vérifie si cela est réellement dans l’ordinateur, et cela devient un processus itératif. […] On parvenait à mieux discerner ce que l’ordinateur produisait, si cela se rapprochait de ce que l’on voyait dans la maquette physique.
— Tensho Takemori 4 Ibid., p. 36-37. »

Le livre donne à comprendre les allers-retours entre les vues tridimensionnelles, les plans, les géométraux et les maquettes. Le point de vue de l’architecte est sans cesse confronté aux propos des ingénieurs. Les questions de Greg Lynn permettent de comprendre comment la maquette peut à la fois servir à vérifier la faisabilité d’une vue 3D et être génératrice de formes qui seront modélisées par la suite. Il n’est donc pas question que de logiciels, mais bien d’avancées techniques au sens large. Au-delà des systèmes de modélisation, le livre couvre les nouvelles possibilités induites par les mousses haute densité, par l’impression 3D, etc. L’intelligence du propos est de ne pas céder à une technophilie aveugle. Les poussées techniques sont observées avec le recul historique dont nous disposons désormais.

Shoei Yoh + Architects, Complexe sportif municipal, Odawara, Kanagawa, Japon, 1990-1991. Images générées par ordinateur de la déformation du toit. © Shoei Yoh + Architects.

Savoir logiciel

Les routes déblayées par les pionniers de la conception à l’ordinateur sont autant de chemins possibles pour d’autres. En déviant les logiciels de ce pour quoi ils étaient prévus initialement, en faisant apparaître des limites structurelles et en agrandissant le champ des possibles, ces architectes ont opéré des systèmes permettant de transmettre ces façons de faire.

On apprend par exemple que Frank Gehry, par son travail de modélisation de surfaces complexes, a développé un savoir logiciel qu’il a ensuite commercialisé à d’autres agences. L’entreprise Gehry Technologies (GT) fournit ainsi des systèmes de conception et de production permettant de résoudre des situations complexes et d’accélérer le temps de projet. Ce qui est intéressant avec cet exemple, c’est que le projet d’architecture se confond avec le debug (repérage et résolution des erreurs) et le développement d’un logiciel. Les relations ambiguës entre les architectes et des éditeurs comme Autodesk nous informent sur des façons de faire du numérique qui hésitent entre stratégie et tactique.

D’un côté, le soutien d’un acteur fort permet de mutualiser les efforts. D’un autre côté, le développement autonome d’un programme par une agence permet de prendre un avantage certain sur d’autres studios. Enfin, le travail mené avec des experts d’autres disciplines (telles que l’aviation) permet d’étendre le champ de vision de l’architecture. C’est bien de travail en commun dont il est question dans les projets les plus intéressants.

Peter Eisenman, Eisenman/Robertson Architects, Biozentrum, Francfort-sur-le-Main, Allemagne, 1987. Peter Eisenman fonds, Centre Canadien d’Architecture.

Dossiers de mémoires

« Peter Eisenman a emprunté les figures utilisées par les généticiens pour représenter la molécule d’ADN d’une protéine en tant que forme de base pour concevoir le plan au sol et les volumes complexes du laboratoire. […] Les codes sont ceux créés par le superordinateur afin de composer une séquence capable d’appliquer différentes échelles et alignements aux séries de formes. Au lieu d’utiliser le superordinateur comme une machine réalisant des tâches routinières, celui-ci est devenu une machine à dessiner et à visualiser des motifs et des organisations fractales complexes 4 Ibid., p. 230. »

Côté droit, l’entrée « dossiers de projets » propose une sélection de matériaux visuels pouvant être consultés en parallèle du « cahier d’observations ». On y retrouve des fax, notes d’intention, croquis, coupes, plans, vues 3D CATIA, maquettes de site, maquettes-schémas, etc. Ce spectre des représentations et documents d’architecture permet, par exemple, d’accéder au processus de conception du Biozentrum de Peter Eisenman (centre de biologie de l’université Goethe, Francfort-sur-le-Main, 1987). La volonté d’incarner la logique de l’ADN dans un édifice organique et non mimétique se donne à comprendre par une série de diagrammes et de traductions graphiques (allers-retours entre dessin manuel et tracés numériques).

Cette façon de faire du numérique ouvre des pistes de recherche bien au-delà de l’architecture. Elle prouve que la « culture technique » est fonction d’une compréhension active des structures de production, ainsi que d’une lecture critique et transdisciplinaire des technologiques dites nouvelles.

Alors que la médiatisation du design se fait majoritairement sous le registre de la surprise et de l’innovation, ce catalogue nous rappelle que la puissance de l’invention ne se donne à lire qu’à celui qui sait faire du passé une source fertile pour des projets à venir.

Shoei Yoh + Architects, Galaxy Toyama, gymnase, Imizu, Toyama, Japon, 1990-1992. Plan schématique du toit avec coordonnées des nœuds. © Shoei Yoh + Architects..

Greg Lynn (dir.), Archéologie du numérique, catalogue du Centre canadien d’architecture, Berlin, Sternberg Press, 2013, 17×24 cm, 396 pages, ISBN 978-3-943365-80-1. Le livre est également disponible en anglais.

Vues de l’exposition Archéologie du numérique du CCA

En savoir plus :

Notes

1 Greg Lynn (dir.), Archéologie du numérique, catalogue du Centre canadien d’architecture, Berlin, Sternberg Press, 2013, 4e de couverture.

2 Ibid., p. 11.

3 Ibid., p. 29.

4 Ibid., p. 36-37.